CHAPITRE TROISIÈME - DE LA RESPONSABILITÉ
CIVILE
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CHAPTER III - CIVIL
LIABILITY
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SECTION I -
DES CONDITIONS DE LA RESPONSABILITÉ
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SECTION I -
CONDITIONS OF LIABILITY
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§ 1. — Dispositions générales
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§ 1. — General provision
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Art. 1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles
de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent
à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
Elle est, lorsqu’elle
est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice
qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il
soit corporel, moral ou matériel.
Elle est aussi
tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou
la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa
garde.
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Art. 1457. Every
person has a duty to abide by the rules of conduct incumbent on him,
according to the circumstances, usage or law, so as not to cause injury to
another.
Where he is
endowed with reason and fails in this duty, he is liable for any injury he
causes to another by such fault and is bound to make reparation for the
injury, whether it be bodily, moral or material in nature.
He is also bound,
in certain cases, to make reparation for injury caused to another by the act,
omission or fault of another person or by the act of things in his custody.
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C.C.B.-C.
1053. Toute
personne capable de discerner le bien du mal est responsable du dommage causé
par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou
inhabileté.
1054. (1) Elle est responsable non seulement du dommage qu’elle cause par sa
propre faute, mais encore de celui causé par la faute de ceux dont elle a le
contrôle, et par les choses qu’elle a sous sa garde.
O.R.C.C.
94. Toute personne,
douée de discernement, est tenue de se comporter à l’égard d’autrui avec la
prudence et la diligence d’une personne raisonnable.
C.c.B.-C. : art. 1053 et 1054 al. 1.
C.c.Q. : art. 6, 7, 35, 164, 1458, 1459 à 1465, 1470 et suiv., 1478, 1480, 1526, 1611, 1614, 1615, 1621, 1862, 2064, 3126 et suiv.
C.p.c. : art. 51 à 55, 143 et 342.
1. Généralités
2860. Cet
article, de pair avec l’article 1458 C.c.Q., pose les conditions de la responsabilité civile. Il consacre les principes bien établis de
la responsabilité extracontractuelle contenus aux articles 1053 et 1054 al. 1
C.c.B.-C. Dans le Code civil du Québec, tout comme dans le droit
antérieur, la responsabilité civile repose sur l’existence d’une faute, d’un
préjudice et d’un lien de causalité entre ces deux éléments, mais le tout est
maintenant exprimé dans une nouvelle formulation destinée à éliminer les
imprécisions des textes antérieurs.
2861. À maintes
reprises, la jurisprudence a affirmé que le
régime de responsabilité extracontractuelle repose, à une exception près,
sur le principe d’une faute.
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2862. L’article
1457 C.c.Q. expose de façon expresse le devoir général de respecter les règles
de conduite qui s’imposent à toute personne selon les lois, les usages et les
circonstances, afin de ne pas causer préjudice à autrui. C’est ce devoir
général qui justifiait l’obligation de réparer contenue à l’article 1053
C.c.B.-C. Le législateur a donc décidé de codifier le devoir de conduite qui s’impose
à tous les membres de la société et qui n’était qu’implicite sous le régime de
l’article 1053 C.c.B-C., bien que depuis environ un siècle, la doctrine et une
jurisprudence abondante n’aient cessé de le préciser.
2863. Désormais,
les principes de la responsabilité civile contractuelle et extracontractuelle
sont regroupés sous un même intitulé. Les règles de la responsabilité civile
sont, en grande partie, uniformisées à l’intérieur de cette nouvelle
codification, même si la distinction entre le régime extracontractuel et le
régime contractuel de la responsabilité civile a été maintenus. Le Code
civil du Québec met donc en parallèle la responsabilité extracontractuelle
et la responsabilité contractuelle. Ces deux régimes exigent en principe la
preuve d’une même condition, à savoir celle d’une faute résultant soit d’un
comportement non conforme à la norme de conduite qui, selon les circonstances,
les usages ou la loi, s’impose, soit d’un manquement à une obligation contenue
dans un contrat.
2. Conditions requises pour la
responsabilité
A. La capacité
2864. Le deuxième
alinéa de l’article 1457 C.c.Q. reprend l’exigence de la « capacité de
discerner le bien du mal », énoncée à l’article 1053 C.c.B.-C., mais
reformulée sous l’expression « douée de raison ». On peut lire
dans les Commentaires du ministre de la Justice que la notion de « raison »
recouvre celle de « discernement ».
La faculté de discernement permet à l’individu de comprendre la nature, la
portée, la qualité ainsi que les conséquences des actes qu’il pose.
Elle constitue
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en quelque sorte la
frontière entre l’imputabilité et la non-imputabilité d’un acte fautif.
2865. Ainsi, l’enfant
en bas âge ne peut être tenu responsable civilement des dommages qu’il cause
que lorsque son âge, son intelligence et son discernement lui permettent de
réaliser la portée de ses actes.
2866. Aucune
disposition législative ne prévoit de critères permettant de déterminer de
façon objective l’âge de raison. Il revient donc aux
tribunaux d’évaluer, selon les circonstances de l’espèce, la capacité de
discernement de l’enfant. De façon générale, la jurisprudence a établi à
environ sept ans l’âge où l’enfant serait susceptible, en posant un acte ou en
omettant d’agir, de commettre une faute. Cependant, cet âge n’est pas un seuil
absolu. Une preuve démontrant
un développement
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plus précoce ou plus
tardif chez l’enfant, comparativement au développement intellectuel moyen des
enfants du même âge, pourra être ainsi valablement prise en considération par
le tribunal.
2867. Sur ce
point, il y a lieu de souligner que, lors de la refonte du Code civil, il n’y
eut aucune remise en question de cet âge de sept ans, et ce, bien que le fruit
des recherches de la psychologie moderne sur le jugement moral chez l’enfant
semble avoir situé cet âge de raison plus tard.
2868. Il demeure
cependant que lors de son appréciation de la capacité de l’enfant, le tribunal
doit considérer chaque cas comme étant particulier. Ainsi, il devra, d’une
part, évaluer la conduite de l’enfant en fonction de celle d’un enfant du même
âge normalement prudent et diligent placé dans la même situation, et, d’autre
part, vérifier si l’enfant a atteint un niveau de développement permettant de
lui imputer la faute civile qui lui est reprochée. La complexité de l’acte
fautif reproché, l’éducation et la discipline inculquée à l’enfant,
de même que sa conscience de l’état d’illégalité dans laquelle il se trouve,
sont autant d’indices permettant de déterminer le niveau de discernement de l’enfant
en bas âge.
[Page 1163]
2869. Par
ailleurs, il est pertinent de noter l’attitude indulgente que les tribunaux
adoptent à l’égard des enfants,
compte tenu notamment du fait que
la conduite de l’enfant n’est pas comparée à celle d’un adulte. Ceux-ci ont en effet
tendance à privilégier un partage
de responsabilité dans des cas
qui, en règle générale, ne s’y prêtent pas.
2870. Lorsque
l’enfant non doué de raison cause
un préjudice à autrui ou subit lui-même un préjudice, la jurisprudence considère, dans certaines circonstances, l’acte dommageable comme une force majeure, sauf bien sûr s’il s’agit
d’un cas où les règles des articles 1459, 1460 et 1462 C.c.Q. peuvent
être appliquées. Rappelons que, dans
le cas d’une responsabilité du fait ou de la faute d’autrui, l’article 1459
C.c.Q. crée une présomption de faute à l’égard des titulaires de l’autorité
parentale. Cette présomption peut cependant être repoussée, compte tenu des
circonstances particulières de chaque cas d’espèce,
par une preuve de l’absence d’une insouciance, d’une tolérance ou d’un
manquement de la part du titulaire de l’autorité parentale quant à ses devoirs
de garde, de surveillance et d’éducation.
2871. Le titulaire
de l’autorité parentale est responsable des actes posés par une personne
incapable de discernement qui se trouve sous son contrôle et sa surveillance.
Il sera tenu de réparer le préjudice causé à autrui si la conduite de celle-ci
ne peut être assimilée à une force majeure et aurait été considérée comme
fautive si elle avait été posée
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par un être doué de raison. Autrement dit, la responsabilité civile pour le préjudice causé par un enfant mineur dépourvu de discernement requis incombe, tout
de même, aux titulaires de l’autorité parentale, dans les cas où la conduite de l’enfant aurait été autrement considérée fautive en présence d’une
personne capable de discernement.
2872. Il
importe de souligner que la conduite de l’enfant ne peut être
assimilée à un cas de force majeure que si elle
rencontre les conditions requises prévues à l’article 1470 C.c.Q. Rappelons qu’aux termes de cette disposition,
une force majeure est un événement imprévisible,
irrésistible et non imputable à celui qui l’invoque. Ainsi, la conduite de
l’enfant en bas âge, dépourvu de
la raison, de l’intelligence et du discernement requis pour commettre une faute, présentera les mêmes caractères qu’une
force majeure s’il en résulte un événement dommageable qui ne pouvait être prévu ou empêché par le majeur qui y serait impliqué également.
Même lorsque ces conditions sont remplies, la conduite
de l’enfant assimilée à un cas de
force majeure ne peut être traitée comme une faute contributoire et permettre un partage de responsabilité. La preuve de l’existence d’une force majeure comme l’unique cause
des dommages subis constitue, en effet, un moyen d’exonération
pour le majeur impliqué dans l’événement dommageable.
En cette matière, il n’existe
aucune demi-mesure quant à l’existence
d’une force majeure. Si toutes les conditions donnant lieu à un cas de force majeure sont rencontrées, il y aura exonération
complète de la responsabilité du majeur. Dans le cas contraire, le majeur engagera sa responsabilité, à moins qu’il ne démontre qu’aucune faute de sa part ne peut lui
en être imputée.
2873. Le majeur
non doué de raison, tel que la personne atteinte d’un handicap mental
ou dont les facultés sont involontairement trop affaiblies par la drogue, l’alcool
ou la maladie pour être capable
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d’apprécier les conséquences de ses
actes, ne peut être tenu pareillement responsable du dommage qu’il cause
à autrui.
Par contre, la personne majeure qui prend, volontairement ou par négligence, le risque de voir ses facultés de discernement affaiblies, devra être tenue responsable du préjudice causé en
raison de sa conduite fautive. Sa conduite fautive consiste alors à s’être dépourvue volontairement de sa capacité de discernement ou encore d’avoir pris
le risque de la perdre. À
titre d’exemple, en cessant
délibérément, de façon partielle ou totale, l’utilisation de médicaments qui
lui ont été prescrits, une personne pourra voir sa responsabilité civile
engagée pour le dommage qu’elle cause, ce faisant, à autrui. Une telle personne
commet alors une faute en choisissant de cesser l’utilisation des médicaments
ordonnés, et ce, même si une telle décision a pour motifs d’éviter les effets
nocifs des médicaments sur sa santé mentale.
2874. Une personne
peut être privée de sa raison de façon permanente ou temporaire,
de façon naturelle ou provoquée et pour les causes suivantes : âge, handicap mental, choc ou traumatisme
psychologique, une trop grande absorption de drogues ou d’alcool,
etc. La détermination de la présence ou de l’absence de raison est une question
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de fait qui s’apprécie
au moment où l’acte illégal a été commis. Il revient
par ailleurs à celui qui invoque son incapacité de commettre une faute civile d’en
faire la preuve.
2875. Soulignons
également que dans le cas de la personne morale, bien qu’elle soit dépourvue d’une
capacité de discernement propre, sa volonté est tributaire de celle des
personnes qui la composent. Elle est cependant dotée d’une personnalité
juridique indépendante qui lui permet d’exercer pleinement ses droits civils et
qui lui impose certaines obligations. Dans cet
ordre d’idées, une compagnie peut être tenue responsable pour tout manquement à
ses obligations, indépendamment de la responsabilité des personnes qui la
constituent ou la dirigent. À ce titre, le droit
civil ne distingue pas l’imputabilité d’une faute commise par des personnes
physiques de celle commise par des personnes morales. Aux termes des articles 300 et 1376 C.c.Q., une personne morale peut être tenue, en effet, responsable du
préjudice causé par ses dirigeants et représentants qui agissent dans le cadre
de leurs fonctions ou encore par toute personne dont elle est responsable en
vertu de la loi. Les gestes fautifs
des dirigeants d’une personne morale peuvent engager à la fois la
responsabilité extracontractuelle de cette dernière ainsi que celle de leur
auteur. Toutefois, par l’application
des dispositions prévues aux articles 1463 et 1464 C.c.Q., il est possible
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de tenir responsable à
titre de commettant une personne morale pour les fautes commises par ses
agents, employés ou préposés.
2876. La capacité
de discernement ou de raisonner ne doit pas être cependant confondue avec la
capacité juridique. La capacité de discernement, soit la capacité d’apprécier
la portée des actes posés, se distingue en effet de la capacité juridique,
laquelle habilite légalement une personne à conclure des actes juridiques.
Cependant, l’incapacité juridique n’empêche pas une personne douée de raison de
comprendre la nature, la portée ainsi que les conséquences des actes qu’elle
pose et conséquemment d’être tenue responsable pour sa conduite fautive à l’égard
et a fortiori, envers elle-même. En effet, le
mineur, même s’il n’a pas la capacité juridique, cela ne l’empêche pas d’être
civilement responsable dans la mesure où son âge et ses facultés mentales lui
permettent d’apprécier la portée et les conséquences de ses actes. Ainsi, le
tribunal peut conclure que le mineur âgé de 14 ans a commis une faute en
essayant d’éteindre lui-même l’incendie ayant pris naissance dans l’appuie-bras
d’un fauteuil, car un enfant diligent, s’il avait été à sa place, aurait avisé
un adulte de la situation.
2877. Il faut
cependant distinguer l’exigence de la capacité de discernement des éléments
essentiels à l’application du régime de responsabilité extracontractuelle. La
capacité de discernement permet de déterminer si l’acte qui a causé le
préjudice peut être assimilé à une faute permettant d’engager la responsabilité
civile de son auteur ou de toute autre personne que la loi désigne.
Si l’on considère que la personne qui a commis le fait dommageable n’était pas
douée de raison, on ne peut conclure à une faute civile, du moins en ce qui la
concerne. La capacité de discernement est donc une condition d’existence de la
faute civile elle-même. Cependant, le fait que cette condition ne soit pas
remplie n’exclut pas la possibilité de retenir, sous certaines conditions, la
[Page 1168]
responsabilité de la
personne qui avait la garde, la surveillance, l’éducation d’un enfant ou d’un
majeur non doué de raison et qui a fait défaut de le faire (art. 1461 C.c.Q.).
2878. Le
législateur n’a cependant pas réglé la situation du majeur non doué de raison
qui n’est pas sous tutelle ou curatelle et qui cause un préjudice à autrui.
Doit-on interpréter cette lacune comme une volonté du législateur de faire
supporter par la victime le préjudice subi ? Une réponse négative s’impose, les tribunaux pouvant s’inspirer des
principes généraux de la responsabilité extracontractuelle pour tenir
responsable une personne douée de raison qui est concernée, d’une manière ou d’une
autre, par les agissements ainsi que par la présence du majeur non doué de
raison dans son milieu social. En effet, les parents, tuteurs légaux de leur
enfant non doué de raison, demeurent responsables en tant que gardiens de sa
conduite après que celui-ci ait atteint l’âge de la majorité. Le tuteur légal
qui est conscient de l’état mental de son enfant doit prendre les mesures
appropriées, soit pour lui nommer un tuteur ou un curateur, soit pour le placer
dans un établissement de santé public, de sorte qu’une personne puisse prendre
sa relève et assumer la responsabilité de son enfant devenu majeur non doué de
raison. Ainsi, son inaction, son omission ou sa négligence à prendre les
mesures qui s’imposent aura pour effet d’engager sa responsabilité, non
seulement à l’égard de son enfant, mais aussi envers toute victime ayant subi
un préjudice suite à un événement dommageable résultant du fait de ce majeur.
La même responsabilité peut être retenue à l’endroit des collatéraux de ce
dernier, de son tuteur judiciaire ou datif, ou encore à l’égard de toute autre
personne ayant assumé la responsabilité de sa surveillance et de son contrôle
avant qu’il n’ait atteint l’âge de la majorité.
2879. Faut-il
rappeler que l’article 2 de la Charte
des droits et libertés de la personne, qui impose un devoir général de
porter secours à toute personne dont la vie est en péril, peut servir de base
juridique à un recours en responsabilité extracontractuelle à l’endroit de la
personne qui est en défaut de prendre les mesures appropriées, en pareilles
circonstances, pour protéger l’enfant devenu majeur mais qui demeure non doué
de raison, de lui-même et de protéger son entourage de lui.
2880. La même
responsabilité peut être retenue lorsque les enfants majeurs qui négligent de
prendre les mesures appropriées afin de faire nommer un tuteur ou un curateur à
leur parent dont la capacité mentale s’est affaiblie ou qui devient dépourvu de
tout discernement.
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B. La faute
1) Notions et éléments constitutifs
2881. Certaines
précisions énumérées à l’article 1053 C.c.B.-C., à l’effet que le préjudice causé à autrui puisse résulter du
fait de la personne ou de son imprudence, négligence ou inhabileté, n’ont pas
été reprises à l’intérieur de cette nouvelle codification, la notion de faute
étant suffisante pour rendre compte de chacun de ces concepts.
2882. La faute
civile fait l’objet de plusieurs définitions se situant toutes autour du
concept de transgression d’une obligation imposée soit par la loi
ou par un règlement, soit par une norme de
conduite sociale générale de ne pas causer préjudice à autrui.
En principe, le manquement à une obligation imposée par une loi ou par un
règlement peut constituer une faute civile, lorsqu’il s’agit d’une
transgression d’une norme impérative. Il est cependant nécessaire pour retenir la responsabilité
extracontractuelle de la personne ayant transgressé une loi ou un règlement, de
pouvoir établir un lien direct entre ce manquement et le préjudice subi par la
victime. Il va de soi qu’en l’absence
d’un
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préjudice, la simple
violation d’une disposition de loi ou de règlement ne constitue pas
nécessairement une faute civile permettant de retenir la responsabilité du
contrevenant. Également, on ne peut
qualifier une infraction de faute civile, à moins qu’elle ne corresponde à une
violation de la norme de comportement de la personne raisonnable au sens de l’article
1457 C.c.Q..
D’ailleurs, l’analyse de la disposition légale qui n’a pas été respectée doit
être faite en tenant compte des circonstances en l’espèce,
de sorte qu’un comportement peut être déraisonnable sans nécessairement
constituer une faute civile en raison du contexte particulier du cas d’espèce.
2883. La
jurisprudence et la doctrine définissent la faute comme un manquement à la
conduite attendue d’une personne raisonnablement prudente et diligente placée
dans des circonstances similaires. La prévisibilité du
préjudice par une telle personne raisonnable, n’a pas à être absolue mais tout
simplement relative. En d’autres termes,
la loi n’exige pas d’une personne prudente et diligente de prévoir toutes les
éventualités possibles, mais elle s’attend à ce qu’une telle personne se
prémunisse contre les éventualités probables et normalement prévisibles
[Page 1171]
par toute personne
placée dans des circonstances similaires. Ainsi, à
titre d’exemple, la prudence et la diligence requises n’imposeront pas à un
propriétaire des lieux de prendre toutes les mesures existantes pour empêcher
tout accident possible résultant de l’utilisation d’une chose sous sa garde.
Les mesures devant être prises par ce dernier seront celles permettant alors d’empêcher
tout accident prévisible, laquelle prévisibilité par le propriétaire sera, par
ailleurs, appréciée avant que l’acte n’ait été commis.
2884. Cette
notion de prévisibilité est fondamentale dans la détermination de la faute
civile et est intimement liée à la capacité de discernement ou à la raison, car
seules les personnes capables de discerner le bien du mal ou douées de raison
peuvent prévoir les conséquences de leurs actes. La Cour suprême dans l’arrêt Ouellet
c. Cloutier souligne au sujet de la prévisibilité :
[Page 1172]
Il se peut qu’il était possible qu’un
accident semblable arrivât. Mais ce n’est pas là le critère qui doit servir à
déterminer s’il y a eu oui ou non négligence. La loi n’exige pas qu’un homme
prévoie tout ce qui est possible. On doit se prémunir contre un danger à
condition que celui-ci soit assez probable, qu’il entre ainsi dans la catégorie
des éventualités normalement prévisibles. Exiger davantage et prétendre que l’homme
prudent doit prévoir toute possibilité, quelque vague qu’elle puisse être,
rendrait impossible toute activité pratique.
2885. Il semble
cependant que le standard de prévisibilité puisse être plus élevé lorsque la
sécurité du public est en question, surtout lorsqu’il s’agit de celle de jeunes
enfants, de gens sans expérience et compétence ou dont la capacité de
discernement est diminuée. À titre illustratif,
l’exploitant d’un terrain de camping pourrait être tenu responsable de la
noyade d’une personne s’il avait omis de remplir son obligation de sécurité en
ne plaçant pas aux abords de la rivière des mesures de protection.
2886. En
général, la faute civile peut être définie comme l’erreur de conduite qui n’aurait
pas été commise par une personne avisée placée dans les mêmes circonstances
externes. La faute est appréciée selon une norme de conduite abstraite, donc
objective, laquelle norme doit être relativisée à la lumière des
caractéristiques particulières tenant à l’auteur de la conduite reprochée ainsi
qu’aux faits extérieurs ayant entouré cette dernière.
Ainsi, une conduite ne sera pas nécessairement uniformément appropriée en
toutes circonstances. La présence
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de produits ou d’outils
dangereux peut, dans cet ordre d’idées, nécessiter plus de précautions et
imposer un devoir de prudence et de diligence particulier.
Outre l’état des lieux, l’éclairage ainsi que la familiarité
de la victime avec l’environnement du lieu du dommage,
l’emploi, le type de travail ou l’occupation de l’auteur du dommage de même que le moment où l’acte reproché a été commis sont autant d’indices ayant été par ailleurs retenus par les tribunaux pour apprécier le caractère
imprévisible de l’événement et d’escompter la conduite conforme de la personne
raisonnable.
2887. Cette
définition générale de l’erreur de conduite ne peut toutefois trouver
application à certains professionnels appelés, dans l’exercice de leur
profession, à émettre une opinion et à prendre des décisions pouvant apparaître
subséquemment inappropriées compte tenu des circonstances. Ainsi, l’erreur de
jugement dans le diagnostic d’un professionnel de la santé peut être considérée
tout de même raisonnable dans les circonstances.
2888. Au stade de l’appréciation
de la conduite, le tribunal sera appelé en effet à tenir compte de l’activité
qu’exerçait l’auteur au moment de la commission de l’erreur reprochée, afin de
déterminer si un professionnel compétent et normalement prudent aurait pu, eu
égard aux
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circonstances, éviter
raisonnablement une telle erreur. Cependant, la preuve
d’une conduite conforme à la pratique professionnelle courante au moment où l’acte
reproché a été posé ne permet pas en soi de conclure que cette conduite n’était
pas fautive. Encore faut-il démontrer que la pratique courante en cause, à
laquelle le professionnel a adhéré, était conforme à la norme de prudence et de
diligence requise dans les circonstances de l’espèce.
2889. Soulignons
par ailleurs que l’appréciation du comportement du professionnel doit se faire
à partir de ses activités professionnelles et relativement aux standards
auxquels il est soumis et non pas relativement au titre qui lui est donné.
Ainsi, à titre d’exemple, la conduite des pompiers volontaires ne sera pas distinguée
de celle des pompiers de carrière, ceux-ci étant sujets aux mêmes obligations,
normes et standards.
2890. Il importe
d’établir une distinction entre l’erreur de conduite générale devant être
évitée par tout individu doué de raison dans ses relations avec son milieu
social, de celle commise par un professionnel lors de l’exécution de son
obligation qui relève de l’exercice de sa profession. Dans le premier cas, le
critère applicable est celui de la conduite d’une personne raisonnable,
prudente et diligente, se trouvant
[Page 1175]
dans la même situation,
tandis que dans le deuxième cas, le critère applicable sera celui d’un
professionnel compétent confronté au même problème et devant proposer une
solution ou prescrire un remède approprié, conformément aux règles de la
science et de l’art de sa profession.
2891. Lors de l’appréciation
des faits, la Cour doit tenir compte de la nature de l’obligation et de son
étendue. Sa conclusion quant à l’existence d’une faute dépend de loin de la
nature de l’obligation qui incombe au débiteur, que l’on soit en présence d’une
responsabilité délictuelle ou contractuelle.
Ainsi, dans le cas de certains professionnels tenus seulement à une obligation
de moyen, la constatation d’une erreur ne permet pas de conclure nécessairement
à une faute génératrice de responsabilité. Pour qu’elle
engage la responsabilité de son auteur, l’erreur doit être non conforme au
standard de conduite attendu d’une personne raisonnable ou d’un professionnel
compétent et prudent placé dans la même situation et en présence des mêmes
circonstances que celles dans lesquelles le défendeur se trouvait. Ainsi, l’erreur
du médecin susceptible d’être commise par tout autre professionnel agissant
prudemment ne constitue pas nécessairement une faute puisque cela équivaudrait
à transformer son obligation de moyens en obligation de résultat.
2892. Le critère
applicable pour déterminer l’existence d’une faute est donc la conduite
acceptée par la société au moment précis de la survenance de l’acte reproché.
Ce critère constitue ainsi le reflet de l’évolution sociale.
L’existence d’une faute dans des conditions données doit être déterminée selon
le critère de défaut de prudence et
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d’attention moyennes
qui marquent la conduite d’une personne raisonnable. Ainsi, la faute consiste en l’absence des soins ordinaires qu’une
personne raisonnable ou un professionnel compétent et prudent devrait fournir dans les mêmes conditions, en tenant compte du fait que l’intensité
et la qualité de soins varient suivant les circonstances, le temps, les lieux et
les personnes.
2893. L’omission,
l’abstention ou la négligence d’agir, tout comme l’acte positif fautif, peut
aussi constituer une faute civile lorsqu’elle résulte d’une imprudence qu’une
personne raisonnablement prudente et diligente, placée dans les mêmes
circonstances, n’aurait pas commise. Ainsi, le
fait de ne pas obtempérer à une norme de sécurité dans un chantier de
construction équivaut à une omission fautive. Commettent également une faute
civile les témoins d’une agression qui ne portent pas secours à la victime en
danger ou encore les
administrateurs d’une télévision communautaire qui ne rectifient pas des propos
diffamatoires tenus lors d’une assemblée générale à l’endroit d’une ex-employée.
De plus, le propriétaire d’un site touristique qui ne prend pas des mesures
nécessaires de protection et de sauvetage en cas d’accident commet une faute d’omission
en raison de l’obligation de sécurité à laquelle il est tenu.
La tolérance et l’inaction face à certains éléments, pouvant constituer un
danger potentiel pour autrui, peuvent également constituer une omission fautive.
[Page 1177]
2894. Le
propriétaire d’un immeuble peut également engager sa responsabilité lorsqu’il
manque à son obligation de l’entretenir, commettant ainsi une faute. Il
pourrait ainsi être responsable envers toute personne autorisée à circuler sur
le terrain de stationnement de l’immeuble, et qui subit, par suite d’une chute,
un préjudice en raison d’un défaut d’entretenir les lieux.
Lorsqu’il est conscient que le public peut avoir accès à son immeuble, le
propriétaire doit offrir un environnement sécuritaire en entretenant
régulièrement les lieux comme une personne raisonnable, prudente et diligente
dans les circonstances. Pour remplir adéquatement son obligation, il doit tenir
compte, lors de l’entretien de son immeuble, des conditions climatiques.
Cependant, cette obligation en est une de moyen et non pas de résultat.
Cela dit, la seule présence de glace sur les lieux ne suffit pas pour engager
sa responsabilité, car le propriétaire ne peut être l’assureur de toutes
personnes circulant sur sa propriété. En effet, il
ne peut pas tout prévoir et prévenir, et il ne saurait être tenu de prendre des
mesures de sécurité allant au-delà de celles que l’usager lui-même appliquerait
à son domicile. Les
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personnes qui se
promènent l’hiver, même si elles peuvent s’attendre à un niveau de sécurité
plus élevé que celui présent à d’autres moments de l’année, doivent se rappeler
qu’elles ont ainsi une plus grande obligation de prudence et doivent se
prémunir, notamment, des changements survenus à cause de la température.
En général, la responsabilité du propriétaire pourra être engagée si la preuve
démontre qu’il n’a effectué aucun entretien adéquat les jours précédents l’incident.
Cette responsabilité peut être partagée avec la victime, lorsque la preuve
permet de conclure à un manque de prudence de la part de cette dernière alors
qu’elle devait être consciente, au moment de l’incident, des conditions
climatiques difficiles. En d’autres termes, la victime commet une faute
contributive au préjudice lorsqu’au lieu d’agir avec extrême prudence, elle ne
s’en soucie guère et n’y porte aucune attention particulière.
2895. Il est
difficile de déterminer si l’omission d’agir constitue véritablement une faute
civile et certains auteurs sont d’avis que pour que l’on puisse invoquer une
faute par omission, il faut démontrer que la personne avait une obligation
spécifique d’agir. L’omission constitue
une faute lorsque la personne est tenue à une obligation d’agir. Il n’est
toutefois pas nécessaire que son obligation soit expressément imposée par une
loi ou un règlement pour qu’il y ait faute, car un manquement au devoir général
de prudence et diligence peut également constituer une faute d’omission.
Dans une décision récente, la Cour d’appel a précisé que la qualification de la
faute, qu’elle soit simple, intentionnelle, ou lourde, est une question de
droit qui n’exige de la partie appelante qu’une démonstration d’une erreur de
qualification pour justifier l’intervention de la Cour.
a) La notion de la
faute dans les lois statutaires
2896. Il importe
de préciser qu’une conduite conforme à une disposition statutaire ou réglementaire peut être tout de même fautive si cette
conduite ne correspond pas à celle attendue d’une personne
[Page 1179]
raisonnable, prudente
et diligente dans les circonstances de l’espèce.
La loi n’a pas pour effet de limiter l’obligation d’une personne d’agir
conformément à la norme sociale générale de ne pas causer préjudice à autrui.
Par contre, le non-respect d’une norme fixée par le législateur ne constitue
pas nécessairement une faute civile. Le seul fait
qu’un bâtiment ne soit pas conforme aux normes imposées au Code national du
bâtiment ne peut être considéré comme une irrégularité équivalente à une
faute extracontractuelle. Ainsi, la non-conformité d’un escalier aux normes
imposées ne suffit pas à elle seule pour conclure à la responsabilité du
propriétaire. Il faut que cette
anomalie crée une situation intrinsèquement dangereuse, dénotant une négligence
ou comparable à un piège. La seule preuve d’une transgression à une disposition
statutaire ne permet donc pas à elle seule d’engager la responsabilité civile
de son auteur, sauf évidemment dans les cas où cette disposition exprime la
norme sociale élémentaire de prudence, de sorte que sa transgression pourra
alors donner lieu à une présomption de responsabilité.
Ainsi,
[Page 1180]
sera considérée fautive la conduite contraire à celle attendue d’une personne
raisonnable, dans de pareilles circonstances, selon les
critères établis par la législation ou la jurisprudence.
2897. Le
législateur s’est limité à édicter dans diverses dispositions
statutaires l’existence et la nature de certaines
obligations qui incombent aux individus dans des situations cernées, sans
toutefois élaborer de nouveaux critères permettant de déterminer la
responsabilité extracontractuelle de la personne qui fait défaut de s’acquitter
des obligations ainsi imposées. Le
législateur n’a fait donc que circonscrire les débats, portant antérieurement
sur l’existence même d’une obligation. Les questions relatives aux critères
applicables et aux conditions devant être remplies, pour que la transgression à
ces dispositions statutaires soit considérée comme une faute engageant la
responsabilité de son auteur, sont laissées aux soins des tribunaux. Ces
derniers peuvent donc appliquer, lors de l’évaluation des faits, les notions et
critères déjà élaborés sous les articles 1053 C.c.B.-C. et 1457 C.c.Q. pour
déterminer la responsabilité extracontractuelle du défendeur qui a manqué à ses
obligations. En d’autres termes, pour évaluer la responsabilité de la personne
à la charge de laquelle une disposition statutaire impose une obligation
spécifique, les tribunaux devront faire appel aux principes généraux et à la
notion de faute déjà élaborés en matière de responsabilité civile.
2898. Au stade de l’appréciation
du standard de la personne raisonnable en pareilles circonstances, les normes
statutaires pourront être considérées cependant comme des indications de la
prudence et de la diligence pouvant être attendues et requises en pareilles
circonstances.
[Page 1181]
2899. Certaines
dispositions statutaires cristallisent toutefois une norme de conduite élémentaire, de sorte qu’elles créent une présomption de faute à l’égard de
la personne en défaut de s’y
conformer. Bien
qu’il puisse être difficile parfois de déterminer si tel est le cas,
l’établissement d’une telle présomption de faute par le législateur aura pour
effet, dans les situations visées, de renverser le fardeau de preuve sur les
épaules de la personne à qui l’on reproche d’avoir manqué à l’une de ses
obligations. Dans ce cas, la partie demanderesse pourra se contenter d’une
preuve de la violation de l’obligation statutaire et il appartiendra à l’auteur
de ce manquement de faire une preuve à l’effet que son défaut de s’y conformer
résulte d’une cause qui lui est étrangère, soit, par exemple, la conduite fautive
de la victime ou d’un tiers ou encore une force majeure.
Ainsi, cette présomption de fait pourra être renversée par le défendeur par une
preuve à l’effet que malgré le respect de son obligation statutaire l’accident
se serait tout même produit.
b) L’intention ou
la mauvaise foi est-elle nécessaire à l’existence d’une faute ?
2900. La
responsabilité civile ne se base pas uniquement sur une faute volontaire,
consciente et intentionnelle, mais peut résulter d’un acte de simple négligence
ou d’omission, même lorsque son auteur est de bonne foi.
Commet ainsi une faute toute personne qui contrevient à la
[Page 1182]
norme de conduite abstraite, de façon
intentionnelle ou non, qu’elle soit
de bonne ou de mauvaise foi.
2901. Bien que l’intention
de nuire et la volonté de vouloir causer les dommages ne soient pas nécessaires
pour retenir une faute civile, il demeure que la distinction entre un acte
volontaire et un acte involontaire revêt néanmoins un certain intérêt, surtout
au moment de l’évaluation par le tribunal de l’indemnisation devant être
accordée. Cela tend à être confirmé par le libellé de l’article 1478 C.c.Q. qui traite du partage de
responsabilité dans le cas d’un préjudice causé par plusieurs personnes; la responsabilité et, incidemment, la proportion
des dommages à assumer respectivement par chaque auteur du préjudice, seront
évaluées par le tribunal en fonction de la gravité respective de chaque faute.
2902. Les tribunaux
ont tendance à se montrer plus indulgents envers les personnes dont l’acte
fautif n’est pas le fruit de la malice ou d’une insouciance déréglée. À titre d’illustration,
le manque de vigilance
[Page 1183]
du Syndic du Barreau
du Québec dans l’oubli de tenir la
plaignante au courant de la progression de son dossier ne constitue pas une
faute lourde équivalant à la
mauvaise foi. Conséquemment, ce
manquement ne peut entraîner sa responsabilité puisque le
Syndic jouit par ailleurs, d’une immunité relative pour les actes accomplis de
bonne foi dans l’exercice de ses fonctions. Également, le
défendeur d’une action en responsabilité civile peut invoquer la légitime
défense pour exclure sa responsabilité. À titre d’exemple, à la suite d’une
bataille ayant causé des blessures à l’une des parties, le défendeur peut se
dégager de sa responsabilité en dommages-intérêts en invoquant la légitime
défense. En droit civil, cette
notion implique néanmoins l’usage raisonnable de la force nécessaire
et la responsabilité du défendeur sera retenue s’il utilise un moyen de défense
disproportionné par rapport à la
nature de la menace ou de l’attaque. À l’inverse,
le législateur est moins tolérant dans certaines circonstances où la
responsabilité civile est engagée restrictivement aux cas de faute
intentionnelle ou lourde, comme en font foi notamment les articles 1461, 1471
et 1474 C.c.Q. D’ailleurs, l’acte posé volontairement sera susceptible, dans certains cas, de mener à une condamnation à l’égard
de son auteur pour dommages exemplaires.
2903. Enfin,
bien qu’en règle générale, la faute n’ait pas à revêtir une gravité
particulière pour être génératrice de responsabilité, il apparaît néanmoins que
la gravité de cette dernière peut dans certains cas avoir un rôle à jouer dans
l’établissement du lien de causalité. Tel est le
cas notamment lorsque la conduite de la victime démontre une insouciance marquée assimilable à de la
témérité. Advenant une telle hypothèse, il sera loisible pour le tribunal de
considérer la conduite déréglée et imprudente de la victime comme étant un novus
actus, soit une faute subséquente qui aurait pour effet de rompre le lien
de causalité entre la faute initiale du défendeur et le préjudice subi par la
victime. Cette faute subséquente permettrait au défendeur de se décharger de sa
[Page 1184]
responsabilité en prouvant que sa faute ne constitue pas la cause effective du préjudice causé.
c) La preuve et le
délai de prescription
2904. Soulignons
que la partie demanderesse doit prouver la faute entraînant la responsabilité
de la partie défenderesse, le préjudice subi ainsi que le lien de causalité
entre cette faute et les dommages réclamés. Plus
particulièrement, il lui revient de convaincre le tribunal
que la partie défenderesse n’a pas agi de façon
raisonnable, prudente et diligente, dans les circonstances de l’espèce et a
conséquemment contrevenu à son devoir d’agir de la sorte.
La preuve de la faute peut se faire par tous les moyens admis, quoiqu’elle se
fera souvent au moyen de témoignages d’experts.
Mais la preuve peut être faite par présomptions de faits, par exemple lorsqu’un
événement qui n’est pas censé survenir dans le cours normal des choses survient
quand même. En tel cas, il suffit de démontrer que cet événement ne se serait
normalement pas produit sans qu’il y ait eu négligence de la part d’un individu
pour établir la faute de celui-ci. Dès lors, il appartient à ce dernier de
prouver qu’il y a une cause externe dont il ne peut être tenu responsable, qui
est à l’origine de l’événement et qui est la source du dommage subi par le
demandeur.
[Page 1185]
2905. Rappelons
que pour avoir un droit d’action en responsabilité extracontractuelle, il faut
non seulement qu’une faute existe, mais encore faut-il que celle-ci soit
identifiée comme telle par la victime. Tant que celle-ci ignore les faits
juridiques générateurs du droit d’action en responsabilité extracontractuelle
ou encore l’existence d’une faute, il lui est impossible en effet de prouver le
lien de causalité entre la faute et le préjudice qu’elle a subi. À cet égard,
conformément aux articles 2880 et
2926 C.c.Q., le délai de prescription extinctive aura pour point de départ le
jour de la naissance du droit d’action, à savoir le jour où la victime prend
connaissance des éléments constitutifs de la faute qui engage la responsabilité
du défendeur à son endroit. En un tel cas, le
demandeur peut aussi plaider l’impossibilité du fait d’agir en conformité à la
règle prévue à l’article 2904 C.c.Q.
2) L’exercice déraisonnable et l’abus de droit
2906. La faute
dans l’exercice d’un droit peut être qualifiée d’« abus de droit ». Celui qui exerce son droit de façon à nuire à
autrui ou de façon négligente, commet une faute civile.
Par contre, il se peut qu’une personne raisonnable cause préjudice à autrui en
exerçant, de façon légitime, ses droits. L’exercice des
droits qu’une personne
[Page 1186]
possède comporte des
limites et peut entraîner la responsabilité de cette dernière si ces limites
sont dépassées. Par contre, il n’y a pas lieu de conclure à l’abus de droit
lorsque la thèse mise de l’avant est fragile, sans être abusive.
2907. Au fil des
ans, la notion d’« abus de droit » a été développée par la jurisprudence afin de rendre compte de certains
actes, qui sans être empreints de malice, causaient néanmoins un préjudice à
autrui. Le législateur a donc confirmé la position de la jurisprudence en
codifiant la règle de l’abus de droit aux articles 6 et 7 C.c.Q..
L’exercice déraisonnable d’un droit équivaut à un exercice fautif allant à l’encontre
de la bonne foi et entraînant la responsabilité civile de son détenteur.
Désormais, il n’est plus nécessaire de faire la preuve d’une malice, de la
mauvaise foi ou de l’absence de bonne foi pour établir la responsabilité du
défendeur. Il suffit de démontrer que la conduite de ce dernier lors de l’exercice
de son droit n’était pas conforme aux exigences de bonne foi ou était une
conduite déraisonnable comparée à celle d’une personne prudente et diligente.
2908. Il y a un
abus de la part d’une personne qui ne respecte pas le droit d’une autre. L’abus
peut résulter d’une relation contractuelle existante ou même en l’absence de
tout lien contractuel. Un tel abus doit être sanctionné par le tribunal puisque
la personne dont le droit a été violenté par une autre personne se voit obliger
de s’adresser à la justice
[Page 1187]
pour faire respecter
son droit. Autrement, on risque d’encourager les individus à ne pas respecter le droit d’autrui.
2909. La
sanction de l’abus ou du non-respect du droit d’autrui se fait non seulement
par un jugement déclaratoire qui
constate le droit du demandeur, mais aussi par une condamnation à des dommages-intérêts,
notamment au paiement d’un montant représentant les honoraires et les frais
extrajudiciaires.
2910. Il en est
ainsi lorsque le propriétaire d’un immeuble avise son locataire de son intention
de ne pas renouveler un bail commercial à l’arrivée de son terme. Ce dernier
doit respecter le droit du propriétaire et libérer le local à l’expiration de
la durée du bail. En cas de refus de le faire, alors qu’il n’y a aucun motif
valable pouvant justifier son occupation du local, le locataire commet un abus devant être sanctionné puisque,
dans ce cas, il oblige le propriétaire à retenir les services d’un avocat afin
d’intenter des procédures appropriées et ainsi, obtenir son expulsion. Dans ce cas, la condamnation à payer
les honoraires encourus est tout à fait justifiée et appropriée afin de
décourager des locataires dans de semblables situations de commettre un abus en
violant le droit du propriétaire.
2911. La théorie de
l’abus de droit ne constitue qu’un exemple d’une conduite pouvant être
considérée comme une faute civile; la démonstration d’une
faute simple suffit donc à l’exercice du recours pour abus de droit.
Quant à la décision de la Cour d’appel dans Katz c. Reitz,
qui fondait la théorie de l’abus de droit sur une responsabilité sans
faute, celle-ci n’est de façon générale pas retenue.
a) Exercice abusif
lors d’une réclamation d’une créance
2912. Le droit
québécois reconnaît au créancier le droit d’obtenir l’exécution de l’obligation
par son débiteur. Ce droit doit cependant être exercé dans les limites
reconnues et selon les modalités prévues par la loi et de manière conforme aux
exigences de bonne foi. Le créancier doit ainsi mettre son débiteur en demeure
de s’exécuter tout en lui accordant un délai raisonnable pour le faire. Ce n’est qu’en cas de refus ou
[Page 1188]
d’omission par le
débiteur de remédier à son défaut que le créancier peut exercer le recours qui
lui est offert par la loi. Il ne peut donc recourir à des moyens illégaux ou à
des pratiques interdites. Ainsi, en cas de contestation par le débiteur de la
dette réclamée, le créancier doit, en l’absence de mauvaise foi, s’abstenir de
poser des gestes ou d’accomplir des actes ayant pour but de faire des pressions
injustifiées sur le débiteur, tels que des appels répétés et incessants visant
à l’intimider afin de le forcer à se soumettre à la demande de paiement alors
qu’il dispose de motifs valables pour contester la réclamation. D’ailleurs, le
législateur a adopté la Loi sur le recouvrement de certaines créances,
afin d’encadrer les modalités de réclamation et d’établir les limites et
les conditions auxquelles doit se conformer le créancier. Les tribunaux ont, à
maintes reprises, sanctionné les comportements et les agissements
déraisonnables ou illégaux du créancier ou de ses représentants par une
condamnation à payer une indemnité pour le préjudice causé au débiteur et, dans
certains cas, à payer aussi des dommages punitifs.
i) Inscription d’une mention au bureau de
crédit
2913. Il est de
pratique courante que le créancier impayé fasse appel à une agence de
recouvrement qui sera chargée de recouvrer la somme due par le débiteur. Cette
agence, lorsqu’elle n’arrive pas à obtenir le paiement, procède à l’inscription
d’une mention au dossier de crédit du débiteur. Il s’agit d’une pratique
utilisée par les personnes morales telles que les compagnies de
télécommunications et de cartes de crédit. Cependant, lorsque la créance fait l’objet
d’une contestation par le débiteur et que le créancier en est bien avisé,
aucune inscription de mention de défaut au dossier du débiteur ne doit être
faite avant de connaître la décision de la cour au sujet de cette contestation.
Dans le cas contraire, une telle inscription peut être considérée illégale et
abusive. Le débiteur qui en subit un préjudice pourra se voir attribuer par la
cour des dommages-intérêts punitifs afin de dissuader le créancier de répéter
un tel geste et d’assurer une fonction préventive de sorte que d’autres créanciers
ne soient pas tentés de procéder de la même façon.
[Page 1189]
b) L’abus de
procédure
2914. Les lois
reconnaissent aux citoyens le droit de s’adresser aux tribunaux pour faire
valoir leurs droits, les mettre en œuvre, et en faire sanctionner la violation.
En effet, il ne suffit pas de prévoir des droits et des obligations pouvant
exister ou être créés entre les membres d’une société, mais il faut aussi
mettre à la disposition des détenteurs de ces droits, les moyens permettant de
les préserver, et en cas de leur violation, d’obtenir réparation pour le
préjudice subi. L’exercice de ces droits doit être raisonnable et conforme aux
exigences de bonne foi. Ces exigences, telles que codifiées aux articles 6 et 7 C.c.Q., viennent donc encadrer l’exercice de ces droits. D’ailleurs, le
recours pour procédure abusive a pris assise depuis des décennies dans la
théorie de l’abus de droit.
i) Critères de détermination de l’abus de
procédure
2915. Il importe
tout d’abord de souligner que, contrairement à la bonne foi, l’abus du droit d’ester
en justice ne se présume pas et qu’avant de
déclarer un recours abusif, il faut être en mesure de déceler un comportement
blâmable chez la partie visée tel un usage excessif, déraisonnable, téméraire
ou injuste des tribunaux. L’abus d’ester en
justice se produit lorsque la personne dépasse la limite de son droit
fondamental de s’adresser aux tribunaux en utilisant l’action en justice à des
fins autres que de faire triompher le droit et la vérité.
Ainsi, l’utilisation par une partie du système judiciaire à des fins
illégitimes sera considérée comme un abus de procédure, car elle va ainsi à l’encontre
du principe voulant qu’une action ne puisse être intentée en justice qu’en
toute bonne foi. Celle-ci peut alors être assimilée à une tentative de la part
de son utilisateur de brimer les droits de la personne poursuivie et par
conséquent, être une indication de sa mauvaise foi. Une telle utilisation du système de justice doit être
découragée, car elle provoque une distorsion de la fonction judiciaire, allant
ainsi à l’encontre de l’intégrité du processus décisionnel.
[Page 1190]
2916. Le critère
applicable pour déterminer si un acte de procédure constitue ou non un abus de
procédure est celui de la personne raisonnable agissant avec prudence et
diligence et qui pourrait réaliser l’inexistence de fondements juridiques et
factuels de sa procédure judiciaire. L’inexistence de fondement se caractérise
par l’absence de véritables chances de succès de l’action et permet au tribunal
de constater que la procédure est faite avec témérité, à la légère et sans
réflexion sur les faits et gestes allégués par la partie. La notion de témérité
est évaluée selon une norme objective permettant de déterminer, selon les
circonstances, si une personne raisonnable aurait conclu au caractère infondé
de l’action. Une telle évaluation n’exige pas une preuve de l’intention de
nuire de la partie l’ayant initiée.
2917. Afin de
trancher la question à savoir s’il y a abus, ou non, il faut examiner la
situation à la lumière de certains principes codifiés aux articles 51 à 53
C.p.c. et qui constituent un guide pour le tribunal lors de son évaluation.
Celui-ci doit d’abord identifier les motifs d’abus invoqués afin de pouvoir
déterminer si la partie qui les invoque a établi, de façon sommaire, que ces
motifs peuvent constituer un abus de procédure. Ainsi, la partie demanderesse
peut commettre un abus de procédures lorsqu’elle exagère son droit d’ester en
justice ou lorsqu’elle s’acharne contre la partie adverse en maintenant son
recours de manière excessive ou
déraisonnable. C’est le cas du justiciable qui présente une demande en justice
ou un autre acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire ou
lorsqu’elle a un comportement vexatoire ou quérulent.
L’abus peut également découler de l’intention de nuire à autrui ou encore être
exercé afin de détourner les fins de la justice en cherchant par la procédure à
limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics
(art. 51 C.p.c.).
2918. Une fois ce
fardeau rempli, il revient à la partie responsable de l’acte de procédure
considéré sommairement comme étant abusif de démontrer que celui-ci n’a pas été
déposé de manière excessive ou déraisonnable. Finalement, lorsque le tribunal
conclut qu’il y a abus ou apparence d’abus, il peut imposer le remède approprié
et condamner la partie responsable de l’abus à payer, outre les dépenses, des
dommages-intérêts en réparation du préjudice subi. Le principe applicable veut
que le temps et l’énergie consacrés à la préparation d’un dossier ou d’une
défense par une partie ne peuvent être compensés. Cependant, dans
[Page 1191]
certains cas, bien
que le montant réclamé à titre de dommages-intérêts pour abus de droit ou abus de
procédures peut être élevé, le tribunal peut prendre en considération le fait que le défendeur au lieu de faire des démarches en médiation ou de soumettre une proposition de règlement de litige raisonnable, multiplie ses procédures
de façon abusive
rendant ainsi justifié le montant réclamé.
La question demeure cependant délicate quant à la détermination du montant de
la compensation juste lorsque beaucoup de procédures ont été entreprises et que
seulement certaines sont jugées abusives. En semblable situation et lorsque les
circonstances le justifient, il y a une tendance chez les tribunaux de
condamner la partie responsable à payer aussi des dommages-intérêts punitifs.
2919. Il est
possible de distinguer deux cas dans lesquels une procédure sera considérée
comme abusive. Dans un premier temps, est abusive la procédure qui est
introduite sciemment, dans l’intention de nuire. La malice et la mauvaise foi
apparente semblent caractériser l’état d’esprit de l’instigateur d’une telle
procédure. La preuve directe de l’intention de nuire à l’autre partie, bien qu’elle
soit difficile, peut s’illustrer par des indices de négligence ou de témérité.
Le tribunal peut donc conclure à l’existence de cette intention à partir de
certains éléments établis en preuve, notamment les comportements d’un défendeur
visant à ralentir les procédures afin de causer des désagréments à la partie
demanderesse. Par ailleurs, on
présume la mauvaise foi lorsqu’on constate une absence de cause valable à des
procédures n’ayant vraisemblablement pas de chances de succès.
Puis, dans un deuxième temps, un acte manifestement non fondé en droit peut
être qualifié d’acte abusif au sens des articles 51 et suivants C.p.c. sans qu’il
y ait lieu de qualifier le fait d’avoir produit cette procédure de geste fautif
et donc sans égard à l’intention.
2920. Le simple
fait que le tribunal conclut à l’abus de procédure de la part d’une des parties
en raison de sa négligence ou de sa témérité
[Page 1192]
ne peut cependant mener
nécessairement à la condamnation de celle-ci au paiement de dommages-intérêts
punitifs. Même lorsqu’on invoque l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne, l’auteur d’un
acte abusif ne pourra être condamné au paiement des dommages-intérêts punitifs
que s’il y a eu, de sa part, une atteinte illicite et intentionnelle à un droit
garanti par la charte. Ainsi, à titre d’illustration, bien que le refus d’une
Banque d’accorder la mainlevée d’une saisie-exécution effectuée sur l’immeuble
d’un tiers, dans le but de faire déclarer inopposable à son égard le transfert
de propriété effectué par son débiteur en fraude de ses droits, il ne peut y
avoir condamnation de la Banque au paiement de dommages-intérêts punitifs si la
preuve ne démontre pas qu’il y a alors eu atteinte illicite et intentionnelle
au droit du tiers de jouir librement de ses biens. En effet, pour obtenir une
telle condamnation, il faut que le résultat du comportement fautif ait été
voulu. Sans la preuve de l’intention de la Banque de priver le tiers de la
jouissance de son immeuble, le tribunal ne pourra pas la condamner à un tel
paiement.
2921. Ainsi,
commet un abus de procédure la personne qui se sert de la justice pour faire
valoir ou défendre un droit qu’elle sait inexistant,
ou que ce droit a déjà été éteint par la prescription
ou bien malgré le fait qu’il est conscient de la fragilité et de la faiblesse
de son droit il multiplie les procédures dilatoires ou futiles.
C’est le cas du
[Page 1193]
courtier immobilier qui, après avoir acheté l’immeuble d’un couple de personnes
âgées et vulnérables, décide de les poursuivre en leur réclamant le
remboursement d’une somme d’argent qu’il prétend leur avoir remis en tant que
dépôt de sécurité, alors qu’il sait pertinemment que ce montant faisait partie
du prix de vente de l’immeuble et que son recours est dépourvu de tout
fondement juridique. C’est également le
cas de l’employeur qui persiste dans ses recours, dans le but de contraindre un
employé à accepter un règlement hors cour alors qu’un tribunal a déjà ordonné
sa réintégration. Cette dernière
situation diffère toutefois de l’acharnement de l’une des parties qui cherche,
par ses actes de procédure, à éviter toute condamnation. Cette attitude n’est
pas répréhensible. De même, ne peut être
considérée comme abusive la procédure intentée par un demandeur qui pensait
avoir suffisamment d’éléments pour exercer son recours mais qui se désiste une
fois qu’il découvre la fragilité de ce recours.
C’est le cas aussi d’un assuré qui dépose une action en réclamation d’une
indemnité d’assurance, même s’il ne s’est pas conformé aux délais prévus pour
aviser l’assureur du sinistre. Sa réclamation ne constitue pas un comportement
blâmable assimilable à un abus de procédure.
2922. Il faut
cependant conclure à un abus de procédure lorsque la preuve révèle que la
personne avait allégué des faits mensongers afin de tromper la Cour et ainsi
obtenir une décision en sa faveur. C’est le cas par exemple, de la personne qui
a inventé des faits qui n’ont aucune assise afin d’obtenir injustement une
saisie avant jugement ou lorsque, dans ses
procédures, elle avait tenté d’imputer à un tiers des dommages qu’elle a
elle-même causés. Également, une
personne qui
[Page 1194]
entreprend un recours
alors que c’est elle-même qui est la partie fautive constitue un abus de
procédure. C’est le cas lorsqu’une
personne harcèle ses voisins et prétend par la suite d’être la victime à la
suite de son acquittement en pénal. Son action en dommages-intérêts contre les
voisins qui ont déposé la plainte initiale peut être considérée comme un abus
de procédures lorsque la preuve révèle qu’elle est la seule responsable des
troubles de voisinage. De même, la
divulgation tardive d’informations, la présentation d’une demande laconique et
succincte contenant des allégations non fondées et le fait de mentir à la Cour
constitue un comportement blâmable certes, mais ne permet pas nécessairement de
conclure à une procédure abusive pour autant. Ces agissements, conjugués à un
manque de transparence dans la divulgation et la transmission de documents
nécessaires à la bonne préparation et l’audition du procès dénotent un manque
de respect pour le processus judiciaire, qui se répercute sur l’appréciation de
la crédibilité du requérant. Cependant, même en n’étant pas déclaré abusif, un
tel comportement procédural peut faire l’objet d’une condamnation au
remboursement d’une partie des honoraires de l’autre partie.
2923. La
jurisprudence reconnaît que les fausses allégations de nature criminelle
peuvent mener à la conclusion à un abus de droit. Ainsi les allégations
mensongères et les propos injurieux et diffamatoires, surtout en l’absence de
fondements factuels, sont des facteurs permettant de conclure à un abus de
droit ou de procédures. Dans certains cas, l’abus de procédure peut également
mener à une déclaration pour plaideur quérulent, ainsi qu’à une condamnation
pour dommages moraux et punitifs, selon les circonstances.
2924. L’utilisation
du système judiciaire par le recours à de fausses allégations constitue donc
une conduite devant être sanctionnée par le tribunal. Ainsi, un propriétaire
peut être condamné à indemniser un locataire pour lui avoir erronément fait
croire qu’il consentait à une cession de bail.
Il peut être aussi condamné à payer des dommages exemplaires en plus des
dommages-intérêts à son locataire, qu’il poursuit de manière répétée et abusive
pour recouvrement de loyer alors que c’est lui-même qui refuse de le percevoir
sous prétexte que le chèque est tiré sur le compte du conjoint du locataire. Le
refus de percevoir le loyer et le fait d’instituer des procédures abusives peut
être assimilé à du
[Page 1195]
harcèlement visant à
restreindre le droit du locataire à la jouissance paisible de son logement.
Dans ces circonstances, le temps perdu par le locataire pour se défendre à l’encontre
de ces procédures, constitue un préjudice devant être indemnisé.
Le droit de propriété ne peut justifier une conduite de mauvaise foi ou un
exercice déraisonnable de la part de son détenteur. S’il est vrai qu’il peut
justifier une opposition à tout empiètement par un tiers à la propriété, il est
également vrai que celle-ci doit s’exercer de façon raisonnable.
2925. L’utilisation
de mécanismes judiciaires sans cause raisonnable ou probable, ou encore sans
motif valable, et ce même en présence d’un droit apparent ou d’une preuve de
bonne foi, constitue de l’abus
de procédure. Cet abus devient
évident lorsque la procédure engagée a généralement pour effet d’aboutir à la
violation du droit d’autrui, ne lui laissant d’autres choix que celui de se
défendre selon les moyens légaux pour se protéger ou faire valoir ses droits.
C’est le cas du défendeur qui cherche à retarder volontairement la transmission
des informations demandées et autorisées par la Cour afin de dissuader le
demandeur et de l’épuiser sur le plan financier dans le but de le contraindre à
abandonner son recours ou à accepter un règlement moins avantageux.
Tel est le cas aussi de la personne qui, consciente de l’absence de son droit,
[Page 1196]
conteste indûment et de
façon malicieuse, la validité d’un testament afin d’obtenir des concessions de
la part du bénéficiaire.
2926. Les tribunaux ne peuvent tolérer la conduite d’une personne qui utilise
une procédure judiciaire en sachant à l’avance qu’elle est vouée à l’échec,
dans le but d’obtenir de l’autre partie une concession ou l’abandon d’un droit
légitime. C’est le cas d’un propriétaire qui intente une action contre son
voisin dans le but de l’amener à démolir sa clôture alors qu’il est conscient
du fait qu’il n’a aucun droit réel à faire valoir.
Il en est de même du requérant qui, informé lors de l’achat de sa résidence qu’il
ne bénéficie d’aucune place de stationnement ni de droit de passage, intente
tout de même des procédures mal fondées et vouées à l’échec alors que l’objet
initial de la poursuite n’existe plus, et ce, dans le seul but de maintenir le
vendeur, son voisin, dans l’incertitude et la crainte.
En se servant de la justice comme s’il possédait véritablement un tel droit, la
personne abuse de son droit d’ester en justice sans se soucier des conséquences
qui en résultent pour l’autre partie. En l’absence de cause raisonnable et
suffisante permettant de conclure que la procédure offre une véritable chance
de succès, ce type de comportement téméraire et insouciant doit être sanctionné
par les tribunaux. De même, le tribunal doit aussi sanctionner le comportement
d’un entrepreneur qui publie sans
droit une hypothèque légale ainsi qu’un préavis d’exercice d’un droit
hypothécaire sur un immeuble et qui par la suite conteste de manière téméraire
la demande en radiation du propriétaire alors qu’il devait savoir qu’il n’a pas
droit à une hypothèque légale de construction et que sa contestation est
manifestement abusive.
2927. À l’examen de la jurisprudence, on constate que les tribunaux ont
sanctionné certains comportements répréhensibles et inacceptables. Ainsi, a été
considérée comme abusive, une nouvelle demande en justice, déposée par un
individu qui s’était désisté de son premier recours par peur de perdre sa
cause, mais dans le but évident de
[Page 1197]
procéder devant un
nouveau juge. Il en est aussi de
même en cas de dédoublement de recours, et ce, même si les allégations du
deuxième recours ne pouvaient être considérées comme une procédure vouée à l’échec.
En déposant un deuxième recours fondé sur les mêmes faits et visant les mêmes
réclamations que le premier recours qui avait été rejeté, le demandeur a fait
preuve d’entêtement, ce qui constitue non seulement un mépris de la décision
rendue dans la première demande, mais également un détournement des fins de la
justice.
2928. De même,
commet un abus de procédure la personne qui diversifie ses demandes en justice,
même si chacune de ces demandes porte sur un objet différent, lorsque ces
demandes se succèdent, mais sont rejetées l’une après l’autre pour absence de
chance raisonnable de succès.
2929. Le
harcèlement est une situation d’abus de pouvoir qui peut se présenter sous
plusieurs formes et qui dénote une conduite abusive exercée de manière insidieuse
et répétée sur une personne. Le harcèlement judiciaire peut se présenter sous
forme d’abus du droit d’ester en justice. Tel est le cas d’une partie qui
poursuit une autre en réclamation d’un montant d’argent alors qu’elle avait
déjà signé une convention contenant des clauses de renonciation et de
quittance, sachant ainsi pertinemment qu’elle n’a donc aucun droit à faire
valoir à l’encontre du défendeur. Le caractère abusif d’une telle poursuite
devient évident lorsque le demandeur savait également que l’autre partie est
dans un état de santé précaire. Le fait d’intenter une action vouée à l’échec,
en connaissant l’état de dépression de la partie poursuivie, constitue une
poursuite judiciaire abusive et un facteur particulièrement aggravant compte
tenu de la condition médicale de cette dernière.
2930. Il importe de
noter que l’abus de procédure peut faire l’objet non seulement de la demande
principale, mais aussi de la défense et demande reconventionnelle.
En effet, une défense est abusive lorsque le défendeur s’entête à défendre sa
position contre toute logique
[Page 1198]
puisque la défense d’un
droit non existant est associée à un abus de procédure.
Par exemple, dans le cadre d’une dispute familiale au sujet d’un héritage, le
défendeur qui, sciemment et de mauvaise foi, a profité de l’incapacité du
donateur afin d’orchestrer une donation nulle et illégale pour dépouiller la
succession de son actif principal, au détriment de cette dernière et à son seul
bénéfice personnel, commet non seulement un abus de droit sur le fond du
litige, mais abuse également de son droit d’ester en justice en persistant à
défendre l’indéfendable.
2931. L’abus de
procédure peut également résulter de la décision adoptée par une autorité
publique notamment une municipalité qui oblige un administré à intenter une
action en justice afin de protéger ses droits acquis.
On peut assimiler à cette situation, le cas du demandeur qui refuse une entente
ou un règlement à l’amiable et continue ses procédures alors que l’entente
proposée représente un règlement juste et équitable.
2932. L’exercice
raisonnable d’un droit ne peut cependant aboutir à la mise en cause de la
responsabilité de son titulaire pour abus de procédure.
Lors de son appréciation du caractère raisonnable ou abusif de cet exercice, le
tribunal ne doit pas tenir compte du résultat mais plutôt du fondement du
recours et de sa cause légitime par rapport à une personne raisonnable et
prudente qui cherche à faire valoir ses droits eu égard aux faits et aux
circonstances du cas d’espèce. Il en est ainsi lorsqu’un défendeur à une
instance civile dépose une plainte au criminel pour harcèlement contre le
demandeur. Même si elle a été retirée par la suite, cette plainte ne peut être
considérée comme abusive lorsque le défendeur-plaignant n’a commis aucun abus
de procédure, mais qu’il a fait sa plainte suivant la conduite du demandeur qui
a agi de manière inappropriée et abusive en envoyant des courriels de nature
diffamatoire.
[Page 1199]
2933. Par ailleurs, le fait de se prévaloir d’un droit fragile ou basé sur
une argumentation frivole ne permet pas de conclure automatiquement à l’exercice
abusif d’un droit. Ainsi, le fait de
contester une marque de commerce et d’intenter au même moment des procédures
afin d’en faire cesser l’utilisation, ne peut constituer un abus de procédure
même si le demandeur échoue dans ses démarches.
Également, la présentation d’une demande en rejet d’une action plus de dix ans
après l’introduction du recours ne constitue pas nécessairement un abus de procédure.
En d’autres mots, l’échec d’un recours n’implique pas nécessairement un abus de
la part de celui qui l’a exercé. Une telle conclusion
n’est envisageable que si la personne qui intente l’action savait ou devait
savoir qu’elle n’avait aucune chance raisonnable d’aboutir à l’une des
conclusions recherchées par sa procédure, de sorte qu’à la fin du procès, il
est devenu évident que son agissement était de mauvaise foi, ou un exercice
déraisonnable allant ainsi à l’encontre des exigences de bonne foi (art. 6 et 7 C.c.Q.).
2934. En général, le tribunal procède à une analyse des éléments ayant permis
au demandeur de se forger un avis sur la pertinence de son action. Il
sanctionne en fait l’attitude du plaideur qui, conscient du caractère mal fondé
de sa demande, s’aveugle volontairement et engage des
[Page 1200]
procédures.
Il convient de rappeler que c’est le critère du plaideur raisonnable et diligent placé dans les mêmes circonstances qui va permettre au juge de se prononcer sur le caractère mal fondé ou non d’une
demande en justice. Ainsi, est téméraire et constitue un abus de procédure la demande en dommages-intérêts
instituée par un individu suite à la saisie de son véhicule par les autorités policières alors qu’il conduisait sans
permis de conduire et immatriculation valides. Le caractère
abusif est évident lorsque cet individu réclame une somme démesurée en dommages
compensatoires contre la Société de l’assurance automobile du Québec en fondant
sa réclamation sur le prétexte de pouvoir se dissocier de celle-ci et sur un
droit fictif de se retirer de l’application de toutes les lois gouvernementales
en vigueur au Québec, dont celle relative au Code de la sécurité routière.
De même, est assimilé à de la témérité, la conduite d’une partie qui, après
clôture de la preuve, persiste à présenter des demandes pour rouvrir l’enquête,
et ce, même si elle a été mise en garde par son avocat que sa décision pourrait
être interprétée comme un abus de son droit d’ester en justice vu l’absence de
preuve valable pour faire valoir ses prétentions.
2935. Sera
également considérée comme téméraire et doit être rejetée l’action en
dommages-intérêts intentée par une personne ayant déjà donné une quittance à la
partie défenderesse en toute connaissance de cause, notamment de la faute
commise par cette dernière. Le caractère abusif d’une demande en justice peut
être évident dans le cas d’une quittance donnée à la suite de négociations
entre des parties représentées par leurs avocats respectifs.
Hormis des cas exceptionnels et des circonstances particulières justifiant l’annulation
de la quittance, le tribunal ne doit
pas hésiter à qualifier ces recours d’abusifs.
[Page 1201]
ii) Preuve de l’abus de procédure
2936. Une demande
en justice qui repose sur une assise juridique fragile ne peut être considérée
systématiquement abusive. En effet, ce n’est
que lorsque la preuve révèle des indices de mauvaise foi ou encore de témérité
que le tribunal pourra conclure à l’abus, car cette notion nécessite une preuve
démontrant une connotation de nuisance ou encore de comportement blâmable.
Un recours peut en apparence être valable en droit, mais son caractère abusif
devient toutefois évident à l’examen de son fondement. Il peut donc être
difficile d’évaluer la recevabilité en droit du recours exercé avant d’y
déceler un comportement blâmable chez l’individu, ou avant d’avoir entendu au
moins sommairement la preuve de la partie qui se plaint de l’abus.
Selon les enseignements de la Cour d’appel, dans son sens
usuel, le mot « sommairement » veut dire « brièvement,
promptement, sans les formalités de l’enquête et de l’instruction au fond ».
Pour se défendre, la partie à qui l’abus est reproché doit démontrer qu’elle n’a
pas agi de manière excessive et déraisonnable. Afin que le tribunal conclue, au
stade préliminaire, qu’il s’agit d’un cas qui justifie le rejet d’une demande
en justice, le requérant n’est pas obligé de démontrer que le recours est
abusif, mais simplement qu’il peut constituer un abus. Selon l’article 53
C.p.c., lorsqu’il n’est pas en mesure de conclure que le recours est abusif,
mais qu’il paraît y avoir un abus, le tribunal peut imposer d’autres sanctions
afin d’assurer le déroulement équitable de la demande.
Exceptionnellement, et tel que le prévoit l’article 53 C.p.c., dans le cas d’une
poursuite-bâillon, une demande en justice peut être rejetée au stade
préliminaire, lorsque le défendeur arrive à convaincre le tribunal que le
recours constitue un détournement des fins de la justice qui vise à restreindre
la liberté d’expression dans le contexte d’un enjeu collectif, même si le tribunal n’est pas en mesure de conclure à ce
stade que la procédure est manifestement mal fondée.
Le législateur a ajouté dans le nouveau Code de procédure civile une
règle prévoyant que la demande faite au tribunal de se prononcer sur le
caractère abusif d’un acte de procédure
[Page 1202]
limitant la liberté d’expression d’autrui dans le contexte
d’un débat public doit être traitée prioritairement (article 52(2)
C.p.c.).
2937. Il est
pertinent de souligner que la preuve du caractère
déraisonnable de la procédure ne doit pas être aussi
accablante que celle de l’intention de nuire, ce qui ne demande pas un examen
aussi complet de la conduite de l’instigateur de la procédure.
Les tribunaux ont pourtant rejeté
un recours pour abus de droit au motif que le demandeur n’avait pas prouvé les
conditions d’un tel recours alors que les prétentions de la partie adverse
étaient inexactes.
2938. La preuve de l’intention de nuire permettra de conclure plus
directement à la commission d’une faute. Il revient à la personne qui allègue l’absence
de fondement du recours d’en établir la preuve.
Bien que cette preuve puisse se faire par la démonstration de la présence de
malice ou de mauvaise foi de la part du justiciable, elle peut aussi être
satisfaite par l’établissement du caractère déraisonnable du nombre des actes
de procédures posés par ce dernier.
2939. Lorsque la
judiciarisation d’une mésentente est faite dans un esprit de légèreté, d’insouciance
ou de témérité de la part d’un justiciable, les tribunaux n’hésitent pas à sanctionner sa désinvolture. Le fait d’intenter
un recours dont le fondement est inexistant ou insensé, constitue un
comportement qui dénature le caractère solennel du processus judiciaire. Le
caractère futile ou déraisonnable d’un recours ne permet cependant pas d’inférer
automatiquement à la mauvaise foi du demandeur, mais plutôt à son incurie et sa
témérité. Cette preuve sera toutefois suffisante pour conclure à l’abus du
droit d’ester en justice. La notion de témérité
dans le contexte procédural a été définie dans la décision Royal Lepage Commercial inc. c. 109650 Canada
inc., comme le fait de procéder en justice alors qu’une
personne raisonnable et prudente placée dans les mêmes circonstances au moment
du dépôt de la
[Page 1203]
procédure ou de sa
présentation, conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure.
Il faut souligner qu’une cause difficile qui semble avoir peu de fondements
juridiques, ou bien que ceux-ci semblent minces, ne permet également pas de
conclure automatiquement à de la témérité du demandeur.
2940. Par application de la disposition prévue à l’article 54 C.p.c., indépendamment de sa bonne ou
mauvaise intention, une partie peut être condamnée à payer à l’autre partie des
dommages-intérêts en réparation du préjudice subi, notamment pour compenser les
honoraires et les débours que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le
justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs. Il importe de préciser
que les honoraires extrajudiciaires doivent avoir été « engagés » au sens de l’article
54 C.p.c..
2941. Bien qu’il puisse arriver qu’un acte de procédure soit posé sciemment
dans l’intention de nuire, il demeure cependant
que l’illustration la plus courante de ce type de procédure abusive soit l’arrestation
hâtive d’une personne ou la dénonciation téméraire sans preuve suffisante.
Ce type de procédure abusive est le fruit de la négligence, de l’imprudence ou
d’une certaine forme d’insouciance quant aux conséquences de l’instigation d’une
procédure. Cela ne signifie toutefois pas que la responsabilité de toute
personne ayant causé des dommages à autrui au moyen de procédures sera retenue; la mauvaise foi ou la témérité de l’instigateur d’une
procédure ne doit pas être confondue avec son égoïsme. La preuve de ce dernier
ne peut suffire par elle-même à rendre une procédure abusive. Le fait d’user de
l’appareil judiciaire pour des
[Page 1204]
fins personnelles au
détriment d’autrui ne représente pas une attitude nécessairement condamnable.
2942. Il importe de préciser que le fardeau de preuve sera renversé lorsque
la partie qui se plaint de l’attitude de son adversaire aura établi
sommairement que ce dernier a commis un abus de procédure, conformément à l’article
52 C.p.c. Dès lors, il appartiendra au défendeur de justifier son geste ou de
prouver qu’il n’était ni excessif, ni déraisonnable. S’il n’y parvient pas, le
tribunal le sanctionnera.
iii) Rôle et pouvoir d’intervention des tribunaux
2943. Le Code de procédure civile reconnaît
expressément le pouvoir inhérent des tribunaux de réprimer les recours abusifs.
Ces derniers peuvent notamment rejeter une action ou une procédure lorsque
celle-ci est frivole ou manifestement mal fondée, tout en condamnant la partie
déboutée à payer des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par l’autre
partie. C’est le cas lorsqu’un
époux est poursuivi en dommages-intérêts pour la seule raison qu’il a abandonné
le domicile conjugal alors qu’il y a absence d’allégations portant sur des
faits permettant de conclure à toute autre faute pouvant lui être reprochée.
L’article 51 du Code de procédure civile permet aux tribunaux, sur
demande ou d’office, de déclarer une demande en justice ou tout autre acte de
procédure abusif ou dilatoire. Dans cette hypothèse,
le défendeur ou l’intimé aura droit à des dommages-intérêts
[Page 1205]
sans avoir à établir la faute ou le lien de causalité entre celle-ci et les dommages subis. Il est toutefois important
de préciser que la conclusion qu’un recours est manifestement mal fondé n’entraîne
pas nécessairement l’attribution de dommages-intérêts.
L’article 54 C.p.c. permet au
tribunal d’intervenir en lui offrant une panoplie de mesures lui permettant de
sanctionner le comportement abusif de l’une des parties.
L’attribution de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi n’est que l’une
de ces mesures.
2944. Les articles
51 C.p.c. et suivants ont pour but de sanctionner l’utilisation abusive des ressources
judiciaires et les comportements disproportionnés des individus ayant recours
aux tribunaux. Ces articles peuvent être appliqués en tout temps et durant
toutes les étapes du déroulement d’instance. Ainsi, lorsqu’au stade de la
communication de la preuve, suivant une demande en ce sens, et après avoir
inscrit la cause pour instruction et jugement, une partie peut être autorisée
par le tribunal à demander à la partie adverse de produire des documents
additionnels. Cependant, une telle demande peut être considérée excessive et déraisonnable en raison du nombre
et du volume des documents à produire. Ainsi, le
Tribunal peut conclure que le droit de demander de la partie adverse la
communication des documents est exercé d’une manière déraisonnable et par
conséquent, constitue un abus de procédure justifiant dans les circonstances
son rejet ou l’attribution d’une indemnité pour l’autre partie à titre de
compensation pour les frais judiciaires et la perte de temps. Il importe de
noter que seul le juge saisi du dossier peut accorder des dommages-intérêts
afin de sanctionner un abus de procédure. En conséquence, en vertu de l’article
342 C.p.c., on ne peut réclamer des dommages-intérêts pour un abus de procédure
qui s’est produit dans un dossier précédent même s’il s’agissait d’un dossier
qui était pendant entre les mêmes parties.
2945. Les tribunaux doivent cependant faire preuve de prudence lorsqu’ils
appliquent les articles 51 et
suivants C.p.c. afin de ne conclure à un abus de procédure que lorsque celle-ci
est manifestement mal
[Page 1206]
fondée.
Ils doivent en effet prendre toutes les précautions nécessaires pour ne pas mettre fin au litige de manière
précipitée et donner la chance au demandeur d’être entendu et au défendeur d’avoir
le droit à une défense pleine et entière.
2946. Il importe
néanmoins de préciser que ces dispositions du Code de procédure civile ne
représentent qu’un moyen non exhaustif de sanctionner certaines formes de
procédures abusives. Il demeure que le régime général de faute, tel que codifié
à l’article 1457 C.c.Q., exige la
preuve de faits qui démontrent l’institution d’une procédure abusive.
Ces faits doivent être révélateurs d’un comportement qui contrevient à l’obligation
de bonne foi dans l’exercice des droits civils, telle qu’elle est codifiée aux
articles 6 et 7 C.c.Q., et constitue donc une faute civile.
Lorsque l’instigateur de la procédure est de mauvaise foi, son comportement
sera assimilable à une faute intentionnelle. De même, lorsqu’il intente une
procédure sans cause raisonnable et probable, de manière téméraire, il sera alors tenu responsable pour faute lourde.
L’intérêt de faire cette distinction réside dans la possibilité d’octroyer des
dommages exemplaires à la victime d’une procédure intentée dans l’intention de
nuire. Par ailleurs, la
victime ne peut obtenir une réparation pécuniaire, sans faire préalablement la
preuve d’un préjudice résultant de la procédure dont elle se plaint.
2947. En présence d’un
abus de procédure, le tribunal peut toutefois, conformément à son pouvoir
discrétionnaire prévu à l’article 1621 C.c.Q. et compte tenu de l’âge et de l’état
de santé de la partie qui commet un abus de procédure, refuser d’imposer des
dommages punitifs à cette dernière lorsqu’il constate que celle-ci ne comprend
pas toujours pleinement la portée des gestes qu’elle pose. C’est le cas par
exemple de la personne âgée qui est condamnée à payer des dommages
compensatoires et des honoraires pour avoir déposé une multitude de demandes
[Page 1207]
présentées inutilement, mais qui, compte tenu de son état de santé et du fait qu’elle
ne comprend pas tout à fait la portée de ces gestes, sera exemptée du paiement de dommages exemplaires.
2948. Il est important de rappeler qu’un défendeur poursuivi en justice a un
droit légitime à une défense pleine et entière, qui est même reconnu par l’alinéa
11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Il ne peut
toutefois exercer son droit de façon abusive et déraisonnable et dans le but de
retarder la tenue du procès. Il en est ainsi lorsqu’un défendeur produit in
extremis une demande afin de modifier sa défense et demande
reconventionnelle pour y ajouter des allégations qui en font une demande
entièrement nouvelle. Le tribunal doit être vigilant lorsqu’il appert que la
demande est faite dans le but d’étirer abusivement les procédures et éviter de
s’acquitter de ce qu’il doit au demandeur. C’est le cas aussi lorsqu’un
défendeur dépose une expertise à une date qui s’approche de la date du procès,
alors que la communication de
cette expertise était envisagée depuis plusieurs mois.
2949. Il ne faut
pas cependant conclure systématiquement à un abus de procédure, mais bien
vérifier la légitimité et la nécessité de la demande soumise par le
justiciable. Ainsi, une demande pour obtenir la permission de déposer une
expertise supplémentaire peut être valable et justifiée. Le tribunal doit se
renseigner sur la nécessité d’une telle demande avant de se prononcer sur son
opportunité. Il ne peut, lors de l’exercice de sa discrétion, faire économie du
droit à une défense pleine et entière et en refuser le dépôt d’une telle
expertise au motif que plusieurs expertises ont déjà été réalisées ou que cela
risque d’entraîner la prolongation de la durée d’audition. Ces motifs doivent
céder le pas au droit à une défense pleine et entière dans la mesure où une
partie serait autrement privée de répondre valablement à la preuve produite par
son adversaire.
2950. Lorsqu’une affaire est complexe et soulève une multitude de questions
factuelles qui nécessitent une preuve fouillée afin de déterminer le bien-fondé
des montants en litiges réclamés, la partie défenderesse ne peut être tenue
responsable au motif que le débat sur ces questions était long et que le
travail que le demandeur devait effectuer pour que sa cause aboutisse à un
dénouement était énorme. En effet, lorsqu’une cause soulève plusieurs problèmes
à caractère technique,
[Page 1208]
la partie qui cherche à
se défendre ne peut être tenue à payer des honoraires à son adversaire au motif
qu’elle a tardé à admettre sa responsabilité, et qu’elle a refusé d’en arriver
à une entente. Dans un tel cas, même si à première vue, il apparaît qu’un abus
de procédure ait été commis en raison de la durée du dossier, ainsi que du coût
que la cause a nécessité, il ne faut pas conclure systématiquement à un abus de
procédure, ni à la responsabilité de la partie blâmée. Comme la Cour d’appel l’a
déjà souligné, le simple fait qu’une partie n’ait pas réussi à convaincre le
tribunal de la justesse de ses arguments ne permet pas de conclure à un abus de
procédure de sa part, ni a posteriori d’avoir prolongé inutilement le
procès.
2951. Au stade d’une
demande incidente, le juge se trouve dans une situation délicate et devant deux
choix qui sont difficiles. Il en est ainsi lorsqu’il est saisi d’une demande d’amendement
et de production d’une expertise, s’il rejette la demande, il risque d’enlever
au défendeur son droit à une défense pleine et entière puisqu’à ce stade, il ne
peut pas se permettre d’apprécier le bien-fondé des allégations qu’on veut
ajouter par l’amendement. Par contre, s’il autorise l’amendement, il risque
aussi de permettre au défendeur de retarder le déroulement de l’instance, et
ainsi réussir dans ces moyens dilatoires. Devant une situation où le défendeur
a déjà retardé le déroulement de l’instance, le juge peut cependant autoriser
la demande d’amendement tout en condamnant le défendeur à payer un montant au
demandeur à titre de dommages-intérêts pour compenser pour les frais et
honoraires qu’il a encourus en raison des manœuvres procédurales du défendeur.
Sans lier le juge de fond, le juge de la chambre pratique peut aussi émettre
toute ordonnance visant à protéger le droit du demandeur en attendant qu’un
jugement au mérite tranche les questions qui sont en litige.
2952. Quoi qu’il en
soit, le juge de fond, s’il constate, après avoir entendu la preuve, que la
défense et demande reconventionnelle amendée est mal fondée, il peut conclure à
l’abus de procédure de la part du défendeur vu sa conduite dès le début de l’institution
des procédures et ses manœuvres durant le déroulement de l’instance. En tant
que juge de fond, il peut aller plus loin que le juge de la chambre pratique et
condamner ce défendeur à payer des dommages-intérêts pour compenser le
demandeur non seulement pour les frais et honoraires encourus, mais aussi pour
tout préjudice subi par ce dernier en raison du retard dans l’obtention du
jugement et du règlement du litige.
[Page 1209]
2953. Les tribunaux
peuvent, dans des cas exceptionnels, condamner un avocat à payer les frais de
justice de l’autre partie. À cet effet, le tribunal doit agir avec prudence
afin de ne pas effrayer les avocats ni les empêcher de remplir leurs devoirs
fondamentaux, de peur d’être condamnés. Il importe aussi de rappeler que l’objectif
principal d’accorder les frais de justice est d’indemniser la partie ayant eu
gain de cause et non de punir l’autre partie ou son avocat. Ce dernier ne
devrait donc être tenu aux frais de justice que s’il est démontré qu’il était
de mauvaise foi et, qu’en raison de celle-ci, ses procédures sont marquées par
des anomalies, entre autres, par la production de documents répétitifs et non
pertinents, par la multiplication des demandes et des motions excessives.
2954. Malgré son
pouvoir discrétionnaire étendu dans l’octroi des dépens, la Cour d’appel doit
intervenir lorsque la décision du juge de première instance cause une injustice
réelle ou manifeste à l’une des parties. À titre d’illustration,
en l’absence de mauvaise foi, lorsque la question en litige soulevée est une
question nouvelle qui ne profite pas seulement aux parties en cause, le juge de
première instance ne peut faire assumer au demandeur seul tous les coûts de son
choix procédural, et ce, même s’il conclut au rejet de l’action du demandeur en
raison de l’absence de compétence de la Cour. Le juge peut user de sa
discrétion pour condamner le demandeur à payer tous les dépens, mais doit
exclure l’honoraire spécial prévu à l’article 4 du Tarif des honoraires
judiciaires des avocats, ou mitiger
les frais de justice en conséquence. Conclure que le demandeur doit acquitter l’honoraire
spécial, engendrerait une injustice réelle compte tenu du fait que la question
en litige dépasse largement le seul intérêt des parties en cause.
– Sanction :
plaideur vexatoire
2955. Dans le cas
où une même personne commet plusieurs abus de procédure, exagère ou multiplie
les procédures abusives ou mal fondées, pour épargner aux autres citoyens les
conséquences néfastes d’un tel abus de procédure et afin de servir l’intérêt de
la justice, le tribunal peut recourir à une sanction qui va au-delà d’une
condamnation à des dommages-intérêts ou des honoraires. Il peut ainsi adopter
des mesures préventives afin d’empêcher l’instigateur de la procédure de
répéter ses gestes abusifs. Parmi ces mesures préventives, il peut rendre une
[Page 1210]
décision déclarant cet
individu justiciable vexatoire et ainsi, lui interdire toute possibilité d’introduire
une demande en justice à moins d’obtenir au préalable une autorisation du juge
en chef et de remplir les
conditions imposées par ce dernier conformément à l’article 55 C.p.c. D’ailleurs,
si l’individu déclaré plaideur quérulent veut déposer une nouvelle demande
auprès du tribunal, il devra respecter les règles établies aux articles 84 et
suivants du Règlement de procédure civile.
2956. Le tribunal
doit tout de même être prudent avant de rendre une décision déclarant un
individu plaideur vexatoire. Avant de rendre une telle décision, le tribunal
doit s’assurer que certaines caractéristiques soient remplies dans la conduite
et les comportements de l’individu. À cet effet, plusieurs facteurs ont été
retenus par la doctrine et la jurisprudence
afin de démontrer qu’un justiciable fait preuve d’un comportement vexatoire. Il
en est ainsi lorsque l’individu fait preuve d’opiniâtreté et de narcissisme
tout en se présentant davantage à titre de demandeur que de défendeur.
2957. Le plaideur
quérulent se caractérise également par le fait qu’il multiplie les recours
abusifs et successifs en n’apportant aucun nouvel élément dans le but d’obtenir
une conclusion favorable qui lui a été antérieurement refusée dans ses autres
demandes. Ce justiciable vexatoire allègue souvent des arguments juridiques qui
témoignent d’un caractère inventif et incongru. On dénote également que
certains plaideurs vexatoires, malgré de nombreux échecs rencontrés et leur
difficulté à payer les frais de justice et les frais judiciaires auxquels ils
sont condamnés, ont systématiquement recours aux tribunaux d’appels lorsqu’une
décision leur est défavorable.
2958. En outre, l’instigateur
quérulent démontre de l’intransigeance, de l’impertinence et de l’insolence. D’autres
facteurs peuvent également être pris en considération, notamment le fait de se
représenter seul, de rédiger des procédures longues, floues et contenant des
insultes, ainsi que d’appeler à témoigner des personnes qui ne se présentent
pas ou qui ne font pas directement référence au litige, etc..
[Page 1211]
Par ailleurs, il
convient de rappeler que ces caractéristiques ne sont pas cumulatives, c’est-à-dire qu’elles
n’ont pas à être toutes remplies afin que le tribunal déclare l’individu
plaideur vexatoire. En effet, le seul critère qui est nécessaire à la prise de
position par le juge est celui édicté par l’article 84 du Règlement de
procédure civile, soit que l’individu exerce son droit d’ester en justice
de manière excessive ou déraisonnable. C’est le cas
de l’individu qui intente un recours en dommages-intérêts pour la deuxième fois
à l’encontre du procureur général du Québec afin de compenser la perte de ses
prestations de dernier recours en revenant avec des prétentions inchangées et
en n’invoquant aucune faute. C’est le cas
également d’un justiciable qui intente plusieurs recours concernant des
allégations de complot et de discrimination raciale, alors qu’il se présente
seul et fait preuve d’opiniâtreté en tenant des propos inappropriés à l’égard
de la partie adverse ou qu’il demande la récusation des juges qui rejettent sa
demande ou dépose des plaintes contre eux. De même, l’individu
qui intente des recours contre des avocats sans avoir subi de dommage ni
démontré de fautes commises par eux, mais seulement dans le but de mettre de la
pression sur eux ou d’entacher leur réputation, doit être reconnu comme un
justiciable vexatoire par le tribunal. Il est
important de noter que bien qu’un plaideur vexatoire se représente souvent
seul, le fait pour une personne de ne pas être représentée ne permet pas de
conclure qu’elle a un comportement quérulent.
2959. Pour qu’il soit
déclaré plaideur quérulent, l’individu doit persister à intenter des recours à
l’encontre de la même personne ou ses procureurs dans le but manifeste de
harceler cette personne. Dans ce cas, il sera justifié de restreindre son droit
d’intenter tout recours en justice sans l’autorisation préalable du juge en
chef de la Cour supérieure qui, dès lors, pourra autoriser le recours à moins
que celui-ci ne
[Page 1212]
vise d’une quelconque
façon le différend avec la même personne. Par ailleurs,
un individu déclaré plaideur vexatoire ou quérulent devant plusieurs tribunaux
et qui continue néanmoins à essayer d’exercer d’autres recours peut, en plus d’être
restreint dans son droit de recourir aux tribunaux, être condamné à payer des
dommages-intérêts punitifs.
2960. Enfin, il est important de préciser que l’individu qui est déclaré
plaideur quérulent par le tribunal peut porter appel de ce jugement. La
jurisprudence a déjà reconnu qu’un tel jugement est susceptible
d’appel de plein droit.
Par ailleurs, l’individu déclaré plaideur vexatoire devra être en mesure de
démontrer que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et
dominante afin que l’appel soit accueilli, sans quoi la Cour d’appel ne pourra
pas intervenir dans l’appréciation des faits ayant donné lieu à la décision
rendue. À titre d’illustration,
sera rejeté l’appel d’une joueuse compulsive qui fut déclarée plaideuse
quérulente et vexatoire parce qu’elle a entrepris sans succès une croisade à l’encontre
de Loto-Québec à qui elle a reproché d’être responsable pour sa dépendance. La
Cour d’appel a justifié le rejet d’appel par l’absence d’une erreur manifeste
et dominante malgré que les recours de l’appelante aient été rejetés à trois
reprises sur la base de moyens préliminaires. En effet, dans les trois cas, les
juges se sont tout de même prononcés sur le fond de la question en considérant
que les conclusions de la demanderesse étaient irrecevables puisque les moyens
qu’elle invoquait étaient vraisemblablement mal fondés.
iv) Cause d’atténuation ou d’exonération de
responsabilité
2961. L’instigateur d’une procédure abusive peut dans certains cas se
disculper en invoquant le fait qu’il a consulté un avocat préalablement à l’exercice
de son recours en justice. Pour que cette
défense
[Page 1213]
constitue une fin de
non-recevoir à l’action en dommages-intérêts, il est nécessaire que le
défendeur démontre, afin de justifier sa bonne foi et son absence de témérité,
le fait qu’il a présenté à son avocat un exposé honnête et exhaustif des informations
pertinentes à la cause, et que c’est suite à cet exposé que ce dernier lui a
conseillé d’intenter la procédure litigieuse. Une telle preuve devrait suffire
à exonérer la responsabilité du défendeur, tout en rendant accessible à la
victime un recours pour faute professionnelle.
2962. Il importe de noter que le rejet d’une action ne peut être une cause
qui justifie une poursuite en dommages et intérêts pour le défendeur contre l’avocat
qui a institué la demande en justice même lorsque l’action rejetée est
qualifiée par le juge comme une demande abusive ou déraisonnable. Une telle
qualification ne fait pas présumer une faute extracontractuelle commise par l’avocat
du demandeur à l’égard du défendeur.
2963. Enfin, en matière d’octroi de dommages exemplaires, le tribunal peut
considérer l’âge et l’état de santé de la personne fautive afin d’atténuer sa
responsabilité. Les dommages exemplaires sont en principe accordés afin de
dissuader un individu ayant commis une faute intentionnelle de ne plus répéter
son acte. Or, lorsqu’un individu ne saisit pas complètement les gestes qu’il
pose et leur effet, le tribunal peut prendre en considération son état d’esprit
et refuser de le condamner à payer des dommages-exemplaires.
v) Distinction entre l’abus de procédure et l’abus
de droit
2964. Signalons que
l’abus de procédure se distingue de la faute éventuellement commise et qui,
elle, se trouve à l’origine d’un litige. L’abus de droit sur le fond du litige
intervient avant toute procédure; il
correspond le plus souvent à une faute contractuelle ou extracontractuelle.
Il peut ainsi s’agir de la contestation du droit détenu par une autre personne
ou de l’exercice excessif d’un droit et qui oblige l’autre partie à se défendre.
Un abus de droit peut également consister au fait qu’une banque en vue de nuire
à une entreprise empêche son inscription en bourse qui pourtant remplit tous
les critères requis et, ce, afin de faire
[Page 1214]
pression et l’amener à
se conformer à ses conditions. Or, en retardant ainsi la relance de l’entreprise,
la banque force celle-ci à faire faillite. Toutefois, un
abus sur le fond du litige peut en raison de l’insistance, l’attitude de son
auteur, se transformer en abus de procédure. Tel est le cas lorsque le
défendeur s’obstine à ne pas reconnaître le droit du demandeur.
L’abus de procédure, quant à lui, peut être la conséquence de l’existence d’un
abus de droit. Il peut aussi également résulter de la mauvaise foi du défendeur
dans le cadre des procédures.
– Intérêt de la distinction : sanctions
2965. La
distinction trouve son importance essentiellement dans l’attribution des
honoraires à titre de dommages-intérêts qui ont pour but de sanctionner la
mauvaise foi tout en assurant une saine administration de la justice. Le montant attribué doit compenser la partie victime
pour les frais et les honoraires qu’elle a été obligée d’encourir pour la
protection de ses droits en raison d’une procédure abusive.
En présence d’un abus de droit, le rejet des prétentions d’une partie, même s’il
peut donner droit aux frais de justice, ne signifie pas que la position de
cette dernière était abusive. Il faut un comportement contraire aux finalités
du système juridique afin que la Cour accorde à une partie le remboursement d’une
partie des honoraires. Par exemple, l’administrateur
d’une société qui entreprend une procédure revêtant un caractère de mauvaise
foi et de témérité peut être tenu solidairement responsable avec cette dernière
à payer les honoraires de la partie adverse, lorsque sa demande apparaît
démesurée et déraisonnable. Le tribunal peut aussi tenir compte des décisions
déjà rendues dans le dossier, des moyens soulevés tardivement et qui s’appuient
sur des bases fragiles qui se justifient difficilement en droit. Ainsi, doit
être considéré un abus sanctionnable, le fait d’introduire une demande en
révision judiciaire après avoir subi un échec clair en Cour d’appel, et en Cour
du Québec puisqu’une telle attitude dénote non seulement une
[Page 1215]
témérité, mais aussi de la mauvaise foi révélée par la volonté du plaignant de faire inutilement encourir des
honoraires à son adversaire.
2966. Un
courant jurisprudentiel cherche à adopter
une position modérée lorsqu’en l’absence
de faute intentionnelle, le justiciable commet quand même un abus de procédure. En d’autres termes, lorsque l’abus
se limite à un exercice déraisonnable des actes de procédures, sans qu’il y ait malice, mauvaise
foi ou faute intentionnelle, le tribunal peut tout de même,
conformément aux dispositions prévues
aux articles 6 et 7 C.c.Q., sanctionner cet abus par
une condamnation à rembourser à la victime une partie des honoraires encourus.
2967. Alors que, dans le cas de l’abus de droit, la sanction porte
principalement sur l’attribution d’une compensation pour les pertes, les
dommages ou le préjudice subis en raison de cet abus. De plus, dans certains
cas, la victime peut obtenir des dommages exemplaires lorsque l’abus constitue
aussi une violation d’un droit de la personnalité. Il faut toutefois noter que
l’attribution de dommages exemplaires peut exceptionnellement avoir lieu en cas
d’abus de procédure, surtout lorsque l’auteur de cet abus intente non seulement
une action totalement non fondée et inacceptable, mais que son comportement est
aussi empreint de mauvaise foi. Il en est ainsi, par
exemple, de la partie qui, dans un esprit de vengeance, intente un recours
manifestement mal fondé et voué à l’échec, en alléguant des faits qu’elle sait
être faux, et ce, en vue de causer un stress émotif à la partie adverse qui s’endette
pour se défendre en justice. Dans ce cas, l’absence de remords et l’esprit de vengeance de la partie requérante constituent
des motifs valables permettant à la Cour d’accorder des dommages exemplaires à
la victime des procédures abusives.
2968. La Cour d’appel,
dans l’arrêt Viel, a établi des critères stricts pour l’attribution de
frais extrajudiciaires. Il en ressort qu’une
telle réclamation n’est accordée qu’en cas d’abus dans le processus judiciaire,
ce qui implique l’existence d’une faute sur le fond du
[Page 1216]
litige.
Il nous semble toutefois que, dans des circonstances exceptionnelles,
et pour certains types de faute, une partie qui démontre une violation dans le cadre des procédures de l’un de ses droits fondamentaux peut obtenir une indemnité et le remboursement des frais extrajudiciaires lorsque les procédures contiennent des allégations portant atteinte à la réputation de la partie adverse. Il n’est pas nécessaire de déclarer l’auteur de
ces procédures comme plaideur quérulent et vexatoire. En l’absence d’abus de procédure, le tribunal peut accorder à la partie victime le remboursement des frais
extrajudiciaires qu’il a encourus, et ce, compte tenu de la conduite de la partie adverse qui se sert
des procédures comme occasion pour
porter délibérément atteinte aux
droits à la vie privée, à l’intégrité, à la dignité et à la réputation de l’autre
partie.
2969. Il
convient de souligner que l’attribution des honoraires est également tributaire de l’attitude du défendeur. En effet, l’action intentée par le demandeur perd son utilité en cas de cessation de la violation du
droit ou de désistement de la
personne ayant intenté la procédure judiciaire.
C. Le lien de
causalité
1) Notions générales
2970. Afin de réussir dans son action, la victime doit aussi pouvoir établir
le lien de causalité entre la faute et le préjudice dont elle réclame l’indemnisation.
La preuve du lien de causalité est une condition essentielle afin de retenir la
responsabilité de l’auteur de la faute
[Page 1217]
commise.
En effet, la commission d’une faute n’implique pas nécessairement que la
responsabilité de son auteur sera retenue dès lors que le dommage subi n’est
pas la conséquence de cette faute. En d’autres termes, la preuve d’une faute
commise par le défendeur ne donne pas lieu automatiquement à sa condamnation au
civil, même si les dommages allégués par le demandeur sont aussi établis en
preuve. Pour que le défendeur soit tenu responsable pour ces dommages, un lien
de causalité doit être établi entre ces dommages et la faute commise. De plus,
la preuve doit démontrer que ce lien de causalité est direct de sorte que les
dommages subis sont une conséquence immédiate de la faute commise.
Ainsi, le tribunal pourra déterminer le lien de causalité entre la faute et le
dommage, en faisant abstraction de la faute, de sorte que son évaluation pourra
se limiter à déterminer si le dommage serait néanmoins présent sans la
survenance de cette faute. En d’autres termes,
le tribunal ne pourra pas conclure à la responsabilité de l’auteur de la faute
s’il arrive à la conclusion que le préjudice subi par le demandeur aurait été
le même en l’absence de cette faute. À titre illustratif, le propriétaire d’un
tunnel ne peut être tenu responsable en raison de son défaut d’installer des
caméras de surveillance dans celui-ci, si ces caméras n’auraient pas eu un
effet dissuasif chez l’auteur de l’attaque qui a posé un geste spontané à l’égard
du demandeur victime. On ne pourrait donc conclure à la responsabilité de la
personne responsable du lieu où est survenu l’incident lorsque même en l’absence
d’une faute commise par lui, cet incident serait tout de même survenu. En
présence d’une
[Page 1218]
telle situation
factuelle, le tribunal ne peut conclure à des présomptions graves,
précises et concordantes comme l’exige
l’article 2849 C.c.Q..
2971. Il
existe deux théories principales
sur le lien de causalité : d’une
part, la théorie du dernier antécédent (proximité de la cause) et, d’autre
part, la théorie de la prévision raisonnable.
Ces deux théories ne semblent pas influencer pour autant
le travail des juristes québécois qui adoptent une approche distincte vis-à-vis
de la détermination du lien de causalité.
2972. En effet, on constate de façon générale une tendance chez les juges du
fond à considérer le lien de causalité comme une question de fait, en se
limitant, dans leur décision, à conclure en l’absence de lien entre les faits
reprochés au défendeur et le préjudice subi par le demandeur, sans toutefois
motiver leur décision en droit. Bien qu’il soit difficile de nier le fondement de cette
position, nous pensons qu’elle devrait être réajustée. Ces mêmes remarques sont
aussi valables en matière d’appel, où la Cour d’appel se déclare souvent incompétente
pour examiner une question sous
prétexte qu’il s’agit d’une question de fait et non de droit.
2973. Lorsqu’un jugement est porté en appel, la première question importante est presque toujours celle
de la norme d’intervention. Ainsi, lorsqu’une décision conclut à l’absence de
lien de causalité entre la faute et le préjudice, la norme d’intervention est
énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt St-Jean c. Mercier,
dans lequel la Cour statue que la détermination du lien de causalité est
une question de fait. Cette position a également été suivie par la Cour d’appel
dans des arrêts subséquents, où elle a indiqué qu’elle ne peut intervenir qu’en
présence d’une erreur manifeste et dominante dans la détermination de la
causalité.
[Page 1219]
2974. L’intervention de la Cour d’appel est nécessaire lorsque la question du
lien de causalité a été traitée par le juge du fond sans qu’il ne motive sa
décision en justifiant sa conclusion par les faits établis en preuve. Il en est
de même lorsque sa conclusion relative à l’existence d’un lien de causalité n’est
pas conforme à la preuve qui a été faite ou lorsqu’une telle conclusion est
inconciliable avec les faits établis. L’intervention
de la Cour d’appel est également justifiée lorsque le juge de première instance
commet une erreur manifeste et dominante dans l’appréciation de la preuve
relativement à la question du lien de causalité.
2975. Il nous
semble qu’une position médiane peut être adoptée entre ce courant
jurisprudentiel et la position de la Cour suprême qui a considéré, dans l’arrêt
Morin c. Blais, que la détermination
du lien de causalité est une question de droit. Il est ainsi souhaitable que la
jurisprudence révise sa position et considère le lien de causalité comme une
question mixte.
2976. La question
portant sur la nature du lien de causalité soulève toujours une controverse au
sein de la doctrine et de la jurisprudence. Même la Cour suprême, dans l’arrêt St-Jean c. Mercier, a tenté
de clarifier la position adoptée dans l’arrêt Morin c. Blais, sans
toutefois être convaincante.
2977. La position récente de la Cour suprême, où elle a qualifié l’erreur
commise dans la détermination du lien de causalité d’une erreur de droit,
oblige à faire deux remarques : d’abord,
il s’agit d’une affaire qui provient de la Cour d’appel de la
Colombie-Britannique, ce qui doit avoir moins d’impact sur l’état du droit au
Québec. De plus, il faut souligner la difficulté de la Cour suprême de prendre
une position claire et précise à ce sujet. Dans son jugement, elle qualifie d’une
part l’erreur
[Page 1220]
commise par le juge
dans sa détermination du lien de causalité d’erreur de droit, mais lorsqu’elle
examine la preuve soumise quant aux faits et au préjudice,
elle qualifie alors la question d’une question de fait. À notre avis, il s’agit
d’une décision qui aura moins d’impact au Québec et qui pourra difficilement
modifier la jurisprudence déjà établie en matière de lien de causalité.
2978. En somme, bien qu’il soit possible de faire la distinction entre la
causalité au sens purement physique et la causalité susceptible d’être reconnue
en droit, il demeure néanmoins que l’application de ces deux concepts lors de
la détermination du lien de causalité ne peut se faire que selon une analyse
des faits établis en preuve. Il est vrai que la causalité au sens purement
physique peut être une question de faits alors que la causalité susceptible d’être
reconnue en droit est une question de droit. En d’autres termes, lorsqu’il est question uniquement de la
causalité physique, c’est-à-dire, de déterminer les faits qui sont la cause
matérielle du préjudice, il s’agit d’une question de fait. Par ailleurs, lorsqu’on
fait référence à la causalité juridique et aux normes applicables en droit afin
de démontrer l’existence du lien de causalité, il s’agit alors d’une question
de droit. Cependant, force est
de constater qu’il est rare que l’un ou l’autre de ces concepts s’applique tout
seul lors de la détermination du lien de causalité. C’est pourquoi la
qualification de la question relative à la détermination du lien causal de
question mixte est justifiée.
2979. Deux autres
principes guident les tribunaux dans leur tâche. Dans un premier temps, on
détermine le lien causal entre la faute et le préjudice de façon à venir en
aide à la victime. Ainsi, lorsque deux chasseurs tirent chacun une balle de
même calibre mais qu’une seule de ces deux balles blesse la victime, le
tribunal applique la règle de la solidarité entre les chasseurs afin de ne pas
priver la victime d’un recours, faute de ne pouvoir établir le lien de
causalité. Cette règle a été
codifiée par le législateur à l’article 1480 C.c.Q. Soulignons que, dans le cadre d’une activité collective, la
responsabilité solidaire d’un participant ne peut être retenue si sa conduite n’a
aucun lien de
[Page 1221]
causalité avec le
préjudice subi et que la personne ayant commis l’acte fautif a été identifiée.
2980. Dans un deuxième temps, le tribunal sera aussi influencé par la nature
et l’intensité de la faute lors de la détermination d’une relation causale.
Ainsi, plus la faute est jugée sérieuse, moins le tribunal est exigeant pour la
détermination du lien de causalité.
2) La preuve du lien de causalité
2981. Le lien de causalité est établi lorsque le préjudice est la conséquence
logique, immédiate et directe
de la faute commise par le défendeur. De plus, la
doctrine et la jurisprudence enseignent que la cause du dommage doit être une
cause déterminante ou efficiente et non pas de simples circonstances ou l’occasion
du dommage. La défense de rupture
du lien de causalité peut être valable lorsque la preuve démontre à la fois l’existence
d’une cause de dommage ultérieure, et que la première faute n’est pas la cause
efficiente de ce dommage.
2982. La preuve du
lien de causalité peut être établie par présomption. Cependant, une telle
preuve peut être rejetée si la victime ne
[Page 1222]
démontre pas l’absence
de toute autre cause probable pouvant être à l’origine des dommages subis. On
peut ainsi présumer l’existence d’un lien de causalité lorsqu’un appareil de
mesure présente des déficiences suite à l’intervention d’un service d’entretien.
De même, dans le cadre d’une action en responsabilité intentée contre un
professionnel, le demandeur doit démontrer qu’il n’aurait pas subi un préjudice
sans la faute du professionnel. Le client d’un avocat doit aussi prouver qu’il
aurait eu gain de cause n’eût été les mauvais conseils reçus de son avocat ou
les procédures engagées par ce dernier.
2983. La présomption de lien de causalité est également applicable, lorsqu’un
règlement qui édicte les normes élémentaires de prudence
est adopté par les autorités compétentes en vue d’éviter
la survenance d’un accident. On peut conclure à l’existence
d’un lien de causalité dès lors qu’un accident se produit immédiatement après
le non-respect de la réglementation.
2984. Il convient toutefois de préciser qu’une simple contravention à une disposition réglementaire n’engage
pas nécessairement la responsabilité de son auteur, à moins qu’il ne s’agisse d’une
disposition concernant les normes élémentaires de prudence.
Dans ce dernier cas, la contravention à ces normes prévues peut constituer une
faute civile pouvant engager la responsabilité de son auteur pour le préjudice
subi. En effet, lorsqu’il s’agit d’une disposition réglementaire concernant
[Page 1223]
la sécurité publique, toute violation de cette
disposition peut faire présumer un
lien de causalité entre un
accident ayant suivi une telle violation et le préjudice subi par la victime. Il convient toutefois de souligner qu’une telle
présomption n’est pas absolue. Il
s’agit d’une présomption simple et
réfragable qui peut être repoussée par toute autre preuve
pertinente, soit par une démonstration que la cause ou les faits qui
sont à l’origine du préjudice n’ont aucun rapport avec la violation
de la disposition réglementaire ou qu’une telle violation
ne peut être la cause directe et immédiate de l’incident ou du préjudice subi.
En d’autres termes, le défendeur a la possibilité de repousser la présomption
en faisant la preuve que la cause de l’accident ne peut être sa contravention
au règlement mais bien une autre cause due à d’autres facteurs et faits qui ne
lui sont pas imputables.
2985. De la même façon, la violation par un propriétaire de la réglementation
municipale qui établit les normes de sécurité pourrait entraîner sa
responsabilité. La contravention à la réglementation municipale permet d’établir
un lien entre le décès d’un locataire lors d’un incendie et l’absence d’issue
de secours et d’avertisseur de fumée.
2986. Par contre, les lacunes dans la procédure d’inspection d’une
municipalité ne représentent pas une cause directe pour les dommages subis
suite à un incendie, lorsqu’il est prouvé que ce dernier résulte de la
défectuosité du système d’installation du chauffage.
2987. Il faut
conclure à l’absence de lien de causalité direct lorsque la preuve révèle que
le demandeur subit un dommage par ricochet. Cela se produit lorsque le préjudice n’est pas la conséquence directe
[Page 1224]
de la faute commise
mais résulte plutôt du préjudice causé par la faute initiale. Ainsi, le retrait
de l’offre d’achat par l’offrant acheteur ne peut être la cause directe de la
non-perception par le courtier immobilier de sa commission.
La personne qui subit des dommages directs suite à ce retrait ne peut être que
le destinataire de l’offre, soit le propriétaire de l’immeuble mis en vente.
Tant que la vente n’est pas évidente, le retrait de l’offre d’achat par son
auteur ne peut être la cause immédiate de la non-perception des commissions. De
la même manière, malgré que l’émission par une institution d’une traite à un
employé non autorisé au compte de son client commercial, constitue une faute
lourde dans son devoir de vérification, celle-ci ne peut être tenue responsable
des dommages subis par son client, étant plutôt la conséquence du détournement
d’argent par son propre employé. En d’autres mots, il y a absence de lien de
causalité entre la faute de la banque et le préjudice du client puisque les
dommages subis ne découlent pas de l’émission de la traite en soi, mais plutôt
du détournement des sommes par l’employé, gestes que le client a ratifiés en
raison de son inertie, alors qu’il avait été avisé par la banque qu’une traite
bancaire avait été obtenue par son employé. Bien qu’il en ait été avisé, le
fait pour le client de n’avoir contesté l’émission de la traite que des mois
plus tard, soit après avoir pris connaissance du détournement d’argent,
constitue une faute en soi qui est la cause immédiate du préjudice.
2988. La
démonstration du lien de causalité se fait selon une simple prépondérance de
preuve. Le tribunal n’a pas à
avoir la certitude de l’existence
d’un lien de causalité entre un événement et un dommage, une preuve probante
suffit. À titre d’illustration,
le courtier qui ne perçoit pas de commission en raison du non-respect d’une
promesse d’achat peut établir le lien de causalité entre les deux en démontrant
que la vente de l’immeuble à cette période était fort probable en raison de la
conjoncture du marché. Le tribunal doit
cependant
[Page 1225]
rejeter toute prétention hypothétique comme preuve du lien de
causalité. Dans le même esprit, le
courtier immobilier du promettant-acheteur qui a refusé de donner suite à une
offre d’achat ne peut être tenu
responsable des dommages subis par le promettant-vendeur qui lui reproche de
lui avoir fait perdre la chance de réaliser une vente plus avantageuse, sans que ce dernier
n’établisse un lien de causalité suffisant entre la faute et le dommage, c’est-à-dire
que la chance qu’il prétend avoir perdue l’a été à cause de cette faute.
En somme, l’existence d’un lien de causalité entre la faute et le dommage subi
doit, à la lumière du critère de la prépondérance, être probable, si celui-ci s’avère
uniquement possible, ce ne sera pas suffisant pour satisfaire ce critère.
Ainsi, la possibilité qu’un déversement d’une substance chimique dans une nappe
phréatique soit la cause de plusieurs cas de cancers dans une municipalité ne
permet pas de conclure à la preuve prépondérante d’un lien de causalité entre
la faute à l’origine du déversement et les dommages subis par les citoyens.
3) La rupture du lien de causalité
2989. Certains
événements peuvent rompre le lien de causalité entre la faute d’origine et le
préjudice et permettent ainsi à l’auteur de s’exonérer. C’est le cas, lorsqu’il
se produit un cas fortuit ou lorsqu’un tiers ou la victime commet subséquemment
une faute plus grave que celle qui a été commise par le premier agent.
Ainsi, par exemple, si une personne tombe sur un trottoir mal entretenu parce
qu’elle a été poussée par une autre personne, on ne peut tenir la municipalité
responsable du préjudice subi même si elle a commis une faute d’entretien.
2990. La doctrine et la jurisprudence confirment que l’intervention d’une
faute subséquente, commise par un tiers ou par la victime,
[Page 1226]
ayant un rapport
plus direct avec le dommage, et normalement imprévisible pour l’auteur de la première faute rompt le lien direct de causalité entre cette
faute et le dommage subi par la victime. Le novus actus représente un
élément nouveau qui constitue en
soi une nouvelle faute distincte de la faute initiale, et qui rompt le lien de causalité direct entre cette première faute et le préjudice
subi par la victime. Ainsi, l’auteur de la première faute sera dégagé
de toute responsabilité envers la victime, même si, selon la théorie de
la causalité adéquate, il aurait été possible de prévoir que le dommage subi
par cette dernière provient au premier chef de cette faute initiale.
Il importe toutefois de préciser que la rupture du lien de causalité peut être
non seulement le résultat d’une faute commise par une tierce personne, mais
aussi d’un événement non fautif.
2991. Pour qu’il
y ait rupture du lien de causalité, la faute subséquente doit être supérieure
ou au moins égale à la première, sinon les tribunaux
retiennent les deux fautes et opèrent un partage de la responsabilité, comme
nous le verrons dans nos commentaires sous l’article 1478
C.c.Q. Ainsi dans l’arrêt Hydro-Québec c. Girard,
la Cour d’appel a jugé que la victime qui s’était approchée d’un fil
électrique avait fait preuve de témérité et d’imprudence grossière et a donc
déclaré, contrairement à la Cour supérieure qui avait tenu la compagnie d’électricité
responsable des dommages dans une proportion de 25 % sous prétexte qu’elle avait quand même manqué à son obligation de
maintenir un système sécuritaire, qu’on ne pouvait conclure à un lien de
causalité entre le fait de n’avoir pas fourni le système le plus sécuritaire et
le préjudice subi. Toujours selon la
Cour d’appel : « La faute de l’intimé constituait
[Page 1227]
un acte nouveau et
indépendant (novus actus interveniens) lié directement au préjudice
subi ». Il convient également
de souligner que même si la théorie du novus actus interveniens a
essentiellement été appliquée en matière de responsabilité extracontractuelle,
ce principe juridique s’applique également en matière contractuelle lorsqu’une
nouvelle faute, plus grave que la première, est commise par un autre
contractant, contribuant ainsi au même préjudice que celui causé par la
première faute.
2992. Dans le même
ordre d’idées, le service d’incendie d’une municipalité peut, lors de son
intervention, commettre des erreurs indépendantes et étrangères aux actes posés
par la victime de l’incendie, lesquelles erreurs peuvent vraisemblablement
avoir un lien direct avec l’aggravation du dommage.
2993. Le Tribunal ne peut conclure à une rupture du lien de causalité entre
la faute initiale commise par l’un des défendeurs et le préjudice subi par le
demandeur à moins que ce défendeur ne démontre l’accomplissement de deux
conditions : il doit d’abord
démontrer que le lien de causalité existant entre sa faute commise initialement
et le dommage subi par le demandeur a été complètement arrêté par le novus actus interveniens; ensuite, il doit établir que la faute subséquente
commise par l’autre défendeur a créé un nouveau lien direct de causalité avec
le préjudice subi. Cette preuve vise à établir que la faute initialement
commise n’a pas un rapport direct avec le préjudice subi par le demandeur. En l’absence
de cette preuve, le Tribunal ne peut conclure qu’à un partage de responsabilité
entre les défendeurs.
2994. Ainsi, la faute nouvellement commise a pour effet de rompre le lien de
causalité existant entre la faute précédente et le préjudice.
La seconde faute se substitue ainsi la première dans la
chaîne de causalité et elle est dès lors considérée comme la cause véritable de
[Page 1228]
l’ensemble du dommage.
En effet, si la faute initiale peut causer un préjudice, la faute ultérieure
produit-elle, un dommage différent. Aussi, pour opérer une rupture du lien de
causalité et ainsi décharger l’auteur de la faute précédente, la gravité de la
faute subséquente doit être supérieure ou égale à la gravité de la première.
À titre d’illustration, les traitements inadéquats subis suite à un accident
peuvent être analysés comme un novus actus lorsqu’ils retardent la guérison ou aggravent l’état
de santé du patient. Toutefois, lorsqu’il
apparaît que le malade ne disposait pas d’énormes chances de rétablissement, on
ne peut affirmer que les traitements fautifs sont la cause de l’aggravation de
son état. Ainsi, lorsque la victime d’un accident de la circulation subit des
blessures susceptibles de dégénérer, on ne peut retenir l’effet causal des
fautes commises lors du traitement reçu, pour engager la responsabilité du
médecin traitant. De même, en dépit du
manque de sécurité de certaines installations, la responsabilité de la
municipalité peut ne pas être retenue en raison de l’attitude de la victime d’un
accident qui constitue un novus actus.
[Page 1229]
2995. Il faut
rappeler que le défendeur qui invoque la faute d’une tierce personne pour se
dégager de sa responsabilité, doit démontrer la rupture du lien direct entre sa
faute initiale et le préjudice subi par le demandeur. La preuve de la faute
consécutive commise par une tierce personne sera insuffisante pour faire rejeter
l’action, même si cette faute peut aussi être la cause du préjudice faisant l’objet
de la demande. À titre d’exemple, un créancier hypothécaire ne peut invoquer la
rupture du lien de causalité avec sa faute initiale qui consiste dans le fait d’avoir
versé le montant des indemnités reçues par lui de l’assurance au compte de son
client sinistré, alors que ce montant a été versé par l’assurance pour payer
les travaux de construction et de réparation de l’immeuble sinistré. Le défaut
du client d’utiliser le montant reçu pour payer à l’entrepreneur le coût de ses
travaux, ne peut être une faute pouvant écarter la responsabilité du créancier
hypothécaire. Dans ce cas, il n’est pas possible de parler de fait nouveau qui rompt le lien direct entre la faute initiale
et le préjudice, puisque ce lien direct doit disparaître et que le préjudice
doit survenir en raison d’une autre faute qui s’est produite sans rapport avec
la faute initiale. En d’autres termes, il faut qu’il y ait discontinuité entre
la faute initiale et le préjudice subi, sinon il s’agit de fautes
contributoires ou concomitantes. Le créancier hypothécaire ne s’est pas
comporté de manière prudente et diligente envers l’entrepreneur dans le
traitement des sommes reçues de l’assureur, puisque le fait de se contenter de
les verser au sinistré sans s’assurer qu’elles soient acheminées à l’entrepreneur
conformément à ses droits, constitue une faute ayant un lien direct avec le
préjudice subi, et ce, nonobstant la faute du sinistré de ne pas faire les
paiements à ce dernier. Ces fautes s’inscrivent dans la continuité et sont donc
concomitantes, puisque la conduite du créancier a permis au sinistré de
commettre la sienne.
2996. Il importe
toutefois de préciser que lorsque plusieurs fautes successives sont commises
sans incidence sur le préjudice initial, il sera difficile de conclure qu’elles
constituent un novus actus. À titre d’illustration, on ne peut retenir
la responsabilité des notaires qui sont intervenus dans les ventes successives
d’une propriété pour la disparition d’une servitude, dès lors que celle-ci
résulte du défaut d’inscription à l’index des immeubles par l’officier de la
publicité des droits. Il en va différemment
lorsque les interventions successives ont eu une incidence sur le préjudice.
Tel est le cas, lorsqu’un client consulte un professionnel qui commet une faute
dans l’exécution de son obligation et qu’il retient
[Page 1230]
par la suite les services d’autres
professionnels. Les consultations et traitements de ces professionnels
intervenus sur une période plus ou moins longue, auront pour effet de rompre le
lien de causalité entre le dommage subi par la victime et la première faute
commise par le premier professionnel.
4) Pluralité de fautes
2997. La
recherche de la cause directe ou du lien de causalité n’a pas pour effet d’empêcher
de retenir plus d’une faute pour expliquer la réalisation du préjudice.
Ainsi, un préjudice peut être dû aux fautes combinées du défendeur, de la
victime ou d’un tiers et la responsabilité respective de chacun s’appréciera en
fonction des circonstances prévalant au moment du dommage.
Il est donc possible alors de réduire la responsabilité du défendeur, en
fonction de la gravité de sa propre faute, en opérant un partage de la
responsabilité. Ce partage s’effectue
selon la gravité respective des fautes de chacun des participants au préjudice.
Il va de soi que ce genre de partage est, dans la plupart des cas, le résultat
d’une évaluation arbitraire, car la gravité d’une faute ne peut se mesurer que
de façon approximative.
[Page 1231]
2998. Par ailleurs,
lorsqu’il s’agit d’évaluer le lien causal en présence de pluralité de fautes,
le tribunal évalue d’abord si le préjudice est une suite immédiate et directe
de la faute en tenant compte des critères de la causalité adéquate et de la
prévisibilité raisonnable. Ainsi, dans son évaluation, le tribunal doit s’assurer
à la fois que le dommage causé est une suite logique, directe et immédiate de
la faute reprochée et en même temps que les auteurs respectifs de la faute
pouvaient raisonnablement prévoir la survenance du dommage.
2999. Dans les cas
où deux fautes successives et distinctes auraient contribué à un degré de
différence à un dommage subi par le demandeur, il y aura également partage de
responsabilité entre les auteurs de ces fautes. Même lorsque les deux fautes
ont été commises à intervalles, leurs auteurs demeurent responsables du
préjudice qui en résulte, à moins de faire la preuve que le lien de causalité a
été rompu entre la faute qui a été commise en premier et le préjudice subi. Il
appartient au défendeur qui cherche à faire rejeter l’action contre lui de
démontrer la rupture du lien de causalité entre sa faute et le préjudice subi
par le demandeur. Pour qu’il y ait une rupture du lien de causalité, il faut
démontrer que le lien entre la faute initiale et le préjudice a été arrêté
complètement avant la survenance de la deuxième faute.
En d’autres mots, il faut démontrer que le préjudice s’est réalisé en raison de
la deuxième faute commise par l’autre défendeur qui était en rapport direct
avec ce préjudice et que sans laquelle le demandeur n’aurait pas subi un tel
préjudice malgré la faute initiale. Sans cette démonstration, les auteurs de la
faute initiale et de la deuxième faute doivent assumer la responsabilité envers
le demandeur pour le préjudice subi. Il s’agit d’une responsabilité in
solidum, avec la possibilité pour chacun des défendeurs de faire la preuve
de sa part dans le préjudice causé par sa faute. Ainsi, les défendeurs peuvent
être condamnés solidairement à payer le montant de l’indemnité accordé par le
tribunal pour réparer le préjudice subi. Bien qu’en principe il appartienne au
demandeur de faire la preuve des dommages causés par chacune des fautes, le
Tribunal peut, lorsque ce dernier se trouve dans l’impossibilité de se
décharger de son fardeau de preuve en raison de la situation dans laquelle les
défendeurs l’ont mis, conclure à une condamnation solidaire.
[Page 1232]
D. Le préjudice
1) Notions
générales
3000. Outre la
faculté de discernement du défendeur et la présence d’une faute civile commise
par ce dernier, le demandeur doit démontrer que cette faute lui a causé un
préjudice. Rappelons à cet effet que dans certains articles du Code civil du
Bas-Canada, le législateur employait en général le terme « dommage »
et rarement le terme « préjudice ». Or, dans le Code civil du
Québec, on constate un changement où le législateur emploie bien souvent le
terme « préjudice ». Ce changement ne peut avoir pour effet de
modifier le droit de la responsabilité civile sur le fond.
Il vise à établir selon les circonstances propres à chaque cas une distinction
entre le terme « dommage » qui fait référence à un concept objectif
du dommage et qui représente les dommages subis et qui peuvent se trouver dans
des cas semblables et le terme « préjudice » qui englobe autre que le
dommage selon son concept objectif certains dommages devant être compensés en raison des circonstances propres à la
victime. En d’autres termes, le mot « préjudice » couvre à la fois
les dommages selon le concept objectif et les dommages subjectifs qui ont été
subis en raison non seulement de la faute commise par le défendeur mais aussi
des circonstances propres à la victime. Il faut donc faire la distinction entre
le préjudice qui est un terme plus subjectif, impliquant la prise en compte des
circonstances qui sont propres à la victime dans l’évaluation de celui-ci et le
terme « dommage » qui a une connotation plus objective impliquant une
référence aux conséquences de l’acte fautif sans prendre en compte les
caractéristiques propres à la victime.
3001. Ainsi, comme
l’objectif de la responsabilité civile est la réparation d’un dommage, la
responsabilité ne saurait exister sans un préjudice. En effet, la faute qui ne
cause aucun préjudice ne donne pas lieu à l’application du régime de
responsabilité civile puisque celui-ci vise essentiellement à réparer un
dommage.
3002. À cet égard,
la responsabilité civile se distingue de la notion de responsabilité pénale qui
vise, essentiellement, l’aspect coupable de l’acte que celui-ci cause ou non un
préjudice. La responsabilité pénale
[Page 1233]
veut réprimer certaines conduites tandis que la responsabilité civile vise à réparer le dommage causé.
3003. Le préjudice causé à la victime apparaît donc comme une condition sine qua non de
la responsabilité civile. Il revient au demandeur d’établir la preuve de ce
préjudice. Dans le cadre d’un
préjudice moral, en l’absence de toute preuve de nature médicale ou
psychologique, le tribunal peut se satisfaire d’un témoignage crédible afin de
déterminer l’existence du préjudice moral.
3004. Les règles de la responsabilité civile ne visent nullement l’enrichissement
indu aux dépens d’autrui et la détermination du montant des dommages tient
compte du caractère compensatoire de la réparation. De ce fait, en cas de cumul
des indemnités, les réclamations accordées par le tribunal seront réduites du
montant des indemnisations perçues par la victime.
En effet, certains régimes d’indemnisation autorisent la victime à obtenir une
indemnité complémentaire à celle déjà reçue. Ainsi, dans le cadre des accidents
de travail, lorsque le préjudice résulte de la faute d’un tiers, la victime
peut intenter une action afin d’obtenir une pleine compensation.
D’autres régimes d’indemnisation tels que la Loi sur l’assurance automobile ou
la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, interdisent
tout cumul des indemnisations.
3005. La réparation tient également compte du dédommagement reçu de l’assurance.
De même, en cas de non-respect d’une offre d’achat, la commission versée au
courtier lors de la revente de l’immeuble sera déduite de l’indemnisation qu’il
reçoit de la partie ayant fait défaut
[Page 1234]
de respecter son offre.
Par contre, le bénéficiaire d’un contrat d’assurance conserve son droit d’action
contre le responsable de la faute pour la totalité du préjudice subi dans la
mesure où son assureur ne dispose pas de droit de subrogation
3006. Lorsqu’il apparaît qu’une partie de la responsabilité du préjudice peut
être attribuée à la victime, l’indemnité qui lui est octroyée est également
réduite en conséquence. À titre d’illustration,
lorsqu’un détenu subit des dommages en raison de la faute commise par le
pénitencier dans la gestion de son dossier médical, le tribunal tiendra compte
lors de la fixation de l’indemnité pour préjudice moral, du fait que les
blessures initiales se sont produites lors de l’altercation qui a mené à son
incarcération.
3007. La réparation du préjudice peut avoir lieu en nature, mais force est de
constater que la plupart du temps, elle a lieu en argent. En effet, il est
difficile de compenser en nature un dommage corporel ou moral. Dans la vaste
majorité des cas, seule une somme d’argent représentant la valeur pécuniaire du
préjudice subi peut être offerte à la victime en guise de réparation.
Soulignons que le défendeur ne peut imposer à sa victime la compensation en
nature du préjudice.
2) Les caractéristiques du préjudice indemnisable
a) Un préjudice
direct
3008. Seul le préjudice direct subi par la victime donne droit à réparation.
La Cour suprême a eu l’occasion de se prononcer sur cette question dans l’arrêt
Congrégation des Petits Frères de Marie c. Regent
Taxi. Dans cette affaire, une congrégation religieuse réclamait des
dommages pour les frais encourus suite aux blessures subies par l’un de ses membres. La Cour suprême a jugé que le mot « autrui » devait être
[Page 1235]
pris dans un sens
large et que toute personne pouvant établir une relation causale directe entre la faute et le dommage pouvait se
pourvoir contre l’auteur du dommage, même si elle n’était pas la
victime immédiate. Cette décision n’a pas été sans susciter certaines dissidences, dont les plus fameuses sont
sans aucun doute celles des juges Mignault et Rinfret qui étaient
d’avis que seules les victimes immédiates
étaient désignées par le mot « autrui ». Cependant, un survol de la jurisprudence des dernières années nous
permet d’affirmer, à quelques exceptions près,
que le mot « autrui » désigne, encore de nos jours, non seulement la
victime immédiate, mais aussi toute personne qui subit un préjudice direct en
raison de la faute. Il peut s’agir, entre
autres, du conjoint de la victime, de ses proches,
de son employeur ou de toute autre
personne qui peut démontrer le préjudice direct qu’elle subit à la suite du
dommage causé à la victime immédiate. En corollaire du principe de l’autonomie
des personnalités juridiques, l’actionnaire ou l’administrateur ne peut donc
pas intenter un recours pour compenser le préjudice subi par la compagnie, sauf
s’il subit lui-même un dommage. De même, des
[Page 1236]
franchisés pourront
intenter une action contre des cofranchisés qui en raison de leur violation du
contrat de franchisage, créent une diminution de l’achalandage causant ainsi un
préjudice direct.
3009. D’ailleurs, les tribunaux québécois reconnaissent que si l’auteur d’un
préjudice doit supporter les caractéristiques particulières de la victime (Thin skull rule), alors il n’est pas
surprenant mais tout à fait logique qu’il lui incombe également d’indemniser
toute personne ayant subi un dommage directement relié au comportement fautif.
Dans les deux cas, la personne responsable se verra contrainte de supporter et
donc de compenser toutes les conséquences découlant directement de sa faute.
3010. Les frais d’expertise encourus par la victime pour l’évaluation des
dommages corporels et matériels font aussi partie des dommages directs.
De toute façon, les règles de pratique de la Cour supérieure
font en sorte que ces frais soient inclus dans l’état des frais.
Dans certains cas, les tribunaux permettent même à la victime de réclamer les
honoraires de son avocat. Tel est généralement
le cas
[Page 1237]
lorsque le défendeur a commis
un abus de procédure. Dans le cadre de
procédure d’expropriation, les frais extrajudiciaires constituent un dommage
direct dans la mesure où ils résultent essentiellement de la mise en œuvre de
la procédure d’expropriation. De la même manière,
lorsque des procédures judiciaires doivent être entamées afin de faire
respecter la réglementation municipale par un citoyen réfractaire, les
honoraires et frais d’expert déboursés par cette dernière constituent une suite
directe et immédiate du comportement fautif du défendeur. Cette conclusion sera
justifiée si une personne prudente et diligente, à la place du défendeur,
aurait pu prévoir que la municipalité allait engager ces dépenses pour honorer
ses obligations à l’égard de la réglementation qu’elle doit faire respecter
dans l’intérêt de tous les citoyens.
3011. La victime d’une faute extracontractuelle ne peut cependant réclamer
les intérêts qu’elle a dû payer sur une somme empruntée pour faire valoir ses
droits devant les tribunaux. En effet, ces derniers refusent d’accorder à la
victime le remboursement des intérêts payés sur une marge de crédit car il s’agit
de préjudice indirect.
b) Un préjudice
certain
3012. Afin d’être indemnisé, le demandeur doit démontrer que le préjudice, en
plus d’être direct, est certain. Ce qui signifie qu’il
doit faire la preuve qu’il s’est déjà produit ou qu’il est probable qu’il se
[Page 1238]
produise dans le
futur. Il faut donc établir par prépondérance que le préjudice est de
réalisation certaine, c’est-à-dire que selon toute probabilité, il se produira.
Il ne faut cependant pas confondre la notion de dommage futur avec celle de
dommage hypothétique. Le législateur a codifié à l’article
1611 C.c.Q. la règle selon
laquelle tout dommage, présent ou futur, doit être indemnisé.
3013. Dans certaines situations, la preuve du préjudice futur pose certains
problèmes d’évaluation; c’est le cas, par exemple, pour la perte de salaire
future d’une personne. Ce genre d’évaluation
comprend une certaine part de subjectif. Des difficultés d’évaluation du
préjudice peuvent également se présenter lorsque le préjudice subi consiste
dans une perte de clientèle suite à la confusion liée à l’utilisation d’une
marque de commerce.
3014. De plus, le
préjudice doit résulter d’une atteinte à un intérêt légitime. Aussi, la
jurisprudence refuse d’indemniser le préjudice résultant d’une activité
illégale ou illicite ou celui qui n’est pas
reconnu par la loi ou dont l’indemnisation irait à l’encontre de l’ordre public.
Soulignons que la notion d’ordre public évolue au gré du temps et est appelée à
varier d’une société à l’autre.
3015. Le jugement en responsabilité est définitif, cependant, le législateur
innove à l’article 1615 C.c.Q., en permettant désormais au tribunal de réserver
au créancier, à qui il a accordé des dommages-intérêts à la suite d’un
préjudice corporel, le droit de demander, en cas d’aggravation ou de rechute
non prévisible lors du jugement, un montant additionnel en guise de
dommages-intérêts pour une période d’au plus trois ans après la date du
jugement. À titre d’illustration,
la victime
[Page 1239]
d’un accident de ski
pourra demander un ajustement des dommages-intérêts reçus en raison de la
possibilité qu’elle développe de l’épilepsie comme conséquence de l’accident.
3) Les différents types de préjudice
3016. L’article 1457 C.c.Q.
précise qu’il est possible d’obtenir réparation pour un préjudice de nature
corporelle, matérielle ou morale. Le tribunal tient compte dans l’allocation de
l’indemnité tant de la perte subie que du gain manqué (voir l’art. 1611 C.c.Q.).
La réparation doit être intégrale, replacer la victime dans la situation où
elle se serait trouvée, n’eût été de la faute dommageable.
Ce principe fait en sorte que l’auteur de la faute prend la victime dans l’état
où elle se trouve lors de la survenance du préjudice. Il s’agit de l’application
d’une règle équivalente à celle connue en common law sous le nom de « Thin skull rule ».
Cette règle dicte que l’auteur d’un préjudice doit
supporter les caractéristiques particulières de la victime et répondre donc
également de l’aggravation d’une situation préexistante
et ce même si ces caractéristiques propres à l’individu ont pour conséquence de
rendre l’indemnisation plus onéreuse qu’elle ne l’aurait été normalement.
3017. La préexistence d’une faiblesse dans la condition physique de la victime n’exclut pas l’obligation
du défendeur de la compenser pour les dommages subis. Ainsi, lorsque l’acte
dommageable a réveillé un mal ou l’a aggravé, l’auteur du dommage doit répondre
de l’aggravation de la condition préexistante de la victime, qui doit être
indemnisée pour la durée pendant laquelle cette aggravation aurait pu ne pas
exister. Par exemple, un traumatisme à la suite d’un accident
[Page 1240]
peut accélérer le
déclenchement ou la prédisposition à une maladie. Dans ce cas, le tribunal peut
lors de la détermination de l’indemnité, tenir compte de la situation originale
de la victime avant l’accident et de l’incidence d’une condition préexistante
chez la victime par rapport à sa situation après le préjudice. En d’autres
termes, la Cour appelée à déterminer dans quelle mesure la faute du défendeur a
contribué de manière appréciable au préjudice doit évaluer si l’état antérieur
de la victime permettait de prévoir que sa condition évoluerait de manière
inévitable vers un état équivalent au dommage subi après l’accident. L’invalidité
partielle préexistante de la victime d’un accident n’écarte pas la
responsabilité de l’auteur du dommage mais cette responsabilité a pour limite
les conséquences inévitables de la condition personnelle de la victime.
Ainsi, si la victime se trouvait dans une situation défavorable avant la
survenance de l’événement dommageable, l’auteur du dommage ne peut être tenu
responsable que de l’augmentation du préjudice qu’il a directement causé.
3018. Il importe également de rappeler que le créancier a l’obligation de
minimiser son préjudice (voir l’art. 1479 C.c.Q.). Il ne faut cependant pas confondre cette obligation avec le
droit du défendeur d’invoquer des moyens de défense pour tenter de faire
réduire les dommages-intérêts réclamés par le créancier, puisque dans ce cas, c’est
le débiteur de l’obligation de réparer qui doit prouver que le créancier aurait
pu mitiger son préjudice.
a) Le préjudice
matériel
3019. Lorsque le préjudice subi est de nature matérielle, les tribunaux font
en sorte que l’indemnisation ne devienne pas une source d’enrichissement pour
la victime, tout en s’assurant toutefois que la
[Page 1241]
victime obtienne une
réparation intégrale. Ainsi, lorsque le tribunal fixe une indemnité visant à
remplacer un objet volé ou endommagé, il tiendra compte de la dépréciation de
ce dernier. De même, pour
déterminer les dommages-intérêts attribués au propriétaire d’une berge, il
tiendra compte de l’érosion déjà existante et de la plus-value résultant de
travaux.
3020. Notons que la tâche du tribunal dans l’évaluation du montant des
dommages matériels peut consister tout simplement à déterminer le coût de
remplacement d’un bien ou des dépenses
nécessaires à la réparation du bien ou du bénéfice
d’exploitation manqué en raison de l’immobilisation du bien.
Il peut également tenir compte de la possibilité de remédier au préjudice subi.
À titre d’illustration, aucune compensation n’est accordée pour la perte de
valeur d’une propriété dès lors qu’il est possible de rétablir la situation l’ayant
provoquée. Mais le propriétaire peut néanmoins bénéficier d’un dédommagement
pour la privation de droit
engendrée par la situation.
3021. Les dommages environnementaux sont désormais indemnisables. Certaines
difficultés peuvent toutefois apparaître quant à l’évaluation du préjudice
subi. En effet, le montant accordé est déterminé de manière arbitraire car il
est quasiment impossible de compenser avec exactitude une perte
environnementale.
b) Le préjudice
corporel
3022. Le préjudice
corporel pose certains problèmes d’évaluation car l’indemnisation d’une
atteinte à l’intégrité physique comporte aussi un certain degré de
subjectivité. Cependant, en 1978, la
Cour suprême est venue jeter un certain éclairage sur les modalités applicables
au
[Page 1242]
calcul de ce type de
préjudice dans trois arrêts clés : Andrews c. Grand and Toy Alberta Ltd.,
Thornton c. Board of School District no 57
et Arnold c. Teno. Dans cette désormais célèbre trilogie, la Cour a établi certaines règles obligeant
les tribunaux inférieurs à utiliser
des principes rigoureux et précis dans
l’établissement du montant des
dommages à accorder pour les préjudices de nature corporelle.
Ainsi, la Cour suprême exige que l’évaluation soit détaillée
et qu’elle se fasse à l’aide de différentes rubriques
regroupées sous trois chefs principaux : le coût des
soins futurs, la perte de revenu
et le préjudice d’agrément. L’octroi d’une somme
globale est interdit. Le montant maximum d’indemnisation pour le préjudice d’agrément
est fixé à 100 000,00 $.
3023. Une indemnité
pour ces différentes incapacités n’est attribuée qu’en présence d’une preuve
médicale ou d’une preuve qui
permet de déterminer la perte subie. Le droit à l’intégrité
physique fait en sorte que les tribunaux indemnisent le préjudice esthétique à
titre de
[Page 1243]
préjudice corporel.
Tel est le cas lorsque les interventions chirurgicales subies ou les blessures
ont laissé des cicatrices. Certains facteurs,
tels l’âge de la victime, son état matrimonial ou son sexe, influencent le
montant de l’indemnisation. Le préjudice esthétique peut aussi être la cause
directe d’une perte de gain, lorsque l’apparence physique de la victime est
liée à l’exercice de sa profession ou de son métier.
3024. Pour assurer une plus grande justesse dans la détermination du montant
des dommages à accorder, la Cour suprême a jugé que le calcul du montant de l’indemnisation
pour le préjudice corporel devrait se faire selon les méthodes du calcul
actuariel. Cette règle est d’ailleurs
codifiée à l’article 1614 C.c.Q. L’indemnisation
du préjudice corporel comprend l’ensemble des coûts passés et futurs et des
débours relatifs aux soins médicaux, infirmiers et pharmaceutiques fournis à
domicile ou en institution. Toujours en vertu de
l’article 1614 C.c.Q., le
législateur a décidé de fixer le taux d’actualisation pour le préjudice futur
par règlement.
c) Le préjudice
moral
3025. En plus de la compensation pour perte de jouissance de la vie, atteinte
aux affections, souffrances et préjudice esthétique, la victime d’un préjudice
peut obtenir réparation pour les dommages
[Page 1244]
extrapatrimoniaux, désignés sous le nom de dommage moral.
La réparation de ce préjudice comprend une indemnisation pour les souffrances et les douleurs et les effets
psychologiques de celles-ci sur la victime ainsi que les inconvénients
qu’elle subit. Ainsi, la réparation du préjudice peut comprendre une indemnisation pour la perte de l’honneur ou de la réputation
ou à la
vie privée. En effet, la personne victime de diffamation reçoit
généralement une indemnisation pour le préjudice subi du fait de l’atteinte à sa réputation.
Les victimes de
[Page 1245]
harcèlement
psychologique reçoivent également une indemnisation pour le préjudice subi,
notamment le stress, l’angoisse et les peurs.
3026. Le tribunal peut également accorder une indemnisation pour le préjudice
moral découlant de la perte de jouissance d’un bien ou d’un animal.
Il en est ainsi lorsque le préjudice subi bien qu’étant matériel a pour effet
de priver la victime de la jouissance de ce bien. Tel est le cas lorsque l’acquisition
d’un terrain a été motivée par la présence de nombreux arbres qui seront par la
suite abattus.
d) L’indemnisation
du solatium doloris
3027. Par ailleurs, dans l’arrêt Augustus c. Gosset, la Cour suprême s’interrogea sur l’existence en
droit civil québécois d’une indemnisation pour le chagrin et la douleur
éprouvés suite au décès d’un proche, soit le préjudice désigné sous le vocable
de solatium doloris. Par le passé, les tribunaux québécois, influencés par la Cour suprême
et le refus de la common law de reconnaître l’indemnisation par ricochet, ont généralement refusé de
reconnaître le solatium doloris.
Dans cette décision, soit après plus d’un siècle, la
Cour suprême a fini par déclarer que cette forme d’indemnisation s’inscrivait
naturellement dans la pleine reconnaissance des dommages moraux en droit civil.
Bien que cette
[Page 1246]
reconnaissance ait eu
lieu sous l’empire des articles 1053 et 1056 du Code civil
du Bas-Canada, les nouveaux articles 1457 et 1607 C.c.Q. mentionnent
dorénavant expressément le cas du préjudice moral.
3028. En ce qui concerne l’évaluation du quantum relatif au solatium doloris, celle-ci se fait de manière arbitraire, pour une large part. Les
tribunaux doivent néanmoins, lorsqu’ils se livrent à cet exercice, tenir compte
d’un certain nombre de facteurs tels que les circonstances entourant le décès,
l’âge de la victime et du parent, la nature et la qualité de la relation entre
la victime et le parent, la personnalité du parent et sa capacité à gérer les
conséquences émotives du décès, l’effet du décès sur la vie de ce dernier
compte tenu de la présence d’autres enfants, ou de la possibilité d’en avoir d’autres.
Il importe aussi de souligner qu’un tribunal appelé à évaluer le quantum
relatif au solatium doloris ne doit évidemment pas
tenir compte de la jurisprudence antérieure à l’arrêt Gosset. Quant aux lois d’indemnisation étatique, telles la Loi
sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels
et la Loi sur l’assurance automobile
qui prévoient respectivement une indemnisation de 2 000 $
et de 15 000 $ pour la perte d’un enfant, celles-ci ne peuvent servir de guide aux
tribunaux puisqu’elles visent à compenser un grand nombre de personnes, d’où le
caractère modique des sommes. Quelles que soient
les lignes directrices mises en avant, l’évaluation du solatium doloris demeure
assujettie aux limites du principe de la compensation intégrale, la prévisibilité et la modération devant
prévaloir sur la sympathie envers le parent victime du décès d’un de ses enfants.
3029. À ce sujet, il faut souligner le caractère modique des prestations
accordées à titre de solatium doloris, lequel vise à indemniser le
préjudice moral du parent dans son intégralité. La Cour suprême
[Page 1247]
a en effet considéré
que la somme de 25 000 $ pourrait représenter une somme raisonnable pour le décès d’un enfant; une somme de 20 000 $
a quant à elle était accordée à un conjoint ayant perdu
son épouse. Fort heureusement,
ces sommes ont été considérées par les tribunaux québécois comme un plancher
minimal, ces derniers ayant accordé des sommes plus importantes par la suite.
3030. De plus, d’après
une décision de la Cour supérieure, l’indemnisation
du solatium doloris n’est pas uniquement limitée au cas d’un enfant
décédé. Il semblerait donc que les parents dont l’enfant subit de graves
blessures par la faute d’un tiers et qui demeure sévèrement handicapé puissent
être indemnisés à ce titre.
3031. Il est finalement pertinent de souligner que la compensation ne se
limite pas au contexte familial; quel
que soit le lien qui unit le demandeur à la victime, les dommages accordés pour
compenser le solatium doloris
seront accordés sous réserve de la présentation d’une
preuve convaincante d’un préjudice direct. Ainsi, le
beau-frère d’une victime ne recevra aucune indemnité en l’absence de preuve de
liens affectifs solides.
3032. Dans le cadre
d’un recours successoral, c’est-à-dire celui qui vise le préjudice causé au
patrimoine de la victime, les héritiers ou les parents ne pourront se voir indemniser
pour un droit qui n’était pas entré dans le patrimoine de la victime avant son
décès. Tel est le cas,
notamment, de l’indemnité pour souffrance. Ils ne pourront en bénéficier que s’ils
rapportent la preuve de la souffrance endurée entre l’acte
[Page 1248]
fautif et le décès. Il en est de même pour
l’indemnisation de la perte objective d’années à vivre. Les parents d’un enfant décédé ne recevront pas d’indemnisation pour ce type de réclamation. Il en ressort donc que les réclamations pour la souffrance endurée par la victime décédée subitement sont
difficilement accueillies par les tribunaux. Par contre, lorsque la réclamation
porte sur une souffrance subie et vécue par une personne proche de la victime,
les tribunaux sont plus réceptifs.
3. Applications
et cas particuliers
A. La
responsabilité extracontractuelle découlant d’une violation de la Charte des
droits et libertés de la personne
3033. La Charte
des droits et libertés de la personne, à son
article 2, établit que l’abstention
peut constituer une faute. Cet article met fin
au débat relativement à l’obligation de porter secours en imposant un devoir d’apporter
de l’aide à toute personne dont la vie est en péril, sauf s’il existe un risque
pour la personne qui intervient ou pour les tiers ou à moins d’un autre motif
raisonnable pouvant justifier son abstention. Conséquemment, sera fautif l’individu
qui s’est abstenu de porter secours à une personne dont la vie était en péril,
alors qu’il avait la capacité, les moyens ainsi que le pouvoir d’agir et que
son intervention ne comportait aucun risque pour sa propre vie ou celle des
tiers. Il faut cependant souligner que le devoir de porter secours consacré par
l’article 2 de la Charte s’apprécie dans le cadre d’une obligation de moyens.
Contrairement au débiteur d’une obligation de résultat qui s’engage à arriver
aux fins recherchées, le débiteur de l’obligation de porter secours doit ainsi
prendre tous les moyens raisonnables, à sa disposition, pour y arriver.
[Page 1249]
3034. Rappelons que le non-respect d’une norme fixée par le législateur ou
établie par la jurisprudence ne constitue pas nécessairement une faute civile.
De même, la preuve d’une transgression à la norme ne permet pas d’engager à
elle seule la responsabilité civile de son auteur. Même en présence d’un devoir
d’agir, la seule preuve d’un manquement à ce devoir ne permet pas d’engager la
responsabilité de l’auteur qui s’est abstenu d’agir, à moins de faire aussi la
preuve qu’il lui était alors possible d’agir et qu’une personne prudente,
raisonnable et diligente placée dans la même situation aurait rempli ce devoir.
La violation d’une norme sociale
élémentaire de prudence que la jurisprudence ou la législation ne fait qu’exprimer
peut engendrer cependant une présomption de responsabilité.
3035. Il y a lieu ainsi de se demander si les obligations imposées par la
Charte n’ont pas eu pour effet d’établir une telle présomption, dans la mesure
où elles fixent la conduite raisonnable et prudente de toute personne
confrontée aux droits considérés fondamentaux par notre société. Notons que les
diverses normes édictées par le législateur risquent de faire varier la
conduite attendue d’une personne raisonnable placée dans les mêmes
circonstances. En raison de la
qualification donnée par la Charte québécoise, on peut s’attendre ainsi à ce
que certaines décisions assimilent la violation de droits garantis par la
Charte à une faute civile.
[Page 1250]
3036. Malgré la position nuancée des tribunaux, il nous semble toutefois que
l’entrée en vigueur de la Charte québécoise n’a pas eu pour effet de créer un
régime de responsabilité civile distinct de celui édicté par le Code civil
du Québec. Le demandeur
qui allègue une abstention en violation de la Charte québécoise doit tout de
même faire la preuve des éléments traditionnels du régime général de
responsabilité civile, à savoir la faute, le dommage et le lien de causalité.
La simple violation d’un droit fondamental ou d’un devoir établi par la Charte
ne saurait dans un aucun contexte constituer en soi une faute civile au sens de
la responsabilité civile. Dégagés
respectivement du droit public et du droit commun de la responsabilité civile,
les concepts d’atteintes illicites à un droit fondamental et de faute civile
justifient en effet certaines nuances quant à leur interprétation et
application.
3037. En présence de droits concurrents, la violation d’un droit garanti par
la Charte ne sera considérée une conduite fautive et contraire à celle attendue
d’une personne raisonnable, prudente et diligente que lorsqu’elle est
injustifiée compte tenu du principe de proportionnalité des droits. Il s’ensuit
qu’une fois la transgression à l’un des devoirs établis par la Charte démontrée
par le demandeur, la partie défenderesse, pour éviter que sa responsabilité ne
soit retenue, pourra faire la preuve du caractère raisonnable de sa conduite eu
égard aux circonstances.
[Page 1251]
Il nous semble, à cet égard, que la Charte des droits et libertés de la personne ne fait que préciser le devoir d’agir dans certaines
situations. Elle n’a pas pour effet de modifier l’obligation
générale de se comporter en personne prudente et diligente prévue à l’article
1457 C.c.Q. Les devoirs imposés par la Charte sont conformes aux critères
développés par la doctrine et la jurisprudence en application de la règle
générale contenue à cet article.
3038. Le défaut d’une personne de porter secours conformément à l’article 2
de la Charte n’emporte pas une présomption de faute à l’égard de son auteur. La
partie demanderesse qui allègue un manquement au devoir prévu par cet article
devra démontrer, dans un premier temps, que la vie de l’individu à qui l’on
devait porter secours était menacée et, dans un
deuxième temps, que le défendeur était en mesure de lui porter secours en tant
que personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. Une telle preuve
ne diffère pas de celle normalement requise en matière de responsabilité
extracontractuelle. Cela ne signifie pas pour autant que le défendeur, débiteur
de l’obligation de porter secours, ne peut faire aucune preuve ou contre-preuve
qui justifierait sa conduite. Au contraire, son intervention au stade de la
preuve devra être vigilante et efficace afin d’éviter que le tribunal, à la
lumière des faits et éléments établis par la partie demanderesse, n’en vienne à
retenir sa responsabilité. Ainsi, le défendeur pourra établir en preuve les
caractéristiques propres et particulières à sa personne qui justifient sa
transgression et la rendent raisonnable dans les circonstances de l’espèce. L’article
2 de la Charte permet, malgré la transgression démontrée par le demandeur, la
preuve par le défendeur du caractère raisonnable de sa conduite eu égard aux
caractéristiques propres à sa personne, telles que son âge, sa condition
physique, ses habiletés pour intervenir efficacement ainsi que tout autre
facteur ayant rendu risquée l’exécution de son devoir, pour lui ou pour les
tiers.
[Page 1252]
3039. Cette position est conforme à notre tradition civiliste et aux
principes de droit qui constituent le fondement du régime de responsabilité
civile extracontractuelle. Ces principes veulent que l’abstention ou l’omission
d’agir pour éviter qu’un préjudice ne soit causé à autrui, constitue une faute
civile lorsqu’une personne raisonnablement prudente et diligente placée dans
les mêmes circonstances, aurait agi et rempli son devoir.
3040. Il ne faut pas s’attendre en droit civil à des lois statutaires qui
prévoient des règles couvrant toutes les situations imaginables où il y a
omission de la part des citoyens. On ne saurait en ce sens exiger qu’un devoir
spécifique soit prévu législativement pour tous les actes constitutifs d’une
faute civile. Notre tradition civiliste nous enseigne que le législateur se
restreint à énoncer et édicter des principes, tout en laissant aux tribunaux le
soin de veiller à leur application à des faits ou à des situations qui sont
compatibles avec l’esprit de la loi.
1) L’indemnisation de la violation des droits fondamentaux
3041. De plus, c’est par l’entremise de l’article 1457
C.c.Q. qu’il est possible de sanctionner les violations
aux droits fondamentaux protégés par la Charte des droits et libertés de la
personne et d’octroyer ainsi des dommages pour le préjudice moral
ou matériel subi par la victime. Une victime peut donc être compensée lorsqu’on
porte atteinte à l’un de ses droits fondamentaux et qu’il résulte de cette
atteinte un impact ou un inconvénient psychologique, notamment de l’anxiété ou
du stress. L’évaluation de ce
type de dommages doit se faire conformément aux règles applicables en matière
de dommages extracontractuels.
3042. En effet, la violation d’un droit protégé par la Charte équivaut à une
faute civile. À cet égard, le régime général de responsabilité civile, codifié
à l’article 1457 C.c.Q., précise
que les règles de conduite dont la violation est susceptible d’engager la
responsabilité de leur auteur peuvent dorénavant découler de la loi. Avec cet
ajout, le législateur confirme son intention de ne pas vouloir limiter le
régime de responsabilité civile instauré par cet article au seul domaine du
Code civil.
[Page 1253]
Le recours en dommages-intérêts prévu par l’article 49 de la
Charte est préalablement assujetti à l’examen du
comportement fautif que constitue une violation de la Charte de la norme de
bonne conduite codifiée à l’article 1457 C.c.Q. Tel que la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Fédération
des employées et employés de services publics inc. c. Béliveau
St-Jacques, la Charte ne
crée pas un régime parallèle d’indemnisation et n’autorise pas une double
indemnisation pour une même situation factuelle; il existe donc un
chevauchement entre le régime de la Charte et celui du Code civil pour la
compensation de préjudices résultant d’une atteinte à un droit protégé dans la
Charte.
a) Dommages
punitifs
3043. L’article 49 al. 2 de la Charte prévoit, quant à lui, l’octroi de dommages exemplaires ou
punitifs en cas d’atteinte illicite et intentionnelle à un droit garanti par
celle-ci. Tel que leur nom l’indique,
ces dommages n’ont pas une vocation compensatoire; ils visent plutôt d’une part à exprimer la réprobation sociale
vis-à-vis des atteintes délibérées aux droits et libertés reconnus et, d’autre
part, à prévenir de futures atteintes en cherchant à dissuader leur auteur.
Il s’agit essentiellement d’une réclamation accessoire. Soulignons qu’en raison
du caractère dissuasif que peut avoir l’octroi de dommages exemplaires, le
[Page 1254]
tribunal peut
refuser d’accorder une indemnité à ce titre alors que les conditions d’attributions sont réunies.
3044. Il convient également de souligner que la solidarité entre les
défendeurs ne se présume pas lorsqu’il est question de condamner l’auteur
fautif à payer des dommages exemplaires, car ceux-ci sont rattachés au
caractère intentionnel de l’atteinte puisqu’ils visent à dissuader l’auteur de
reproduire ses actes. En effet, la Cour d’appel
a récemment réitéré sa position selon laquelle la présomption de solidarité
édictée à l’article 1526 C.c.Q. ne trouve pas application en matière de
dommages punitifs, et ce, même s’ils sont attribués à la suite d’une faute
extracontractuelle, puisque contrairement aux dommages-intérêts compensatoires,
dont la finalité est la réparation du préjudice, les dommages-intérêts punitifs
visent à punir la conduite fautive et à prévenir la récidive.
Pour la même raison, si une personne engage sa responsabilité pour le fait ou
la faute d’autrui, celle-ci ne peut être tenue de verser des dommages punitifs
à moins que la preuve démontre qu’elle a également commis une atteinte
intentionnelle à l’égard de la victime. Dans le même
ordre d’idées, aucun dommage exemplaire ne peut être accordé lorsque la
personne responsable de la violation du droit est elle-même décédée. Ainsi, la
succession d’une personne ayant commis un meurtre sur un membre de sa famille
ne sera pas condamnée à verser des dommages exemplaires.
3045. Conformément aux dispositions de l’article 1621
C.c.Q., le tribunal doit prendre en compte la situation
patrimoniale du débiteur et l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà
tenu avant d’accorder des dommages exemplaires. En général, le tribunal ne les
accorde qu’exceptionnellement et leur montant ne doit pas excéder ce qui est
nécessaire pour assurer leur fonction préventive. Ainsi, lorsqu’une
organisation ou son représentant porte atteinte de manière illicite et
intentionnelle à la réputation d’une personne, et qu’eu égard aux
circonstances, la mesure
[Page 1255]
de la réparation accordée au titre des dommages-intérêts compensatoires demeure insuffisante pour corriger la
situation, le tribunal peut accorder des dommages punitifs proportionnels aux
moyens et à la situation patrimoniale de l’auteur du dommage. Afin que l’octroi
de dommages punitifs ait l’effet escompté soit de dissuader l’auteur de l’acte
fautif, le montant accordé à la victime doit être déterminé en considération de
la situation patrimoniale du défendeur fautif. De même, le statut corporatif de
l’auteur du dommage influence la détermination du montant de la pénalité,
puisqu’une personne morale bénéficie d’une situation patrimoniale généralement
plus avantageuse qu’une personne physique et ce, particulièrement lorsque la
condamnation résulte de ses pratiques commerciales.
Le tribunal peut également tenir compte du statut de l’auteur du comportement
répréhensible notamment lorsqu’il s’agit d’une personne qui doit selon toute
attente, s’abstenir à poser les gestes qu’elle a posés. C’est le cas de l’État
ou d’un organisme public qui se donne une conduite indigne ou qui choque la
conscience de la collectivité.
3046. Au cours des dernières années, la question s’est posée à savoir ce qu’il
fallait entendre par l’expression atteinte illicite et intentionnelle. Deux
approches jurisprudentielles semblaient s’opposer : l’une assimilait l’atteinte
illicite et intentionnelle à la faute lourde, comme faisant entre autres
référence à une insouciance déréglée et téméraire; tandis que l’autre exigeait comme condition sine qua non une preuve du caractère voulu, conscient et délibéré de l’acte posé.
La Cour suprême, dans l’affaire Québec (Curateur public) c. Syndicat
national des employés de l’hôpital St-Ferdinand,
opta pour la seconde approche, en énonçant un critère moins strict que l’intention
particulière mais qui dépasse toutefois la simple négligence.
3047. Cette
décision est venue mettre un terme au débat en précisant que c’est l’atteinte
illicite qui doit être intentionnelle et non la faute. Il existe deux critères
qui nous permettent de déterminer si l’on est en présence d’une atteinte
illicite et intentionnelle à un droit garanti par la Charte. Premièrement, sera
considérée comme intentionnelle,
[Page 1256]
l’atteinte à un droit, si l’état d’esprit de l’auteur dénote une volonté de causer
les conséquences découlant de son
acte. Deuxièmement, l’atteinte
pourra également être jugée intentionnelle,
si une personne raisonnable placée dans les mêmes
circonstances connaissait ou aurait dû connaître les conséquences immédiates ou
extrêmement probables de son geste.
3048. Par ailleurs,
il est important de souligner que l’insouciance ou la négligence, quelle que
soit sa gravité, ne rencontrera donc pas à elle seule les exigences de l’article
49 al. 2 de la Charte. L’illustration la
plus marquante de ce principe est l’affaire Augustus c. Gosset
à l’occasion de laquelle la Cour d’appel et la Cour suprême ont refusé de
condamner à des dommages exemplaires un policier qui a tué un jeune homme de 19 ans en utilisant son arme de manière
négligente. De même, la personne qui, au cours d’une partie de hockey, inflige
des blessures à un adversaire ne se verra pas condamnée à des dommages
exemplaires en l’absence de toute preuve du caractère volontaire de son acte.
Les agents de sécurité qui humilient une personne soupçonnée de vol ne seront
pas non plus condamnés au paiement de dommages exemplaires en l’absence de
toute insouciance déréglée dans leurs agissements.
De même, un journal qui publie la photographie d’une personne sans avoir
connaissance de la sensibilité de cette dernière et du fait qu’elle voulait
rester dans l’anonymat, ne pourra être condamné à payer des dommages
exemplaires, car il ne souhaitait pas les conséquences de son acte.
3049. Bien que les deux conditions soient requises pour l’octroi de dommages
punitifs, à savoir une atteinte illicite et intentionnelle à un droit reconnu
par la Charte, il n’en demeure pas moins que la condition relative à l’atteinte
intentionnelle peut dans certains cas être présumée. Ainsi, en matière de
violence sexuelle et conjugale, la victime n’aura pas
[Page 1257]
à démontrer l’élément
intentionnel de l’atteinte puisqu’il est évident que l’agresseur ne peut
ignorer les conséquences graves de ses gestes sur sa victime.
3050. Il importe également de mentionner que lorsqu’un défendeur a déjà fait
l’objet d’une condamnation devant une juridiction pénale pour la même faute,
cela peut fortement influencer le juge dans sa décision d’octroyer ou non des
dommages exemplaires en vertu de l’article 49 al. 2 de la Charte.
En effet, avant l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, un courant
jurisprudentiel était à l’effet qu’une condamnation pénale contre l’auteur
fautif constituait un motif qui empêchait le juge d’accorder des dommages
punitifs. Par ailleurs, le législateur
n’a pas retenu cette condition lors de l’adoption de l’article 1621 C.c.Q. qui encadre l’octroi des dommages
punitifs en droit québécois. Ainsi, la condamnation pénale de l’agent fautif n’est
pas en soi un motif qui exclut l’attribution de dommages exemplaires.
Néanmoins, il convient de souligner que c’est un critère primordial à prendre
en considération lorsque vient le temps d’évaluer si la vocation préventive et
dissuasive de ces dommages est atteinte, afin de ne pas imposer un fardeau trop
lourd au défendeur. Ainsi, dans le cas où
l’auteur est un récidiviste, le tribunal aura tendance à accorder des dommages exemplaires en plus de la peine
accordée au niveau pénal. En somme, le seul
fait d’imposer à
[Page 1258]
l’auteur d’une faute
une quelconque punition ne constitue pas en soi une fin de non-recevoir à une
action en dommages exemplaires.
3051. Il importe également de mentionner que l’article 49 al. 2 de la Charte n’est pas destiné à permettre l’octroi de dommages
exemplaires dans le cas où un défendeur aurait déjà fait l’objet d’une
condamnation devant une juridiction pénale pour la même faute.
Cependant, de tels dommages seront accordés lorsque le défendeur récidive.
3052. Toutefois, le seul fait d’imposer à l’auteur d’une faute une quelconque
punition ne constituera pas automatiquement une fin de non-recevoir à une
action en dommages exemplaires.
3053. L’application de l’article 49 al. 2 de la Charte a
suscité une controverse dans la jurisprudence quant au caractère accessoire ou
autonome des dommages exemplaires. En effet, depuis l’arrêt Béliveau
St-Jacques de la Cour
suprême, deux courants jurisprudentiels opposés se sont créés.
Ainsi, l’un des courants de pensée estime que les dommages punitifs doivent
être uniquement considérés comme étant l’accessoire des dommages compensatoires.
D’autre part, certains estiment que ceux-ci peuvent être accordés de manière
complètement autonome, étant donné leur fonction réprobatrice. Ils n’ont donc
pas nécessairement à être accompagnés d’une condamnation à verser des dommages
compensatoires pour être attribués.
[Page 1259]
3054. La Cour suprême, en 2010, dans
la décision de Montigny c. Brossard (Succession),
est venue trancher en faveur de la seconde option. Ce jugement reconnaît
donc le caractère autonome des dommages exemplaires qui peuvent être octroyés,
même en l’absence de dommages compensatoires. D’ailleurs, c’est en tenant
compte des rôles de punition et de dissuasion, ainsi que de l’aspect préventif
des dommages exemplaires prévu à l’article 1621 C.c.Q., que le tribunal ajoute
à ces dommages une vocation dénonciatrice. Ainsi, c’est dans cette optique qu’il
considère que, dans certaines situations où il y a une atteinte grave à un
droit garanti à la Charte, tel que le droit à la vie, même si la personne
responsable de cette violation est décédée, la succession
de cette personne pourra être condamnée à verser des
dommages exemplaires.
3055. Pour la même
raison, aucun dommage exemplaire ne peut être accordé lorsque la personne
responsable de la violation du droit est elle-même décédée. Ainsi, la
succession d’une personne ayant assassiné les membres de sa famille ne sera pas
condamnée à verser des dommages exemplaires.
3056. Enfin, l’octroi de dommages-intérêts punitifs est soumis à la
discrétion du juge. Ainsi, sa décision ne pourra être renversée à moins qu’il s’agisse
d’une erreur de principe ou d’une erreur sérieuse d’évaluation.
3057. Précisons également que certaines lois particulières prévoient la
condamnation à des dommages exemplaires dans le but de protéger certains biens
ou droits et prévenir toute atteinte. Ainsi, la Loi sur la protection des
arbres accorde des dommages exemplaires en cas de coupe négligente d’arbres
sans égard au caractère volontaire ou non de l’acte.
Tel est le cas également de la Loi sur l’accès aux documents des organismes
publics et sur la protection des renseignements personnels,
qui attribue des dommages exemplaires en cas de
violation de la
[Page 1260]
confidentialité lors de
la transmission de renseignements nominatifs. Cette loi produit le même effet
que l’article 49 de la Charte
des droits et libertés de la personne, dans la mesure où elle protège de toute
atteinte illicite et intentionnelle.
3058. Certains autres montants, autres que des dommages exemplaires, peuvent
aussi être attribués en guise de réparation. Ainsi, un montant pour couvrir les
frais de gestion du capital accordé peut être attribué.
Par contre, le montant de l’indemnité ne peut être réduit afin de rendre compte
des aléas négatifs de la vie, sauf si la preuve de ces aléas est établie.
3059. Les tribunaux doivent tenir compte du décès de la victime dans le
calcul de l’indemnité pour atteinte à l’intégrité corporelle, lorsque celle-ci
décède avant que le jugement d’indemnisation ne soit rendu.
3060. Cela peut sembler étonnant compte tenu du caractère inévitable de la
mort, il est également possible pour la succession de réclamer de l’auteur du
préjudice d’être indemnisé pour les frais funéraires, lorsque le décès de la
victime survient. Cependant d’une part, seuls les héritiers peuvent réclamer d’être
indemnisés sous ce chef et, d’autre part, ces derniers ne peuvent l’être qu’à
condition d’avoir préalablement acquitté les frais funéraires.
Bien que cette règle ne fasse pas l’unanimité,
les
[Page 1261]
tribunaux, par souci d’équité,
n’accordaient cette indemnité, sous l’empire du Code civil du Bas-Canada, que
lorsque l’insolvabilité de la succession était démontrée. Fort heureusement,
avec l’avènement du Code civil du Québec, il apparaît que ces frais sont
considérés comme des dommages directs pour lesquels la succession doit obtenir
le remboursement.
3061. Le troisième alinéa de l’article 1457 C.c.Q. complète l’exposé des principes généraux de la responsabilité
civile en énonçant le principe relatif à la responsabilité du fait d’autrui ou
du fait des biens dont on a la garde.
3062. Ce sont les articles 1459 à
1465 C.c.Q. qui posent les règles
spécifiques à l’application du régime de responsabilité du fait d’autrui ou du
fait des biens qui découle naturellement de la règle générale contenue à l’article
1457 C.c.Q., quant à l’obligation
de réparation du préjudice causé par le fait ou la faute d’autrui, dans les cas
prévus par la loi ou selon les normes de conduite en vigueur dans une société.
B. La
responsabilité extracontractuelle découlant de la violation d’une obligation
contractuelle
3063. De par le parallélisme existant entre ces deux régimes de
responsabilité civile, un cocontractant ne peut se limiter qu’au respect de ses
obligations contractuelles. Il doit se conformer tant aux obligations qu’il a contractées, envers son
cocontractant, qu’à l’obligation générale de bonne foi qui s’impose à toute
personne, conformément aux lois, usages et circonstances, à l’égard d’autrui.
Plus précisément, l’obligation générale de bonne foi et de prudence doit
gouverner la conduite de toute partie à un contrat,
que ce soit lors de son exécution ou de
[Page 1262]
son extinction, afin de ne pas causer préjudice, non seulement à l’autre partie
contractante, mais aussi aux tiers.
3064. De la même manière que les parties contractantes sont responsables des
dommages qu’elles peuvent causer aux tiers dans le contexte de l’application ou
de l’exécution de leur contrat, la jurisprudence reconnaît également qu’un
tiers qui incite un contractant à violer ses engagements contractuels commet
une faute qui engage sa responsabilité envers le créancier. En d’autres termes,
le tiers qui aide, soutient et encourage un contractant à enfreindre ses
obligations contractuelles en toute connaissance de cause peut être tenu
solidairement responsable avec le débiteur du préjudice causé au créancier.
3065. Ainsi, le contractant pourra engager sa responsabilité envers son
cocontractant s’il commet une faute contractuelle. Le manquement à une
obligation contractuelle ne génère cependant aucun droit de créance à l’endroit
du tiers, puisqu’il s’agit d’un fait juridique et non d’un acte juridique. Pour
que la responsabilité du contractant soit engagée à l’égard du tiers, il faut
donc que ce fait juridique réponde par ailleurs aux exigences posées par l’article
1457 C.c.Q. Cependant, afin de
déterminer si les faits juridiques en cause constituent une faute, le tribunal pourra considérer la relation
contractuelle existant entre les
[Page 1263]
contractants ou le lien
obligationnel et le manquement aux obligations. Les parties à un contrat
peuvent donc engager leur responsabilité extracontractuelle à l’égard des tiers
pour les dommages qu’elles leur causeraient dans le cadre de leur relation
contractuelle, dans la mesure où elles dérogent à la norme de conduite
raisonnable dans les circonstances de cette relation.
3066. Le tiers peut
se prévaloir de l’inexécution d’un contrat comme un fait lui causant préjudice,
si ce fait constitue une faute extracontractuelle à son égard, dont le contrat
a été l’occasion. Lorsque le contenu obligationnel du contrat comporte des
avantages pour le tiers, le manquement aux obligations contractuelles est une
circonstance pertinente à l’appréciation de la faute extracontractuelle commise
envers celui-ci. À titre d’illustration, un créancier hypothécaire ayant reçu
de l’assureur d’un immeuble sinistré les montants de l’indemnité d’assurance,
lesquels sont destinés à financer les travaux de reconstruction de l’immeuble,
ne peut disposer de ces montants sans respecter leur destination.
Ainsi, il manque de diligence en versant directement au
propriétaire le montant de l’indemnité d’assurance au lieu de le payer à l’entrepreneur
ayant effectué les travaux de réparations sur l’immeuble. Il ne peut donc
invoquer le fait que le seul lien contractuel qui le gouverne est celui
existant entre lui et son client sinistré, pour se disculper de son obligation
de ne pas nuire à autrui. Tout d’abord, le fait que le créancier hypothécaire n’ait
jamais communiqué avec le tiers, entrepreneur ayant effectué les travaux sur l’immeuble hypothéqué en sa faveur, au
sujet des montants versés et destinés à sa remise en état, ne peut être un
motif valable pouvant justifier son ignorance des droits de ce dernier de
recevoir le paiement pour ses travaux. Également, le créancier ne peut ignorer
que la contrepartie de la remise en état du bien hypothéqué dont il tire un
avantage certain est le paiement des travaux, et se doit donc minimalement,
afin de ne pas porter préjudice au tiers, de vérifier ou s’assurer que les
paiements soient faits correctement. Sa conduite dénote une insouciance et une
ignorance volontaire des droits de l’entrepreneur ayant effectué les travaux.
En d’autres mots, un contractant ne peut invoquer comme prétexte son contrat
pour se défendre contre une action en responsabilité intentée contre lui par un
tiers, alors qu’il a agi avec mépris envers les droits de ce dernier.
[Page 1264]
3067. À défaut de se comporter raisonnablement et conformément aux exigences
de la bonne foi, et ce, tant à l’égard d’un tiers qu’à l’égard de son
cocontractant, un cocontractant peut engager sa responsabilité civile à leur
égard. Cette responsabilité sera alors contractuelle à l’égard du cocontractant
et extracontractuelle à l’égard des tiers, pour qui le
contrat est un fait juridique, et sa violation
pouvant constituer à leur égard une faute extracontractuelle.
Autrement dit, en présence d’un contrat, la faute commise par l’un des
cocontractants peut être à la fois contractuelle et extracontractuelle, de
sorte que les deux régimes de responsabilité peuvent coexister.
3068. Selon le principe de l’effet relatif des contrats, seule une partie au
contrat peut se prévaloir de la responsabilité contractuelle de son
cocontractant. Le Code civil du
Québec permet cependant, malgré l’absence d’un lien contractuel direct et
une fois les conditions requises remplies, l’exercice d’un recours bien défini
pour une tierce partie victime de la violation d’un contrat. Le tiers ne
cherche alors pas à bénéficier d’une obligation contractuelle qui n’a pas été
stipulée en sa
[Page 1265]
faveur,
mais demande réparation pour le préjudice qui résulte de la conduite du cocontractant et qui constitue à son égard un fait délictuel. En d’autres
termes, le principe en vertu duquel les contrats n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes ne saurait empêcher un tiers qui
subit un préjudice en raison d’un manquement à une obligation contractuelle, d’exercer
un recours à l’encontre de la partie en défaut de son exécution, si ce défaut
constitue par ailleurs une faute extracontractuelle à son égard.
3069. Ainsi, l’avocat ayant pour mandat d’intenter une procédure de divorce,
dans le but d’assurer les droits du nouveau conjoint du mandant, pourra engager
sa responsabilité envers ce conjoint advenant une négligence ou une mauvaise
exécution du mandat. En effet, bien qu’il n’y ait aucun lien contractuel entre
l’avocat et le conjoint du mandant, la faute commise dans l’exécution de son
mandat constitue une faute extracontractuelle à l’égard de ce dernier, pouvant
engager sa responsabilité pour les conséquences qui en découlent.
3070. Il importe de souligner que toute faute contractuelle ne constitue pas
en soi, à l’égard des tiers, une faute extracontractuelle génératrice d’un
droit de créance en leur faveur. Elle peut l’être; cependant, lorsque les faits juridiques qui en découlent rencontrent
les conditions requises pour
engager la responsabilité extracontractuelle de son auteur.
En d’autres termes, pour qu’un manquement à une obligation
contractuelle puisse entraîner la responsabilité
extracontractuelle envers un tiers, encore faut-il qu’il y ait une faute
délictuelle autonome et indépendante des obligations contractuelles. En
pareilles circonstances, les obligations contractuelles et le manquement à ces obligations ne sont que des éléments parmi d’autres
à prendre en considération
[Page 1266]
lors de l’évaluation de la responsabilité
délictuelle du cocontractant fautif.
La conduite reprochée sera alors comparée à celle qu’aurait adoptée un cocontractant raisonnable à l’égard du tiers.
Ainsi, ce n’est pas parce qu’un entrepreneur a commis une faute dans l’exécution de son contrat que celle-ci
constitue une faute extracontractuelle pouvant aussi être attribuée au
sous-entrepreneur. Dans la mesure où ce dernier avait agi avec prudence et diligence et qu’il n’a pas
fait preuve d’insouciance, sa responsabilité extracontractuelle ne pourra pas être retenue envers le tiers qui a subi un préjudice
par la faute de l’entrepreneur
chargé de la construction de l’immeuble.
3071. Bien
que le recours d’une tierce partie fondé sur les principes de la
responsabilité délictuelle d’un
contractant puisse être facilité en
présence d’un manquement à une obligation contractuelle,
un tel manquement contractuel n’est toutefois pas indispensable pour engager la responsabilité civile de celui-ci. Plus précisément, une conduite
conforme au contrat peut, tout de même, constituer une faute extracontractuelle
à l’égard des tiers. Rappelons qu’en vertu
du principe de la relativité des contrats, une tierce partie ne peut être tenue
aux obligations qui découlent d’un contrat auquel elle n’a pas consenti, de
même qu’elle ne peut être contrainte à subir les inconvénients ou désavantages
qui résultent de son exécution. En ce sens, un tiers ne peut se voir imposer
une modalité ou une condition prévue par les parties à un contrat auquel il n’a
pas consenti. S’il subit un
préjudice en raison de l’exécution d’obligations contractuelles, le tiers
pourra engager ainsi la
[Page 1267]
responsabilité
délictuelle des parties cocontractantes, si ces dernières ont manqué à leur
devoir général d’agir de bonne foi et avec la prudence requise selon les lois
et les usages, eu égard aux circonstances.
3072. Une partie à un contrat peut donc engager sa responsabilité envers un
tiers, puisqu’elle peut également être redevable envers ce dernier qui utilise
ou se fie à un document qu’elle a préparé pour le compte de son contractant. C’est
pourquoi la conduite des cocontractants envers les tiers doit être tout aussi
prudente et de bonne foi qu’elle l’est entre eux. En ce sens, tout
professionnel qui rend un service à des clients ne doit pas oublier que ces
derniers ne sont pas les seuls qui peuvent se fier à la qualité de ses
services, mais que les tiers qui auront l’occasion de consulter les documents
qui sont le fruit de ses services le font également. Peu importe la nature du
service rendu et à qui il est destiné, le professionnel doit ainsi prévoir la
possibilité que les documents préparés
dans le cours d’exécution de son contrat, notamment des états financiers, des
rapports d’évaluation, etc., puissent être consultés et utilisés par des tiers.
C’est le cas par exemple, d’une firme comptable qui commet une faute
professionnelle en produisant et vérifiant des états financiers dont le contenu
est inexact, dissimulant ainsi la réelle situation financière de leur client.
Le comptable en tant que professionnel doit prendre en considération que les
états financiers à préparer auront pour conséquence de rassurer les investisseurs
éventuels qui n’auraient autrement pas investi dans l’entreprise si ces états
financiers reflétaient la situation réelle de celle-ci et ainsi éviter d’importantes
pertes financières subies suite à leur décision d’y investir.
3073. En l’absence
d’une faute contractuelle, le fardeau de la preuve qui incombe au tiers,
invoquant la responsabilité délictuelle d’une partie à un contrat, peut être
difficile à surmonter. Ce dernier doit démontrer, selon une preuve
prépondérante, que malgré une exécution conforme au contrat, cette exécution
constitue en soi une faute à son égard pouvant engager la responsabilité soit
du cocontractant qui en est responsable, soit celle des deux parties au
contrat. Celles-ci peuvent en effet être tenues solidairement responsables si
elles ont manqué à leur devoir général de prudence et de bonne foi lors de la
conclusion ou de l’exécution de leur contrat.
3074. Le principe de la liberté contractuelle ne permet pas aux parties
contractantes de convenir de prestations ou de s’attribuer des droits au
détriment de l’intérêt de la collectivité ou de l’un de ses membres. En d’autres
termes, les parties ne peuvent convenir de
[Page 1268]
conditions et de
modalités leur permettant de réaliser leurs objectifs, sans en considérer, toutefois,
les conséquences qui en découlent pour autrui. Au contraire, les futurs
cocontractants doivent considérer, tant lors de la conclusion de leur contrat
que lors de son exécution, l’intérêt de la collectivité et de ses membres, de
même que l’environnement du lieu de son exécution. De plus, ils doivent prendre
les mesures appropriées, afin d’éviter de mettre en péril cet intérêt ou de
causer un préjudice illégal à autrui.
3075. En général, une faute contractuelle peut alléger le fardeau de preuve
qui pèse sur le tiers cherchant à engager la responsabilité civile de son
auteur pour le préjudice qu’il a subi suite à cette faute. Rappelons qu’un
manquement à une obligation contractuelle ou sa violation
constitue alors un fait juridique pouvant être aussi
qualifié de faute extracontractuelle et engager la responsabilité de son auteur
à l’égard du tiers. La preuve des éléments constitutifs de la faute
extracontractuelle résultant de ce fait juridique sera alors convaincante,
lorsque l’obligation contractuelle inexécutée était stipulée à l’avantage des
tiers, prévoyant, notamment, des mesures à prendre pour éviter qu’un préjudice
quelconque ne leur soit causé. Pour réussir son
recours en responsabilité extracontractuelle contre le cocontractant fautif, il
suffira alors que le tiers démontre que les mesures prévues dans le contrat n’ont
pas été prises ou encore respectées par ce cocontractant. À titre d’illustration,
il est de pratique courante d’inclure dans un contrat d’entreprise une
stipulation mettant à la charge de l’entrepreneur une obligation de prendre
certaines mesures pour éviter que des dommages ne soient causés aux propriétés
avoisinantes, lors de l’exécution des travaux. En présence d’une telle
stipulation, l’entrepreneur engagera sa responsabilité extracontractuelle à l’égard
du tiers qui pourra démontrer que le défaut de l’entrepreneur de se conformer à
cette obligation est la cause des dommages subis.
1) La responsabilité du tiers pour la violation d’un contrat
3076. Le tiers qui s’associe avec un contractant pour l’aider à contrevenir à
ses obligations, peut engager sa responsabilité extracontractuelle envers le
créancier. Il en est ainsi
lorsqu’un notaire ou un avocat, par ses conseils donnés à l’une des parties,
cherche non
[Page 1269]
seulement à ignorer les droits de l’autre découlant du contrat, mais également à combiner un
stratagème facilitant leur violation pour permettre au débiteur de contourner l’application
des stipulations contractuelles ou des dispositions législatives. Ces gestes
peuvent difficilement être considérés comme une conduite de bonne foi. Au
contraire, le juriste en question contrevient
alors à son devoir de respect des règles de conduite, d’éthique et de la loi,
et il doit être tenu responsable, au même titre que les autres défendeurs, des
dommages et préjudices causés au créancier. Le fait qu’il ne soit pas partie au
contrat ne change rien à la nature de sa responsabilité. Il engage donc sa
responsabilité extracontractuelle conformément aux dispositions prévues à l’article
1457 C.c.Q..
3077. De plus, dans le cas où le créancier éprouve de la difficulté à établir
avec précision la part de responsabilité du tiers en cause et celle de son
cocontractant dans les dommages subis, il faut conclure à une responsabilité in
solidum des défendeurs envers le créancier.
3078. Comme nous allons l’expliquer dans nos commentaires sur les articles 1480, 1523, 1526, 1612 et 1623 C.c.Q., la violation d’obligations
contractuelles par des tiers peut être sanctionnée. Cette obligation de ne pas
nuire, indépendante du contrat, qualifiée aussi d’obligation légale générale
par la jurisprudence, découle de la simple connaissance du tiers des
obligations contractuelles. La violation des droits contractuels d’autrui
constitue donc une faute extracontractuelle, et par conséquent, l’obligation
des défendeurs de réparer le préjudice sera solidaire, en vertu de l’article
1526 C.c.Q. lorsqu’on est en présence d’une faute commune
commise par les défendeurs, ou de l’article 1480 C.c.Q. en
cas de fautes multiples. Le demandeur pourra donc poursuivre son cocontractant,
et le tiers en responsabilité délictuelle pour la violation des droits et
obligations prévus dans le contrat; notons qu’il ne s’agit pas d’un cumul de
recours prohibé par l’article 1458 C.c.Q.
3079. Il importe
toutefois de ne pas confondre l’interdiction prévue dans cet alinéa d’opter
pour le régime de responsabilité extracontractuelle lorsque l’auteur des dommages
est lié par un contrat au demandeur, avec la responsabilité solidaire prévue à
l’article 1526 C.c.Q. En effet, lorsqu’une faute commune a été commise par
plusieurs défendeurs et si l’un seulement est lié à la victime par un contrat,
celle-ci peut tout de même poursuivre les deux défendeurs dans une seule action
en
[Page 1270]
cherchant la
responsabilité de son cocontractant sur la base de la responsabilité
contractuelle, et celle de l’autre défendeur sur la base de la responsabilité
extracontractuelle. Le fait de poursuivre les défendeurs selon les règles de
deux régimes de responsabilité ne doit pas exclure la possibilité de le tenir
solidairement à l’obligation de réparer le préjudice. Cette solidarité doit
être parfaite lorsque la faute qualifiée de contractuelle pour l’un des
défendeurs peut être aussi qualifiée d’extracontractuelle pour celui-ci, n’eût
été son contrat avec la victime. Il en est ainsi lorsque la contravention à une
obligation contractuelle constitue en même temps une violation d’une obligation
légale.
C. La
responsabilité personnelle du policier
1) La faute : notions
3080. La conduite d’un policier ne fait pas exception au régime général de la
faute sous l’article 1457 C.c.Q..
En matière de responsabilité civile, le policier est soumis en effet à la norme
de prudence et de diligence requise
de tout policier de compétences normales. Celui-ci peut donc être tenu
responsable des dommages causés par sa faute dans l’exécution de ses fonctions.
3081. Il n’est pas
inutile de rappeler que le standard de conduite appliqué au policier pour
déterminer s’il a commis une faute n’en est pas un de perfection et d’excellence,
mais bien le critère d’un policier d’une moyenne prudence et diligence, qui ne
serait ni le meilleur, ni le plus négligeant. Il suffit à cet effet de prouver
une faute simple et non une
[Page 1271]
faute lourde ou
intentionnelle ou négligence
grossière pour engager la responsabilité d’un policier.
Ainsi, tout écart de conduite du policier constitue une faute civile sans que
la victime ait à prouver l’intention de nuire du policier.
3082. Le tribunal appelé à évaluer la conduite d’un policier doit apprécier
les faits in abstracto,
en se référant au standard
d’un policier normalement ou raisonnablement diligent, prudent, vigilant et
prévoyant, placé dans les mêmes circonstances de lieu, notamment la
température, la visibilité, l’urgence... et les mêmes
circonstances de temps. Par exemple, la prévisibilité d’un accident ne s’apprécie
pas de façon rétrospective une fois l’accident survenu, mais plutôt dans le
contexte global dans lequel se trouvait le policier avant que l’accident ne
survienne.
3083. En général, le tribunal tient compte notamment du fait qu’il s’agit d’un
professionnel dont la fonction est d’assurer la sécurité publique, de maintenir
la paix et de rechercher les manquements à la
[Page 1272]
loi.
La nécessité d’assurer une intervention efficace, la nature de l’infraction
ainsi que sa dangerosité sont également autant de facteurs pouvant être pris en
considération lors de l’évaluation de la conduite des policiers.
3084. Ses pouvoirs étant conférés par la loi, l’autorité policière est
limitée et son étendue est censée être connue du policier. Celui-ci ne peut en
effet ignorer les limites de ses pouvoirs et privilèges de même que démontrer
une insouciance ou une légèreté dans le cadre de ses fonctions.
Ainsi, le policier qui excède ses pouvoirs ou qui exerce son autorité de façon
abusive ou ses fonctions de façon insouciante peut commettre une faute
engageant sa responsabilité extracontractuelle selon les principes généraux de
l’article 1457 C.c.Q..
Il en est ainsi par exemple, de l’inadvertance des policiers qui quittent le
lieu perquisitionné sans s’assurer de sécuriser l’endroit, ni de prévenir le
propriétaire de l’immeuble que la porte d’entrée est devenue inefficace après
avoir été enfoncée pour effectuer la perquisition chez un locataire.
3085. Pour réussir
dans son recours en responsabilité civile, la partie demanderesse doit établir
par une preuve prépondérante un manquement de l’autorité policière à ses
devoirs de respecter les règles de conduite qui s’imposent en pareilles
circonstances, selon les usages, la loi et la jurisprudence,
le préjudice, le lien de causalité, ainsi que la mesure dans laquelle le
policier pouvait envisager les conséquences de sa conduite. Pour évaluer le
comportement d’un policier lors d’une arrestation, le
[Page 1273]
tribunal doit se
demander si la décision de ce dernier est basée non seulement sur une croyance
subjective, mais aussi objective qu’une infraction a été commise, lui
permettant ainsi d’agir selon sa décision.
3086. Les normes
déontologiques qui encadrent l’exécution des fonctions policières peuvent
permettre, à titre indicatif, d’apprécier également l’étendue du comportement
attendu d’un policier en pareilles circonstances. Un manquement à ces normes
peut constituer une faute civile. Toutefois, il importe de préciser qu’un
comportement dérogatoire au droit disciplinaire ne constitue pas
automatiquement un comportement fautif en droit civil.
Encore faut-il que le demandeur établisse qu’un policier prudent et diligent
placé dans les mêmes circonstances n’aurait pas commis une telle dérogation. De
plus, il doit se décharger de son fardeau de preuve quant aux autres éléments
constitutifs de la responsabilité civile, à savoir le préjudice et le lien de
causalité entre celui-ci et la transgression commise par le policier.
3087. La conduite
du policier s’apprécie, par ailleurs, au moment où l’acte reproché a été posé
et non rétrospectivement. Ainsi, le caractère raisonnable des motifs d’une
arrestation sans mandat ne sera apprécié qu’au moment où cette dernière a été
effectuée et non subséquemment. Le critère
déterminant est celui d’un policier raisonnable placé dans les mêmes
circonstances et ayant connaissance de l’ensemble des faits pouvant l’influencer
à ne pas agir selon les normes établies. Ainsi, ne peut commettre une faute, le
policier qui interpelle une personne malentendante accompagnée d’un chien-guide
dans une station de métro car dans une telle situation, il doit exercer son
devoir et s’assurer de la sécurité des usagers du métro, lorsque la personne n’offre
pas sa collaboration et n’informe pas le policier de son état de santé. L’évaluation
de la conduite du policier doit se faire dans le contexte et dans la perspective d’un policier raisonnable se
trouvant dans la même situation et non a posteriori.
C’est le cas aussi lorsqu’un individu est acquitté alors qu’il a été accusé
au criminel d’avoir aidé un tiers à briser un engagement
contracté pour obtenir sa libération. La conduite des
policiers doit être évaluée au moment où ces derniers ont procédé à l’arrestation
de l’individu ainsi qu’au dépôt des accusations portées contre lui, et non pas
suivant son acquittement.
[Page 1274]
3088. Le tribunal
saisi d’une action en dommages-intérêts doit donc apprécier si les policiers
avaient, au moment de leur intervention, tant objectivement que subjectivement,
des motifs raisonnables et probables de croire que l’individu avait participé à
une infraction criminelle, et non pas que celui-ci sera reconnu coupable.
D’ailleurs, le Code de procédure pénale appuie également la possibilité de
prendre cette mesure lorsqu’il existe des motifs raisonnables et probables.
Ainsi, l’article 72 C.p.p. énonce que l’agent de paix peut adresser un constat
d’infraction et exiger de l’individu de déclarer ses nom et adresse, seulement
si l’agent de paix a des motifs raisonnables de croire que l’individu a commis
une infraction. L’article 75 C.p.p. permet toutefois à l’agent de paix d’arrêter
sans mandat une personne qui est en train de commettre une infraction,
seulement si cette arrestation est le seul moyen raisonnable à sa disposition
pour mettre fin à l’infraction.
3089. Lors de son
évaluation de la responsabilité des policiers, le tribunal ne peut tenir compte
des faits ayant été révélés pour la première fois lors du procès pénal.
Conséquemment, il doit rejeter la responsabilité des policiers ayant agi de
manière préventive, avec compétence, prudence et diligence, en se basant sur l’existence
des motifs probables de soupçons. Cette preuve légitimise le dépôt des
accusations et ne donne pas ouverture à une indemnisation de leur part.
Ainsi, le pouvoir d’arrestation du policier ne s’exerce que dans une situation
d’urgence qui requiert une intervention immédiate dans le but de mettre fin à
une contravention et ce, seulement si les autres moyens raisonnables ont été
épuisés. Dans ce contexte, l’individu doit être remis en liberté aussitôt que
la détention n’apparaît désormais plus nécessaire pour empêcher la continuation
ou la reprise de l’infraction dans l’immédiat. Par conséquent, il serait
déraisonnable et donc fautif de poursuivre la détention d’un individu, incluant
de maintenir les menottes et de le transporter dans un autre lieu. Cependant, l’application
des menottes ne rend pas automatiquement ce moyen raisonnable lors d’une
arrestation, car ce sont les circonstances qui doivent permettre de justifier l’application
de cette mesure. Par exemple, lorsqu’il y a absence de résistance ou de risque
à la sécurité du policier, de la part de tiers ou de la personne arrêtée ou l’absence
d’explication qui permet de donner une justification particulière à l’application
de menottes rendrait ce moyen d’intervention déraisonnable.
[Page 1275]
3090. La limite imposée aux pouvoirs des policiers tient à la nécessité qu’il
y ait un juste équilibre entre l’exercice de leurs devoirs et le respect des
droits fondamentaux de la personne. Cet équilibre est atteint lorsque, au
regard de l’ensemble des circonstances, il est nécessaire pour le policier de
porter atteinte à une liberté individuelle afin d’accomplir son devoir. Par
exemple, lorsqu’un policier décide, à partir d’inférences raisonnables et
précises fondées sur des faits connus se rapportant à la situation, de détenir
ou d’arrêter un individu dont le physique correspond à la description du
suspect qu’il recherche, et que celui-ci ne collabore pas et résiste à son
arrestation. Par la suite, l’individu ne peut reprocher au policier d’avoir
commis une faute lors de son arrestation, en l’absence d’utilisation de force
excessive, alors que ce dernier l’avait informé de ses droits.
3091. Une jurisprudence constante confirme que les policiers peuvent se fier
aux informations disponibles et accessibles afin de procéder à une arrestation.
La situation est toutefois différente lorsque l’individu que le policier entend
procéder à son arrestation conteste la véracité des renseignements détenus à
son sujet. Dans ce cas, le policier est tenu de faire les vérifications
nécessaires avant de procéder à son arrestation, afin de s’assurer de leur
exactitude et de respecter son droit à la liberté. Le policier qui omet de le
faire et qui procède à l’arrestation à la suite d’informations qui apparaissent
plus tard mal fondées commet une faute qui engage sa responsabilité et celle de
son employeur en vertu de l’article 1463 C.c.Q..
3092. Dans le même ordre d’idées, commet une faute le policier qui ne procède
pas à une enquête sérieuse avant de recommander à la Couronne de porter des
accusations ou qui, lors de son
enquête, ne considère que ce qui peut servir à inculper un individu, tout en
laissant de côté ce qui peut le disculper. Commet
également une faute le policier qui ne met pas dans un endroit sûr une
automobile volée en
[Page 1276]
attendant qu’elle
soit reprise par son propriétaire.
Il en est de même pour le policier qui use de plus que la force nécessaire
pour accomplir sa fonction
ou encore celui qui ne respecte pas les droits constitutionnels
et la dignité humaine de la personne arrêtée.
Aux fautes civiles les plus
fréquentes des policiers, s’ajoutent celle où le policier arrête ou détient un
individu sans justification adéquate ou encore lorsque ce dernier omet d’accomplir
son devoir ce qui met en danger la sécurité de l’individu.
3093. Notons que le caractère excessif ou inapproprié de la force employée
par un policier s’évalue en fonction, notamment de la nature de l’infraction,
de la dangerosité de l’individu et du contexte de l’arrestation. La force qu’il
utilise doit être raisonnable et proportionnelle à la situation qui en autorise
l’utilisation. Pour être efficace
tout en respectant la dignité humaine, le policier doit exercer un jugement
professionnel, car il représente l’image du service public et doit incarner l’exemple
d’un citoyen respectant les règles de bienséance et de courtoisie. Ainsi, les
excès de langage, les familiarités et les gestes déplacés sont à proscrire pour
le policier, à défaut de quoi son comportement pourra être reprochable. En d’autres
termes, le policier doit faire preuve de retenue dans ses actes et ses propos,
et veiller à conserver une attitude professionnelle à l’égard des citoyens qu’il dessert.
3094. Lorsqu’il
utilise la force physique dans l’exercice de ses fonctions, le policier doit
également adapter sa force en fonction du minimum requis pour atteindre l’objectif légitime visé par son intervention.
Par exemple, le comportement agité ou hystérique d’un conducteur niant avoir
brûlé un feu rouge ne peut légitimer la perte de maîtrise de soi du policier
qui l’arrête, qui doit conserver une attitude professionnelle et courtoise et
éviter de céder à l’impatience et à la colère. Ceci est valable surtout lorsque
le conducteur n’est pas dangereux, mais se sent nerveux et agressé par la
familiarité du policier qui l’arrête sans motif raisonnable de croire qu’il a
consommé de l’alcool, et ce, même si le
[Page 1277]
comportement du
conducteur n’est pas irréprochable. Ainsi, la
familiarité du policier et l’usage du contrôle articulaire, sans raison valable
et par pure exaspération, pour immobiliser un conducteur, ne correspond
aucunement au comportement qu’aurait adopté un policier raisonnable placé dans
les mêmes circonstances, surtout lorsque ce comportement est accompagné de l’emploi
de la force inutilement et de manière gratuite et abusive.
3095. La
responsabilité civile du policier comporte cependant certaines limites qui
permettent de ne pas tenir responsable le policier ou du moins, de réduire
certaines réclamations en raison de la faute exclusive ou commune de la
victime. Par exemple, tel est le cas lorsque l’individu résiste à son
arrestation ou à sa détention ou encore, lorsque le policier a agi de bonne foi
et sur la base d’informations jugées suffisantes et raisonnablement fiables
lors de l’arrestation d’un individu innocent. La responsabilité civile du
policier n’est également pas retenue lorsque ce dernier cause un dommage à l’individu
sans faute de sa part, considéré comme un effet secondaire de sa lutte contre
le crime.
2) Les chefs de
dommages
3096. La
jurisprudence accorde aux victimes d’actes policières une indemnité sous
différents chefs de dommages, notamment pour le préjudice moral et l’humiliation
attachés à l’acte illégal. Il en est ainsi lorsque la victime a été traitée
comme un malfaiteur. La jurisprudence accorde aussi une indemnité pour les
dépenses, les honoraires et déboursés que la victime a dû payer pour se
défendre à de fausses accusations portées par la force policière. Elle condamne
aussi la police à payer à la victime des dommages punitifs ou exemplaires. Bien
que le dommage punitif soit une création de la common law, le droit civil
québécois l’accorde dans certains cas. En effet, l’alinéa 2 de l’article 49 de
la Charte des droits et libertés de la personne donne ouverture à la
réclamation de dommages punitifs. Les dommages punitifs
qui s’ajoutent aux dommages compensatoires sont accordés à la victime dans le
but de sanctionner une conduite intentionnelle, de mauvaise foi ou en cas d’une
faute lourde, négligente ou grossière. Ces dommages punitifs sont attribués à
la victime seulement lorsque deux conditions sont rencontrées, soient le fait
que la faute du policier constitue une atteinte à un droit personnel
[Page 1278]
protégé par la Charte
et que cette atteinte soit le résultat d’une faute intentionnelle ou lourde.
D. La
responsabilité de la Couronne en matière pénale et criminelle
3097. La
responsabilité extracontractuelle des procureurs des poursuites criminelle et
pénale est déterminée à la lumière des principes évoqués par la Cour suprême.
Celle-ci a déjà invité les tribunaux inférieurs à agir avec grande prudence
lorsqu’ils doivent évaluer la sagesse d’une décision prise par le ministère
public. Une conclusion rapide de responsabilité affecte le pouvoir
discrétionnaire accordé au ministère public dans le cadre de poursuites criminelles
et pénales. Il est de l’intérêt public d’imposer à la partie demanderesse un
fardeau de preuve plus élevé afin de limiter la responsabilité du ministère
public à des cas particuliers, notamment des abus de procédure. Le but d’imposer
ce fardeau est de décourager certains individus qui ont tendance à contester
sans raison valable l’autorité des décisions du ministère public. Enfin, dans
son évaluation, le tribunal doit tenir compte du pouvoir discrétionnaire
conféré aux procureurs des poursuites criminelles et pénales afin de leur
permettre de bien remplir leurs tâches.
3098. En général,
les décisions administratives prises par le ministère public échappent au
contrôle judiciaire. Il est toutefois possible dans des cas exceptionnels de
retenir la responsabilité du ministère public lorsque celui-ci intente à l’encontre
d’un individu des procédures abusives. Dans un tel cas, la responsabilité du
ministère public se doit d’être limitée à la faute commise de manière
intentionnelle. Ainsi, celui qui désire obtenir réparation pour un préjudice qu’il
a subi en raison de la conduite d’un procureur aux poursuites criminelles et
pénales doit être en mesure de mettre en preuve que celui-ci a commis une faute
intentionnelle dans le but de lui nuire ou qu’il a agi de mauvaise foi. Ainsi,
pourrait être tenu responsable pour abus de procédure le procureur qui dépose
une poursuite avec la seule volonté d’utiliser la justice pour une fin
illégitime, dénaturant ainsi le système de justice. Pour que le comportement du
procureur soit une cause de responsabilité, ce comportement doit choquer la
conscience de la collectivité. Dans le cas
contraire, le procureur aux poursuites pénales et criminelles doit pouvoir
bénéficier de l’immunité accordée par l’article 785 C.c.r. afin d’être
[Page 1279]
exempté de toute
responsabilité pouvant résulter de l’accomplissement de son travail et plus
particulièrement de son devoir envers la société.
3099. Soulignons qu’il
est un principe bien établi qu’un acquittement au criminel n’emporte pas
automatiquement la responsabilité civile de la Couronne ou de la police. Cette
responsabilité doit être établie par la preuve d’une faute commise par la
Couronne ou par la police lors de l’accomplissement de leurs fonctions. Une
telle preuve peut se faire en démontrant que les motifs sur lesquels ces
derniers se sont basés pour porter des accusations au criminel n’étaient pas
raisonnables ni probables. Lors de
son appréciation de la preuve, le tribunal saisi d’une demande en
responsabilité dirigée contre la Couronne ou la police doit garder à l’esprit
que le travail confié à ces derniers constitue une tâche complexe mais
nécessaire pour la protection des citoyens, ce qui peut justifier dans certains
cas une décision qui est apparue faible et discutable à la suite du procès au
pénal.
E. La
responsabilité des médecins
3100. Le nombre de
poursuites judiciaires intentées contre des médecins connaît depuis plusieurs
années une hausse substantiellement importante, soit de l’ordre d’environ 50 %.
Cette augmentation des risques encourus par les médecins d’engager leur
responsabilité professionnelle pour les dommages résultant de leur faute, est
significative. En effet, il semblerait qu’avec le développement spectaculaire
qu’a connu la science médicale, la vision traditionnelle du médecin envoyé par
la Providence n’est plus. De nos jours, un médecin est considéré un prestataire
de services qui assume des obligations envers son patient aux différents stades
du processus médical, soit les stades que l’on pourrait qualifier de
pré-opératoire, opératoire et post-opératoire.
1) La relation
médecin-patient
3101. Les
conséquences respectives des deux régimes de responsabilité que sont la
responsabilité extracontractuelle et contractuelle rendent non négligeable l’importance
de la détermination du régime applicable dans le domaine médical.
[Page 1280]
3102. Dans le cours normal des choses, la relation entre le médecin et son
patient s’établit sur une base volontaire, le patient consultant le médecin de
son choix. Si le médecin accepte
de traiter la personne qui fait appel à ses services,
les éléments constitutifs d’un contrat, à savoir un échange de consentements
entre personnes capables de contracter ainsi qu’un engagement mutuel d’exécuter
leur prestation respective, sont généralement
rencontrés. Traditionnellement, la doctrine
et la jurisprudence ont souvent conclu à l’existence
d’un contrat de soins professionnels entre le médecin et son patient.
3103. Dans des
situations d’urgence où le consentement aux soins d’une personne ne peut être
obtenu en temps opportun, les conditions de formation d’un contrat peuvent être
difficilement réunies. La question se pose également pour le patient sous anesthésie ou encore celui dont
l’hospitalisation nécessite, sans préavis, l’intervention de plusieurs
médecins. À défaut d’entente préalable, la validité du contrat de soins
professionnels sera facilement remise en question, en raison du manque de
consentement libre et éclairé du patient. Bien que la jurisprudence et la
doctrine ne soient pas unanimes en pareilles circonstances, on conclut
généralement à l’existence d’un lien contractuel avec l’établissement
[Page 1281]
hospitalier et à l’application du régime de responsabilité extracontractuelle à la conduite du médecin envers
son patient.
3104. En l’absence d’un lien contractuel entre un médecin et son patient, la
responsabilité professionnelle du médecin sera ainsi régie par les principes
généraux de la responsabilité civile extracontractuelle.
Le médecin est tenu de remplir ses obligations professionnelles conformément au
contrat conclu avec l’hôpital ou encore en vertu du devoir général de porter
secours imposé, à tout citoyen, par la Charte québécoise ainsi que par la
législation particulière applicable aux professionnels de la santé.
3105. Dans bien des cas, un lien contractuel existe entre le patient et l’institution
hospitalière, qui assume une obligation de surveillance et de sécurité à l’endroit
de ce dernier. Elle doit en général
fournir des équipements médicaux en bon état de fonctionnement.
Ainsi, la faute d’un préposé qui manque à son devoir de surveillance engagera
la responsabilité de l’hôpital. Il s’agit là d’une
obligation de résultat et il incombera à l’institution hospitalière de prouver
que le préjudice subi par un patient en raison de ses installations résulte d’un
cas fortuit, d’une
[Page 1282]
force majeure, du
fait d’un tiers ou du patient lui-même.
Notons que les privilèges d’exercice qui sont accordés au médecin ne créent cependant pas de relation employeur-employé entre celui-ci et l’institution
hospitalière. Ainsi, la faute du médecin n’engagera pas la responsabilité de l’hôpital.
De ce fait, les règles qui régissent la détermination de la responsabilité
entre l’hôpital et le médecin, ou entre les médecins eux-mêmes impliqués dans
un événement ayant causé préjudice à un patient ou un tiers sont celles de la
responsabilité extracontractuelle.
2) La responsabilité in solidum de l’hôpital et du médecin
3106. L’hôpital peut être tenu responsable solidairement avec le médecin
lorsqu’un préjudice est causé à un patient au cours d’un traitement médical par
leurs fautes. Cette solidarité ne peut cependant être parfaite, mais sera une
responsabilité in solidum, à moins qu’un seul préjudice ne soit causé par
les fautes commises par les défendeurs sans être en mesure d’établir dans quel
pourcentage chacune des fautes a contribué au préjudice.
3107. En aucun cas la responsabilité de l’hôpital ne pourrait être engagée
sur la base d’un quelconque lien de préposition entre l’hôpital et le médecin.
En effet, la faute commise à l’occasion de la prestation médicale ne peut, même
structurellement, avoir été exécutée sous le contrôle, la direction et la
surveillance de l’hôpital : le
concept de « préposition » ne peut donc pas s’appliquer dans ce contexte, et
ce, contrairement au cas où il s’agit d’une faute commise par son préposé. Dans
ce dernier cas, l’hôpital peut être tenu en tant que commettant à une
responsabilité solidaire parfaite avec son préposé.
3108. Le médecin a
des privilèges d’exercice, mais ne fait pas partie du personnel hospitalier, et
n’a pas, de ce fait, de lien de subordination avec ce dernier. En tant que
professionnel, il a la liberté d’administrer les soins et traitements au
patient selon la méthode qu’il choisit
[Page 1283]
sans l’intervention de
l’hôpital. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un contrat de travail liant l’hôpital
au médecin traitant, ni un contrat médical pour que les parties impliquées
soient tenues responsables envers la victime ou le patient. Une telle
responsabilité peut être retenue en raison d’une faute commune ou des fautes
distinctes commises par les deux.
3109. La qualification d’extracontractuelle des relations entre le patient et
le médecin d’une part, et entre l’établissement hospitalier et le patient d’autre
part, peut être justifiée par la situation factuelle qui ne permet pas de
conclure à l’existence d’une relation contractuelle. Ainsi, si le patient est
inconscient lors de son hospitalisation, ou s’il est hospitalisé à la demande
de son médecin, il ne pourra pas donner son consentement, prérequis à la
conclusion de tout contrat. D’ailleurs, depuis l’adoption
de la Loi sur les services de santé et services sociaux, le régime
hospitalier est entièrement sous le contrôle de l’État. L’hôpital n’est pas
libre de consentir à donner les soins à un patient qui se présente dans son
établissement. L’accord de volonté, s’il y en a un, repose essentiellement et
uniquement sur le choix du bénéficiaire de se faire soigner dans tel ou tel
établissement de santé. Cela dit, la nature du régime de responsabilité de l’hôpital
ne saurait être qu’extracontractuelle, contrairement à celle du médecin qui
peut-être en règle générale de nature contractuelle, notamment lorsqu’un patient
va voir son médecin pour un examen de routine ou lorsqu’il reçoit un traitement
établi selon un consentement préalable.
3110. La nature de
la responsabilité solidaire entre le médecin et l’hôpital ne sera pas toujours
simple à déterminer. Il peut s’agir dans bien des cas d’une responsabilité in
solidum, sauf dans le cas d’une faute commune ou lorsqu’on se trouve en
présence de deux fautes distinctes ayant causé un seul préjudice au sens de l’article
1480 C.c.Q. Il y aura aussi
responsabilité in solidum notamment lorsqu’un patient, victime d’erreurs
médicales commises par plus d’un médecin, se trouve dans l’impossibilité de
prouver que le préjudice résulte de la faute de l’un des médecins ou de
plusieurs d’entre eux. Cette situation peut se produire lorsque les fautes ont
été commises à des intervalles de temps. D’ailleurs, la victime qui invoque la
responsabilité solidaire parfaite entre les médecins défendeurs devra prouver
le fondement juridique de sa prétention. Il importe toutefois de noter que même
si on admet que la solidarité est
[Page 1284]
parfaite par
application de l’article 1480 C.c.Q.,
la poursuite intentée contre un seul responsable ne peut interrompre le délai
de prescription à l’encontre des autres responsables du préjudice. Une telle interruption
est questionnable et risque de ne pas être reconnue par la Cour en raison des
fautes distinctes commises par ces derniers.
3111. Enfin, le tribunal pourra difficilement conclure à l’existence d’une
responsabilité solidaire parfaite dans le cas où un médecin ayant commis une
erreur médicale, réfère la victime de cette erreur à un autre médecin qui
commet également une faute médicale lors du traitement. En l’absence d’un
contrat médical contenant une stipulation de solidarité entre ces médecins fautifs,
la victime doit s’en remettre à la loi pour vérifier si sa situation permet de
conclure à l’existence d’une solidarité parfaite ou une responsabilité in
solidum entre les auteurs des dommages. Par
conséquent, on ne peut conclure nécessairement à une responsabilité solidaire
parfaite, prévue à l’article 1526 C.c.Q.,
lorsque des fautes distinctes ont été commises par plusieurs personnes qui se
sont succédé dans leur intervention auprès du patient, sauf dans le cas où un
seul préjudice a été causé et que chacune des fautes est susceptible de l’avoir causé alors qu’il est
impossible de déterminer laquelle l’a effectivement causé.
Cependant, en présence de fautes distinctes commises par plusieurs personnes
ayant causé chacune un préjudice distinct, alors que la victime a été mise par
les défendeurs dans une situation où il lui est impossible d’établir le lien de
causalité entre chacune des fautes et le préjudice qu’elle a causé, le tribunal
peut conclure à une responsabilité in solidum. En une telle situation,
la demande en justice intentée contre seulement l’un des responsables n’interrompt
pas la prescription à l’égard des autres.
3) L’intensité de l’obligation du médecin et l’erreur médicale
3112. La doctrine et la jurisprudence
ont, de façon constante, défini l’obligation des médecins comme une obligation
de moyens et non
[Page 1285]
de résultat.
À l’instar de tout autre professionnel de la santé, le médecin s’engage ainsi à
prendre les moyens possibles et raisonnables en vue de la guérison de son
patient, sans toutefois garantir d’y parvenir.
D’ailleurs, il doit, conformément au Code de déontologie des médecins,
s’abstenir de garantir, de quelque façon que ce soit, un résultat à son
patient. S’il le fait, le médecin peut se voir imposer une obligation de
résultat et risque d’engager sa responsabilité civile si le résultat escompté n’est
pas obtenu.
3113. L’absence
de résultat après une intervention médicale ne suffit donc pas pour conclure à
une faute. De même, le seul fait
que des complications ou un préjudice surviennent ne signifie pas
nécessairement que ceux-ci résultent d’une faute.
De plus, le fait que des actes ou omissions d’un médecin aient fait perdre la
chance de survie ou de rétablissement d’un patient n’est pas admis comme
fondement d’un recours à l’encontre de la responsabilité du médecin.
Le tribunal
[Page 1286]
s’abstiendra de tirer
dans le même sens des conclusions hâtives de la chronologie des événements.
3114. Peu importe l’intensité de son obligation, le médecin commet une faute
lorsqu’il manque à l’une de ses obligations médicales. Même si celles-ci sont
généralement classifiées comme des obligations de moyens, le médecin risque de
se voir confronté à une situation factuelle qui aura pour effet de renverser le
fardeau de preuve. Il en est ainsi lorsque le médecin, ayant procuré à son
patient des soins inadéquats, place ce dernier dans l’impossibilité d’établir
le lien de causalité entre ces soins et le préjudice qu’il a subi en
conséquence. Dans ce cas, il appartient au médecin de prouver l’absence de lien
de causalité entre le traitement ou les soins inadéquats et le préjudice subi
par le patient.
3115. Les obligations du médecin varient selon la nature de son activité
professionnelle. Elles comportent généralement l’obligation de renseigner son
patient de façon adéquate et suffisante pour qu’il donne un consentement
éclairé au traitement médical ou aux soins proposés, l’obligation de procurer
les soins et le traitement le plus conforme à la dernière évolution et aux
dernières découvertes scientifiques, l’obligation de faire le suivi médical de
son patient après le traitement ou l’intervention médicale, l’obligation au
secret professionnel, etc. Ainsi, le médecin engage sa responsabilité lorsque l’exécution
de l’une de ces obligations a été faite en violation de la norme de conduite qu’un
autre médecin ayant une compétence dans le même domaine médical aurait adoptée
en toute objectivité et en conformité avec la dernière évolution scientifique
découverte et appliquée par un médecin habile, compétent et prudent.
3116. Il importe
toutefois de souligner qu’il n’appartient pas au tribunal de trancher des
différences scientifiques ou de choisir entre des opinions divergentes de
médecins spécialisés concernant certains diagnostics ou traitements. Le
tribunal peut seulement conclure à la faute du médecin lorsque la preuve
démontre une violation des règles
[Page 1287]
médicales admises par
tous les médecins exerçant leurs activités professionnelles dans le domaine médical
en question. Bien que le juge puisse se baser sur une expertise médicale plutôt
qu’une autre, il ne lui appartient pas de procéder à une appréciation
controversée d’un diagnostic ou d’une préférence quant au traitement qu’il
fallait privilégier pour le patient. En effet,
lorsque chacune des parties soumet son expertise au tribunal, il appartient à
ce dernier de préférer l’une d’elles plutôt que l’autre en tenant compte de l’ensemble
des faits établis en preuve et de l’analyse scientifique effectuée par chaque
expert pour démontrer l’existence ou non d’une erreur médicale, étant donné que
la victime reproche au médecin d’avoir fait défaut de suivre les règles
scientifiques reconnues et appliquées dans une situation semblable à la sienne.
3117. Le tribunal
se garde d’assimiler non plus erreur de jugement et faute professionnelle. L’erreur
de maladresse se distingue en effet de l’erreur professionnelle.
De surcroît, il serait déraisonnable d’imposer aux médecins un standard de
perfection. Malgré les progrès incessants et notables dans le domaine médical,
la complexité du corps humain demeure un mystère pour la science. Les tribunaux
s’abstiennent d’ailleurs d’arbitrer les controverses dans le domaine
scientifique ou médical.
[Page 1288]
3118. Il convient toutefois de souligner que, si une pratique médicale
courante au moment de l’intervention peut être considérée pour apprécier la
conduite du professionnel, le seul fait de s’y être conformé ne peut permettre
cependant de conclure que sa conduite n’était pas fautive. Encore faut-il
démontrer en effet que celle-ci était raisonnable, à savoir conforme aux
données acquises par la science, aux habiletés et à la diligence requises en
pareilles circonstances selon les standards reconnus.
Dans cet ordre d’idées, il fut jugé que le fait de ne pas avoir ajusté la
médicamentation de son patient conformément aux recommandations des fabricants
de produits pharmaceutiques, contenues dans le Compendium des produits et
spécialités pharmaceutiques (CPS), ne permet pas en soi de conclure à un comportement fautif du médecin.
3119. Par contre, un manquement aux normes élémentaires contenues dans le Code
de déontologie des médecins peut engendrer une présomption de faute.
Encore faut-il cependant que la règle établie exprime une norme élémentaire de
prudence et que les éléments traditionnels du régime général de responsabilité
civile, nommément un dommage et un lien de causalité, soient satisfaits.
3120. La nature de la profession de médecin s’oppose ainsi à l’imposition d’une
obligation de résultat, l’obligation du médecin n’étant pas de guérir, mais d’employer
l’effort nécessaire et raisonnable pour arriver à guérir son patient. Pour ce
faire, il devra employer les meilleurs moyens possibles et disponibles en vue d’atteindre
les résultats
[Page 1289]
recherchés.
À cet égard, les circonstances extérieures ayant entouré la
conduite du médecin ne pourront être méconnues lors de son appréciation. La conduite requise du
professionnel de la santé ne
saurait être en effet uniformément appropriée en toutes
circonstances. Outre le milieu hospitalier de sa pratique,
le matériel médical à sa
disposition et les équipements à proximité, les ressources allouées
ainsi que l’urgence d’une situation
sont autant d’éléments pertinents
ayant permis aux tribunaux d’évaluer la réalité contextuelle
à l’époque de la conduite du médecin.
3121. Il faut
également tenir compte de la spécificité de la condition
des patients. Ainsi, une personne renversée par une
automobile roulant à plus de 90 km
à l’heure doit être prise en charge selon les règles applicables à un grand
traumatisé ayant une probabilité de fracture dorsale.
Dans un tel cas, le fait de ne pas demander d’examens
[Page 1290]
neurologiques
complets constitue une faute, bien que cela ne soit pas requis normalement pour
la plupart des patients.
3122. Dans l’évaluation de la conduite du médecin, il y a lieu d’adopter
un critère objectif abstrait. La question n’est
donc pas de savoir si le médecin, débiteur de l’obligation, a fait de son mieux
en pareilles circonstances, mais si sa conduite est conforme à celle d’un
médecin prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances et possédant
les mêmes connaissances, habiletés, compétences et degré de spécialisation dans
le domaine. Le Code de
déontologie des médecins précise d’ailleurs
que le médecin a une obligation de développer, de parfaire et de mettre à jour
ses connaissances et habiletés, l’exercice de sa profession étant soumise « aux
normes médicales actuelles les plus élevées possibles ». Tout médecin est censé avoir en ce sens l’habileté
et la science nécessaires de son domaine. Une faute
simple peut engager ainsi la
responsabilité du médecin qui n’utilise pas les moyens adéquats indiqués par
les règles de l’art de la science médicale en pareilles circonstances, soit par
ignorance ou par manque de vigilance ou de diligence.
[Page 1291]
3123. On ne peut cependant reprocher à un médecin généraliste de ne pas
connaître ce que les spécialistes ignorent. Toutefois, s’il
prodigue des soins relevant d’un médecin spécialiste, il devra s’attendre à ce
que sa conduite soit comparée à celle de ce spécialiste.
Le Code de déontologie des médecins impose
d’ailleurs au médecin un devoir de tenir compte de ses capacités, de ses limites
ainsi que des moyens à sa disposition dans l’exercice de sa profession. De
même, le statut particulier du résident en médecine sera considéré dans l’évaluation
de la conduite attendue de ce dernier.
3124. L’appréciation
de la conduite du professionnel de la santé peut tenir compte également des
informations qui lui ont été fournies relativement à l’état de son patient.
À cet égard, le patient est tenu de collaborer avec son médecin et de faire
preuve de franchise et de loyauté à son égard, en répondant de son mieux aux
questions qui lui sont posées.
[Page 1292]
3125. Aussi, les tribunaux ne doivent pas considérer la vision parfaite que
le recul leur permet. Une telle approche a
pour but d’éviter qu’un médecin ne soit tenu responsable d’erreurs qui ne sont
devenues évidentes qu’après le fait. Par conséquent, la conduite d’un médecin
doit être appréciée en fonction des connaissances qu’il aurait raisonnablement
dû posséder à l’époque de la négligence alléguée, et non au moment de l’instance.
L’évolution constante de la science médicale est la raison d’être d’une telle
exigence, certaines pratiques tombant en effet en désuétude avec le temps.
Dans certains cas, cette exigence a pour
effet de permettre au juge d’éliminer les témoignages d’experts
contradictoires, de manière à conserver uniquement celui qui tient compte des
spécificités de la situation litigieuse au moment où elle s’est produite, tout
en écartant le simple constat après les faits.
4) Les obligations au stade préopératoire
3126. Préalablement
au traitement ou à l’intervention chirurgicale, un médecin est tenu de poser un
diagnostic, afin d’informer le patient sur sa situation, et d’obtenir son
consentement quant à la méthode qu’il préconise pour le traiter. Ces étapes de
la démarche médicale s’avèrent essentielles à la formation du contrat, lequel
constitue un contrat intuitu personae médical ou de soins. Elles
permettent d’établir en toute connaissance de cause l’étendue et les modalités
d’exercice de l’élément essentiel de ce contrat, soit le traitement à
administrer au patient. Dès lors, il incombe au médecin d’assumer des
obligations relatives aux éléments
constitutifs du stade pré-opératoire.
[Page 1293]
a) Le diagnostic
3127. Le diagnostic est assimilable à l’opinion professionnelle du médecin concernant l’état du patient, et
se base, entre autres, sur les informations que ce dernier lui a communiquées,
sur son historique clinique ainsi que sur les résultats des différents tests
médicaux (radiographies, scanographies, etc.).
3128. C’est également à cette étape que le médecin évalue les différentes
options mises à sa disposition quant au choix du traitement. Le diagnostic est
donc en quelque sorte assimilable à un jugement du médecin. Comme l’erreur de
jugement est humaine, un diagnostic peut se révéler faux. Dans ce cas, il est
indispensable de distinguer entre la négligence
qui entraîne la responsabilité et la simple erreur de jugement; un diagnostic inexact n’est pas nécessairement
fautif.
3129. Le médecin a une obligation de moyen en matière de diagnostic. Il n’est
donc pas tenu de poser le bon diagnostic, mais d’employer les moyens
raisonnables, à sa disposition, afin d’y parvenir.
Ainsi, le médecin est tenu d’effectuer notamment les examens médicaux
disponibles et raisonnables le cas échéant, suivant les règles de l’art de sa
profession. Soulignons ici que si
certains tests sont inutiles
[Page 1294]
généralement, ils peuvent s’avérer dans
certains cas nécessaires. Le médecin, au moment de poser son diagnostic, doit donc agir de façon
prudente et diligente, tout en observant les règles de l’art, conformément à la
situation de son patient. Parallèlement, en agissant conformément au standard
de diligence et de prudence requis, l’inexactitude de son diagnostic ne sera
pas génératrice de faute. Le tribunal se
replace alors dans la situation du médecin pour apprécier les circonstances au
moment de la formulation de son diagnostic.
3130. Cependant,
il est nécessaire qu’un médecin de la même spécialisation et placé dans les
mêmes circonstances en vienne au même résultat,
pour pouvoir accorder à ce diagnostic une vraisemblance médicale.
Il faut également tenir compte de la rareté et de la complexité de chaque cas.
À titre d’exemple, ne sera pas tenu responsable le médecin dont le diagnostic
correspondait à la science médicale de l’époque, même en présence de théories
opposées, ou celui dont le
diagnostic s’est révélé faux en raison de l’extrême rareté du cas et de l’absence
du moindre signe associé à la complication survenue.
De même, les tribunaux semblent accorder une certaine latitude aux diagnostics
erronés posés par des médecins dans des situations d’urgence.
Aussi, à titre d’exemple, un médecin ayant employé tous les moyens dont il
disposait afin d’établir son diagnostic; s’il s’avère que
[Page 1295]
deux diagnostics
correspondent aux mêmes symptômes et que le médecin en cause a choisi le
mauvais, on ne pourra pas l’en tenir responsable.
3131. A contrario, un diagnostic erroné est fautif
lorsqu’il résulte de l’omission d’utiliser les moyens qu’un médecin habile,
sérieux, consciencieux et raisonnable aurait employés dans les mêmes
circonstances pour en arriver au diagnostic le plus exact possible.
Tel est le cas notamment du médecin se livrant à un diagnostic hâtif, au cours
duquel il ne fait pas appel aux moyens appropriés mis à sa disposition pour le
confirmer, ou de celui qui
interprète erronément les résultats des tests cliniques.
Ainsi, dans le cas d’un diagnostic erroné résultant d’une investigation non approfondie
de l’état du patient suivi d’une intervention ou d’une chirurgie entreprise qui
cause un préjudice à ce dernier, le médecin engage inévitablement sa
responsabilité. Il faut toutefois qu’un
lien de cause à effet soit établi entre le diagnostic erroné et l’état du
patient pour attribuer la responsabilité du préjudice subi à la faute du
médecin. Effectivement, un médecin qui émet un diagnostic erroné, possiblement
par manquement d’utiliser tous les moyens mis à sa disposition, ne peut être
automatiquement tenu responsable lorsque l’erreur commise n’est pas la cause de
la dégénération de l’état de santé du patient.
3132. Finalement, au risque d’engager sa responsabilité, un médecin ne peut
dissimuler l’erreur qui afflige un diagnostic,
tandis que le patient, pour sa part, doit indiquer au médecin tout
renseignement pertinent, susceptible de guider ce dernier dans sa tâche.
[Page 1296]
b) Le devoir d’information : définition et notion
3133. Cette étape
du processus médical fait référence à l’obligation de renseigner à laquelle
sont tenus les médecins envers leurs patients avant d’obtenir leur consentement
à un traitement ou à une opération. Elle
constitue en quelque sorte un corollaire de l’obligation de bonne foi prévue à
l’article 1375 C.c.Q., qui doit gouverner la conduite des parties lors de la
phase de négociation en vue de conclure un contrat.
D’ailleurs, cette obligation est codifiée dans l’ensemble des codes de
déontologie des différentes professions médicales.
3134. Le devoir d’information
qui incombe au médecin existe généralement nommément en raison du manque de
connaissance du patient relativement à sa condition médicale, ainsi qu’aux
risques reliés à un examen, à un traitement ou à une intervention, voire au
choix de son médecin traitant. Elle vise donc à permettre au patient de prendre
une décision éclairée et d’accepter notamment, en toute connaissance de cause,
la méthode de traitement préconisée par le médecin.
Pour ce faire, le médecin doit fournir à son patient des informations précises
et compréhensibles, permettant à la personne qui consent ou refuse un
traitement de le faire en connaissant et en comprenant les conséquences de sa
décision. À titre d’exemple, le médecin peut remettre à son patient une
brochure d’informations sur l’intervention envisagée et la compléter par des
explications afin de satisfaire à son devoir et d’obtenir de lui un
consentement libre et éclairé. De plus, le médecin doit communiquer l’information
pertinente au patient quelque temps avant l’intervention pour lui permettre de
bien l’assimiler et de requérir, le cas échéant, des informations
additionnelles.
3135. Par contre,
lorsque l’état de santé du patient requiert des gestes médicaux spécialisés, le
médecin spécialiste a envers son patient non seulement une obligation de l’informer
sur sa qualité et son expertise particulière,
mais doit également s’assurer que son patient les
[Page 1297]
comprenne, afin qu’il
puisse choisir de façon libre et éclairée son médecin traitant. De plus, l’obligation
du médecin de renseigner son patient devient plus intense lorsque ce dernier
désir être informé davantage et lui pose des questions ou sollicite des
précisions. Au contraire, le patient qui ne demande aucune information
additionnelle à son médecin ou qui fait défaut de lire la documentation fournie
est négligent ou satisfait des renseignements donnés.
3136. Un manquement à l’obligation de renseigner peut constituer une faute du
médecin lorsqu’il est établi que le patient n’aurait pas donné son consentement
s’il avait été mieux informé, et ce, indépendamment d’une exécution
irréprochable et compétente de l’opération ou du traitement.
Il y a donc lieu, dans le cadre du contrat médical, de considérer le patient
comme le créancier d’une obligation de renseignements. Dès lors, il devient
pertinent d’examiner l’étendue, l’intensité et la spécificité de l’obligation
de bonne foi qui incombe aux médecins.
c) L’intensité et
la spécificité de l’obligation de renseigner
3137. Au cours des années, une jurisprudence abondante s’est efforcée de
délimiter le contenu des informations devant être données par les médecins. Il
semblerait que ces informations constituent deux catégories distinctes, d’une
part, celles relatives à la nature même du traitement ou de l’opération, et d’autre
part, celles qui font état des conséquences ou complications pouvant survenir
en cours de traitement et suite à celui-ci.
3138. Le premier aspect de cette division est assimilable à l’énoncé par le
médecin des différentes interventions, conformes aux données de la science de l’époque,
qu’il juge possibles compte tenu du diagnostic effectué et de la spécificité de
la condition du patient, tout en
[Page 1298]
mentionnant l’ampleur,
les modalités, et le coût de celles-ci. Le médecin n’est
toutefois pas tenu d’exposer toutes les possibilités de traitements ou d’interventions
qui existent, surtout lorsqu’il ne les envisage même pas.
Cependant, lorsqu’il existe un traitement alternatif plus conservateur que
celui proposé par le médecin, alors son obligation de renseignement devient d’autant
plus impérative.
3139. La seconde dimension de l’obligation de renseigner est celle qui a
trait aux conséquences et aux risques imputables à un traitement ou à une
intervention. Contrairement à la Cour suprême qui privilégie un test de nature
objective selon lequel un
médecin est tenu de donner toutes les informations qu’un patient raisonnable,
et en quelque sorte abstrait, voudrait connaître, il semblerait que les
tribunaux québécois privilégient une approche prenant plutôt en compte l’attitude
du médecin vis-à-vis de son patient. Cela ne
signifie par pour autant que le médecin est tenu de connaître étroitement tout
le processus décisionnel de ce dernier. En fait, lors
de consultations informatives, il est important que le médecin précise non
seulement la nature de l’intervention, mais également la durée de l’effet
prévisible. À défaut de remplir adéquatement son obligation de renseignement,
le médecin risque de voir sa responsabilité engagée suite à un préjudice
inattendu par le patient qui met en question la validité de son consentement à
l’opération ou au traitement préconisé. À titre d’exemple, l’omission de parler
de l’aspect temporaire et non permanent d’une conséquence souhaitée peut entraîner
la responsabilité du médecin qui ne renseigne pas bien le patient en ce qui
concerne l’intervention dans toute son étendue, afin que le consentement de ce
dernier à l’intervention proposée soit éclairé.
3140. Le médecin prudent et diligent n’est pas tenu ainsi de révéler tous les
risques possibles, mais uniquement ceux qui relèvent
[Page 1299]
de l’ordre du
prévisible. Le contraire aurait
pour effet, d’une part, de transformer l’obligation de moyens qui incombe aux
médecins en une obligation de résultat, et d’autre part, d’inquiéter
inutilement les patients, rendant par le fait même l’obtention du consentement
plus difficile. Les probabilités
mathématiques de certains risques, soit la fréquence de leur réalisation,
peuvent être considérées des facteurs dans la prise en compte de l’étendue de l’obligation.
Bien que les tribunaux ne soient pas unanimes sur ce point,
il semblerait qu’un risque inférieur à 1 % n’ait pas à être divulgué au patient.
3141. Les probabilités de la matérialisation des risques ne sont toutefois
pas déterminantes, puisqu’il y a également lieu de considérer la gravité ou la
sévérité de ces atteintes potentielles. Pour
satisfaire son obligation de renseignement à l’égard de son patient, le médecin
devra en effet également révéler les risques dont la matérialisation est moins
fréquente, mais dont les conséquences sont graves, comme la mort ou une
incapacité. La nature subjective de cette approche a pour avantage de permettre
la prise en compte des conséquences particulières qu’un risque peut entraîner,
compte tenu de la spécificité de la condition de chaque patient. Par exemple, l’utilisation
du Viagra provoque chez l’ensemble
des individus une augmentation notable de la pression artérielle, d’où l’efficacité
de ce produit. Néanmoins, il apparaît que cette augmentation s’est avérée
mortelle pour les personnes souffrant d’hypertension artérielle. Donc, plus les
conséquences sont graves
[Page 1300]
eu égard à la condition du patient, plus l’obligation
d’information devient impérative,
même lorsque leurs chances de survenance sont relativement faibles. Il appartient au médecin de se renseigner sur l’existence d’une condition préexistante chez son patient et non au patient profane
d’évaluer l’importance de celle-ci ou ses conséquences potentielles par rapport
au traitement envisagé. Effectivement, le
médecin se doit de s’enquérir sur l’historique médical complet du patient et de
s’informer de sa condition actuelle. Si, en négligeant de se renseigner, il
entreprend une intervention ou une chirurgie inadéquate en raison d’un manque d’information
et que le patient se voit en souffrir, la responsabilité du médecin est
engagée. Par contre, si un effet négatif résulte de l’intervention sans
toutefois que sa cause ne soit reliée à l’insuffisance d’information, le
médecin n’est pas automatiquement responsable.
3142. Il n’en est cependant pas ainsi dans le cas de complications
imprévisibles, celles-ci échappant à l’obligation de renseignement des
médecins. Il en va de même d’une complication d’un pneumothorax à la suite d’une
infiltration au niveau de la paroi thoracique qui ne se présente que dans 7 cas
sur 10 000 ou d’une infection
particulièrement virulente suite à une intervention dont un médecin prudent et
raisonnable, répondant au critère du bon père de famille, n’aurait même
pas considéré l’existence.
3143. De plus, s’il
y a lieu de considérer les probabilités statistiques des risques d’un
traitement ou d’une intervention, sa nature et les conséquences potentielles de
la réalisation de ses risques sur le patient doivent être tout autant pris en
compte. Tant les risques immédiats d’une intervention que les conséquences
potentielles qui peuvent en résulter doivent en effet être divulgués au patient
par son médecin. De ce fait, l’information partagée par le médecin doit être
appropriée pour permettre au patient de réagir de manière adéquate et prompte
en cas d’aggravation de son état.
3144. Il y a lieu
de mentionner également que, dans le cadre particulier d’un programme de recherche,
le médecin est tenu de dévoiler à son patient tous les risques connus d’un
traitement expérimental, y
[Page 1301]
compris ceux qui sont
rares ou éloignés, et ce, d’autant plus lorsque les conséquences sont graves.
Par contre, l’obligation de renseigner sur les risques d’un diagnostic ne s’étend
pas à d’autres personnes que le patient. Afin de ne pas enfreindre l’entente de
confidentialité qu’il lui doit, le médecin n’est pas tenu de divulguer quelque
information à l’entourage ou à la famille du patient.
3145. Lorsqu’il s’agit d’une chirurgie élective, le devoir d’information du
médecin est plus large. Le médecin est tenu
en effet d’informer son patient des risques prévisibles, mais également des
inconvénients qui risquent de se matérialiser, même si ceux-ci sont moins
fréquents. Ainsi, un chirurgien
sera tenu de fournir des renseignements exhaustifs à son patient qui subit une
chirurgie esthétique élective. Cela s’explique par
ailleurs par le fait que les personnes qui se soumettent à ce type d’intervention
le font, en règle générale, par choix et non par nécessité. Il va de soi qu’en
de telles circonstances, le devoir d’information revêt d’autant plus d’importance,
nul n’étant présumé vouloir risquer sa vie ou sa santé pour des raisons autres
qu’impérieuses.
3146. Enfin, il faut noter que tout manquement à une obligation de
renseignement n’entraîne pas nécessairement la responsabilité civile
[Page 1302]
du médecin; il faut également démontrer que le patient n’aurait pas consenti à ce traitement si ce n’était du manquement par le médecin à son devoir d’information. En effet, il ne
suffit pas que la faute du médecin soit établie, il faut aussi démontrer le
caractère causal de cette faute. En l’absence d’une preuve démontrant que le patient
n’aurait pas consenti au soin si le médecin lui avait divulgué tous les
renseignements pertinents au
traitement et aux conséquences pouvant en résulter, le tribunal ne peut
conclure à la responsabilité civile de ce dernier. Ainsi, dans le cas où la preuve
révèle que le patient aurait donné son consentement au traitement malgré la
divulgation des renseignements, la responsabilité du professionnel de la santé
ne peut être retenue puisqu’il n’y a pas de lien entre la faute de celui-ci et
le préjudice vécu par son patient. Le tribunal doit faire une analyse
subjective des comportements du patient afin de déterminer si, selon les
circonstances, celui-ci aurait accepté l’intervention en connaissance de tous
les renseignements utiles. Puisque le témoignage du patient est crucial lors de
cette évaluation, le tribunal se doit d’être prudent et diligent en effectuant,
en complément, une évaluation objective, qui consiste à évaluer ce qu’une
personne normalement prudente et diligente aurait fait dans les mêmes circonstances.
Le tribunal peut également considérer l’utilité de l’acte médical, comme le
fait que l’intervention n’était que pour des considérations esthétiques, ce qui
limite le risque potentiel que le patient est prêt à prendre, à l’inverse d’une
intervention effectuée pour palier à un inconvénient majeur, douloureux ou
répétitif. Il faut néanmoins
souligner que dans un certain nombre de cas, le constat du défaut du médecin d’informer
crée une présomption de fait à son égard.
d) Le consentement
3147. Corollaire
du principe de l’inviolabilité de la personne humaine,
l’obligation du médecin d’obtenir le consentement libre et éclairé de son
patient avant de le soumettre à un traitement ou à une
[Page 1303]
intervention se retrouve dorénavant codifiée à l’article 11 C.c.Q.. Elle constitue en
quelque sorte la prémisse de l’obligation d’information. Lorsque l’information
donnée est inadéquate, ou encore lorsque le médecin ne considère pas les
besoins particuliers du patient, le consentement peut être vicié et par
conséquent être déclaré invalide. Sans le consentement libre et éclairé du
patient, le contrat médical ne sera pas valablement formé. Pour que le
consentement soit libre et éclairé, le patient doit être renseigné par son
médecin de son état de santé. De plus, il doit être capable de recevoir ces
informations et de les comprendre. Il doit être également en mesure de prendre
une décision et de l’exprimer eu égard à ces dernières.
3148. Selon la
Cour suprême, il faut évaluer la validité du consentement d’un patient selon un
critère objectif modifié, c’est-à-dire qu’il faut se demander si un patient
raisonnable aurait accepté le traitement s’il avait pris connaissance des
renseignements non dévoilés. Un médecin n’est
cependant pas tenu de considérer les croyances sincères mais particulières des
patients irrationnels ou déraisonnables. Pour leur
part, les tribunaux québécois privilégient une approche subjective, qui tient
compte du niveau d’intelligence, de curiosité, de nervosité et de l’état de
santé stable ou précaire de chaque patient. Le test
strictement objectif de la personne raisonnable a donc été écartée par les
tribunaux, au profit d’un test de « subjectivité raisonnable », qui consiste à se demander si le patient lui-même, agissant raisonnablement,
aurait
[Page 1304]
accepté l’intervention.
Cela explique sans doute le fait que le médecin doive non seulement renseigner
le patient, mais ait aussi l’obligation de s’assurer qu’il a bien compris les
explications fournies.
3149. Dans le domaine de la santé, il ne suffit pas que le médecin se
conforme à son obligation de renseigner adéquatement son patient, mais il est
nécessaire que ce dernier accepte le traitement proposé. En effet, le patient a
le droit de refuser de donner son consentement aux soins proposés, voire même
demander leur cessation s’ils ont déjà débuté.
Pour exercer son droit de refus, encore faut-il cependant que le patient soit
apte à le faire mentalement. Le tribunal ne peut d’ailleurs
ordonner à une personne de se soumettre aux soins nécessaires à sa condition
médicale que si elle est inapte à donner son consentement. Le patient doit être
conscient notamment de la nature de sa maladie, de la nécessité du traitement
envisagé et des conséquences pouvant résulter de son refus.
3150. En présence de circonstances extrêmes, la responsabilité du médecin
pourra ainsi difficilement être retenue, lorsqu’il lui est impossible d’obtenir
un consentement éclairé en raison de l’inaptitude temporaire et grave d’un
patient, dont la condition critique fait d’une intervention une nécessité
pressante et impérative. Il incombe alors
[Page 1305]
au médecin de passer
outre l’exigence du consentement, afin d’agir dans le meilleur intérêt du
patient. Dans de telles circonstances, l’obligation du médecin d’informer le
patient en vue d’obtenir son consentement libre et éclairé est écartée au
profit de l’obligation codifiée à l’article 12 du Code civil qui traite du consentement pour autrui.
À titre d’exemple, pensons à la personne en état d’ébriété avancée, victime d’un
grave accident automobile et qui doit à tout prix se faire amputer afin d’éviter
une infection mortelle. De même, la personne dans une condition
critique qui ne comprend pas les informations que le
médecin tente de lui transmettre, faute de maîtriser l’une des deux langues
officielles. De même, la survenance d’une situation imprévue qui change le
traitement ou les soins envisagés et auxquels le patient a consenti
initialement, alors que ce dernier est sous anesthésie, commande pareillement
le jugement diligent et prudent du médecin qui ne peut obtenir, dans de telles
circonstances, un nouveau consentement libre et éclairé de la personne.
3151. Advenant de tels cas, le médecin devra cependant s’assurer d’avoir
épuisé tous les moyens raisonnables mis à sa disposition, compte tenu des
circonstances, notamment de l’urgence de la situation, avant de passer outre le
consentement du patient afin de procéder à l’intervention, solution ultime. Ces
circonstances particulières étant réunies, il devient alors loisible de penser
que l’approche à adopter par le tribunal pour évaluer le bien fondé de la
décision du médecin devra être une approche qui consiste à comparer la décision
prise par le médecin à celle d’un médecin raisonnable placé dans les mêmes
circonstances.
3152. Il convient
de préciser que la capacité d’une personne se présume et qu’il revient à celui
qui invoque le contraire de le prouver. Pour apprécier la capacité de consentir
à un traitement ou de le refuser, le tribunal tient compte de l’autonomie
décisionnelle du patient ainsi que de sa capacité à comprendre et à apprécier l’enjeu
de son consentement ou de son refus. Ainsi, les
effets d’une maladie sur la capacité de consentir du patient sont des éléments
permettant d’apprécier son inaptitude. Il faut cependant distinguer à cet égard les effets d’une maladie ou d’un
traitement qui provoquent des changements comportementaux
[Page 1306]
chez le malade, des
effets affectant sa capacité de comprendre. À titre d’exemple, le comportement
d’une personne peut être perturbé par des hallucinations ou des délires sans
pour autant que celle-ci soit conséquemment incapable de comprendre. Par
contre, si une personne est capable d’exprimer son refus de soins médicaux, il
demeure qu’elle peut être incapable de comprendre la rationalité de son choix
si les effets de sa maladie affectent sa capacité.
Ainsi, bien qu’il exprime son refus, le fait pour le patient de nier son état
de santé est un bon indicateur de son inaptitude à décider en connaissance de
cause si le traitement envisagé lui est bénéfique ou non.
3153. Lorsqu’ils
appliquent le test subjectif, les tribunaux québécois se fondent sur le
témoignage du patient. Il faut néanmoins demeurer méfiant quant à la
crédibilité de ce dernier qui doit être évaluée en fonction des circonstances.
En effet, il peut arriver que la validité du témoignage soit viciée par l’état
psychologique dans lequel se trouve le patient au moment où il le donne. Tel
serait notamment le cas du patient qui se serait fait amputer un membre suite à
une complication ou de celui qui se retrouverait quadriplégique. Aussi, les
tribunaux québécois ont pris l’habitude d’ajouter un volet objectif au test
subjectif afin d’évaluer le témoignage du patient en se demandant ce qu’une
personne normalement prudente et diligente aurait décidé en l’espèce.
Il semblerait donc que ce volet objectif complémentaire joue le rôle de filet
de sécurité pour les tribunaux qui doivent juger en l’absence de preuve directe
ou en présence d’une simple affirmation à titre de preuve; il leur évite ainsi de considérer uniquement un
témoignage coloré par les malheurs subséquents qui ont affligé son auteur.
3154. Il faut
également mentionner qu’un problème de consentement peut non seulement provenir
de la non-divulgation de tous les risques, mais aussi de l’absence de choix du
médecin traitant. Ainsi, il apparaît qu’un choix libre et éclairé implique
nécessairement et
[Page 1307]
obligatoirement le
choix du médecin traitant.
Peut donc être vicié le consentement sur l’identification complète et exacte du ou des médecins
impliqués dans une intervention ou un examen.
3155. Il semblerait de plus que le Code civil du Québec offre une
certaine latitude quant à la forme que le consentement doit emprunter. Outre
les cas des soins non requis par l’état de santé, d’aliénation d’une partie du
corps ou d’expérimentation, pour lesquels le consentement doit être donné par
écrit, il est possible de
déduire du silence du Code civil qu’un consentement verbal serait, en règle
générale, suffisant. Il demeure cependant de la discrétion, voire même de l’intérêt,
des établissements médicaux, de soumettre leurs patients aux formalités écrites
ou autres qu’ils estiment convenables à l’obtention d’un consentement sans
équivoque de ces derniers. De plus, il est inutile de mentionner qu’en cas d’urgence,
le consentement aux soins médicaux n’est pas requis.
3156. Quant au mineur, lorsqu’il est âgé de 14 ans et plus, il peut consentir seul aux soins qui sont requis par son
état de santé, ainsi qu’à ceux qui
ne le sont pas. Néanmoins, lorsque les soins présentent un risque sérieux pour
sa santé, il doit alors obtenir le consentement du titulaire de l’autorité
parentale. De plus, si sa condition médicale requiert des soins prolongés dans
un établissement de santé pendant plus de douze heures, le titulaire de l’autorité
parentale ou le tuteur devra en être informé. Par ailleurs, s’il y a urgence et
que le refus du mineur de se soumettre aux soins requis est injustifié alors
que sa vie est en danger ou son intégrité est menacée, le consentement du
titulaire de l’autorité parentale ou du tuteur peut suffir.
Aussi, advenant le refus injustifié à des soins de santé vitaux, sur la base,
par exemple, de convictions religieuses d’une guérison divine, le mineur peut
se voir ordonner de les recevoir. Il faut cependant
souligner que toute décision prise à cet égard doit, aux termes de l’article 33
du Code civil du Québec, tenir compte de toutes les circonstances et
être prise dans l’intérêt ainsi que dans le respect des droits de l’enfant.
[Page 1308]
5) Les obligations au stade opératoire (le traitement)
3157. À cette étape de la démarche médicale, le médecin cherche à guérir ou à
soulager le mal qu’il a préalablement diagnostiqué, au moyen du traitement ou
de l’opération à laquelle le patient a consenti. L’obligation lui incombant
étant une obligation de moyens, le médecin ne s’engage pas à ce que le résultat
de l’opération soit favorable et à ce que son intervention se déroule
nécessairement sans incident. Aussi, une opération
peut conduire à des résultats inappropriés sans qu’une faute civile n’ait été
commise. Un médecin est cependant tenu d’agir d’une manière raisonnablement
compétente, consciencieuse et habile, tout en respectant les règles de l’art
médical lors du déroulement de l’opération. Il se gardera
ainsi d’effectuer le travail d’un spécialiste et, le cas échéant, consultera un
confrère ou référera son patient à un spécialiste, s’il n’a pas les compétences
pour prodiguer les soins spécialisés. De plus, l’intensité
de son obligation devra s’évaluer en fonction du milieu où il pratique, et des
ressources mises à sa disposition.
3158. Le médecin doit de plus s’assurer que lors de l’intervention, il n’opère
pas au-delà ou même en deçà
du consentement donné par le patient, à défaut de quoi sa responsabilité pourra
être retenue. À titre d’exemple, commet une faute le chirurgien qui ne respecte
pas les étapes bien précises prévues par les règles de l’art relatives à l’intervention
pratiquée, celui qui oublie une
compresse dans le corps d’un
[Page 1309]
patient
et celui qui ne prend pas les moyens nécessaires pour s’assurer qu’il
est à la bonne distance pour
pratiquer une incision dans la couche externe du crâne.
6) Les
obligations au stade post-opératoire (le suivi)
3159. Une fois
le traitement administré ou l’intervention exécutée, le médecin est tenu d’assurer
le suivi médical de son patient afin de veiller à l’apparition soudaine d’effets
secondaires ou de complications susceptibles ou non de se produire.
Ainsi, par souci de sécurité, un médecin doit prendre connaissance des rapports
de pathologie suite à une intervention afin, le cas échéant, d’aviser le
patient des données susceptibles d’affecter sa condition.
De même, le médecin est tenu de lui divulguer les résultats de ses examens et
de lui indiquer clairement les soins postopératoires conséquemment nécessaires.
Il doit aussi préciser au patient à quel moment et à quelle fréquence, compte
tenu de l’état de santé de ce dernier, il désirait le revoir,
et le renseigner également des symptômes qui devraient l’amener à le consulter
de nouveau. Par contre, si le
médecin est incapable d’identifier les indices d’une aggravation qui
commanderaient une nouvelle consultation, le suivi médical devra alors être
plus étroit. Par ailleurs, le
médecin doit effectuer les tests requis postérieurement par l’état de santé de
[Page 1310]
l’individu. Un médecin prudent et diligent se gardera ainsi de
donner congé au patient, sans l’avoir examiné auparavant
et sans avoir étudié son dossier.
3160. L’obligation d’assurer le suivi médical est une obligation de
renseignement et de conseil du médecin. Étant une obligation de moyens, le
médecin doit pour s’acquitter de celle-ci, démontrer par prépondérance de
preuve qu’il a fait des efforts raisonnables afin d’informer son patient des
résultats de ses examens et des traitements requis par ceux-ci.
Ainsi, le médecin commet une faute professionnelle lorsqu’il se limite à demander
à son assistante de contacter ses patients et leur fixer un rendez-vous de
suivi. En l’absence de notes au dossier médical concernant la communication de
cette information au patient, ainsi que de notes affirmant que le patient ne
souhaite plus consulter son médecin, ce dernier ne peut présumer qu’elle a été
remplie par la personne à qui il a délégué son exécution. Au contraire, il est
toujours tenu à son obligation de renseignement et doit veiller à la remplir
sans retard compte tenu des circonstances et de l’état de santé du patient.
3161. À la suite d’un traitement administré dans un établissement
hospitalier, le médecin peut quitter le patient pour le confier aux soins
postopératoires ordinaires du personnel hospitalier, s’il a raison de croire
que ses services ne sont plus requis. Advenant une telle prise en charge, les
autorités hospitalières concernées assument alors la responsabilité
postopératoire des soins relevant de leur service et le médecin doit quant à
lui retourner auprès de son patient, sur appel, lorsque son intervention est
demandée.
3162. Pour s’acquitter de son obligation, le médecin doit ainsi se rendre
raisonnablement disponible et accessible pour ses patients,
[Page 1311]
auxquels il revient de
respecter par ailleurs les rendez-vous médicaux recommandés.
Il peut être fait exception toutefois à l’obligation de suivi du médecin,
lorsque celui-ci se retrouve dans l’impossibilité de remplir cette tâche. Le
médecin prudent et diligent devra alors, en temps opportun, en aviser le patient,
s’assurer de choisir un confrère qualifié, compétent, et œuvrant dans le même
champ de spécialisation que lui pour le remplacer, tout en veillant à ce que le
transfert des données médicales soit complet et intelligible pour son confrère
qui devra les avoir lues. Si un médecin est
forcé de s’absenter, il devra qui plus est s’assurer que le patient puisse le
joindre le plus rapidement possible en cas de complications.
Finalement, c’est au chirurgien qu’il revient d’assumer le risque de renvoyer
un patient chez lui plutôt que de le garder en salle d’observation, bien que
cette décision soit souvent liée aux contraintes budgétaires en milieu
hospitalier.
3163. De plus, l’obligation
post-opératoire a un contenu additionnel, à savoir que le médecin a l’obligation
de divulguer à la fois les complications prévisibles et les symptômes ou
indices annonciateurs de dangers particuliers devant amener le patient à
reconsulter au plus vite un médecin. Ici encore se pose la question du contenu
exact de cette obligation. En effet, très souvent, les effets secondaires d’une
opération ou d’un traitement sont extrêmement nombreux et risqueraient trop d’inquiéter
le patient presque inutilement. Ainsi, la Cour a limité cette obligation d’information
à la divulgation des dangers présentant un risque réel ou ceux, qui, bien que
peu fréquents sont très graves (comme la mort ou l’incapacité permanente) en
raison des antécédents médicaux du patient en cause. Il en est ainsi lorsqu’un
patient quitte l’hôpital toujours souffrant, après avoir été traité pour un
traumatisme aux membres inférieurs; le
médecin ne lui donne que des informations partielles quant à l’interaction que
peut avoir ce problème spécifique avec le diabète dont il souffre, sans lui
donner de consignes relativement à l’attitude à
[Page 1312]
aborder en cas de
survenance de symptômes. La Cour d’appel a alors jugé que devant la possibilité
de complications graves, même si le risque est statistiquement peu
significatif, l’information donnée au patient doit être adaptée, ce qui
signifie que l’information en question doit permettre à une personne
raisonnable de réagir adéquatement. La responsabilité du médecin devra donc
être engagée en cas de manquement à cette obligation.
7) Le fardeau de preuve
3164. Rappelons que
la faute à elle seule ne permet pas d’engager la responsabilité du
professionnel de la santé. Pour avoir un droit à une action en responsabilité
civile à l’encontre du médecin, la partie demanderesse devra, en effet, faire
la preuve de tous les éléments traditionnels du régime général de l’article
1457 C.c.Q., à savoir la faute, le dommage et le lien de causalité.
3165. Bien que le
contrat de soins consacre en règle générale un rapport inégal qui existe entre
les parties, les médecins jouissant d’un large éventail de connaissances
scientifiques inaccessibles au patient, c’est pourtant sur ce dernier que
repose le fardeau de prouver la faute du médecin.
À ce sujet, la Cour suprême a considéré que l’erreur traditionnelle n’était pas
d’imposer un fardeau de preuve au demandeur, mais plutôt d’exagérer ce fardeau,
en refusant de reconnaître la causalité entre la faute et le dommage.
Ainsi, il est souvent compliqué d’établir la cause exacte du dommage, la
médecine étant de nature imprévisible et le lien de cause à effet difficile à
démontrer.
3166. Pour s’acquitter
de son fardeau, le demandeur peut invoquer des faits, des présomptions ainsi
que des statistiques qui, sans être déterminantes, peuvent néanmoins être
soumises au tribunal à titre indicatif. En ce sens,
la causalité scientifique se distingue de la
[Page 1313]
causalité en droit.
Cette dernière doit être établie selon la balance des probabilités à la lumière
de toute la preuve. Ainsi, s’il n’y a pas de présomption contre le médecin du
seul fait qu’une intervention ou un traitement donné soit la cause du dommage,
le demandeur peut cependant user d’une preuve indirecte pour démontrer, aux
moyens de présomptions de fait, par la balance des
probabilités, que le dommage subi ne se serait pas produit en l’absence de
faute. En d’autres mots, il se peut que la cause réelle du dommage demeure un
mystère, mais que la plus probable reste la faute du médecin.
Le demandeur doit donc démontrer par une preuve probante que le fait
dommageable en question ne devrait
pas en principe, se produire dans le cours normal des choses s’il n’y avait pas
eu négligence de la part du médecin et que c’était
la cause du préjudice en l’espèce.
3167. Dès lors
que la cause réelle du dommage demeure inconnue, le médecin doit démontrer que
la plus probable n’est pas sa faute, mais que le dommage subi par la victime se
serait aussi bien produit même en l’absence d’une faute commise par lui.
À cette fin, il suffira au médecin d’exposer le fait qu’à chaque étape du
processus médical, il a agi de manière diligente et raisonnable en se
conformant aux règles de l’art. Exiger davantage du médecin que la preuve d’une
absence de faute de sa part, selon la balance des probabilités, serait en effet
une erreur de droit. De même, imposer au médecin le fardeau de prouver la cause
précise du dommage subi par le demandeur, pèserait trop lourd et irait
largement au-delà de la preuve par simple prépondérance.
Autrement
[Page 1314]
dit, il ne faut pas
imposer au médecin le fardeau de justifier l’absence du résultat puisqu’en tel
cas, on transforme son obligation de prudence et de diligence en obligation de
résultat.
3168. Pour
établir sa preuve, le demandeur peut par ailleurs solliciter le concours d’experts
et de références scientifiques, aux fins d’éclairer le tribunal sur le
comportement qu’aurait eu un professionnel de la santé de compétence
raisonnable en pareilles circonstances. Il revient
alors au tribunal de première instance d’apprécier la crédibilité des
témoignages entendus et de retenir une expertise en présence d’opinions
divergentes, conformément à l’ensemble de la preuve.
De plus, la preuve devant permettre de conclure la conduite attendue du médecin
selon les normes applicables au médecin de compétence raisonnable placé dans les
mêmes circonstances, le tribunal se gardera de retenir les conclusions d’experts reconnus spécialistes
dans un autre champ de compétence que celui du médecin défendeur ou celles
issues d’une approche dont seul le recul permet. Ainsi, il ne s’agit pas d’apprécier,
par exemple, la conduite du personnel infirmier eu égard à la conduite
prudente, diligente ou totalement déraisonnable de l’avis d’un urgentologue,
mais de la comparer à celle d’un infirmier de compétence et d’habileté
ordinaires dans la même situation. Rappelons que les
tribunaux se gardent d’arbitrer par ailleurs les controverses animées entre
diverses écoles de pensée raisonnables, dans le domaine scientifique ou médical,
mais
[Page 1315]
s’assurent de
déterminer si le traitement en l’occurrence est reconnu par la médecine
contemporaine.
3169. Finalement,
la seule preuve d’une faute commise par le médecin n’entraîne pas
automatiquement sa responsabilité; encore faut-il démontrer que cette faute est
la véritable cause du dommage subi. Le lien de causalité est un élément
constitutif de la responsabilité civile en droit québécois. Tel que le
soulignent des auteurs, il est nécessaire de distinguer la cause de l’occasion
du préjudice. Il y a néanmoins lieu
de modérer ces propos. Ainsi, dans l’hypothèse où un médecin aurait failli à
son obligation de renseignement, en omettant de divulguer au patient un risque
important inhérent à l’intervention, afin d’obtenir son consentement alors qu’il
ne l’aurait pas obtenu s’il l’avait adéquatement renseigné, et que suite à
cette intervention, un préjudice survient, il sera alors possible d’engager sa
responsabilité dans l’une des deux hypothèses suivantes : soit lorsque les
dommages survenus n’étaient pas imprévisibles ou qu’ils représentaient la
conséquence directe du risque que le médecin avait omis de porter à l’attention
du patient. De plus, lorsque les soins octroyés à un patient l’empêchent de
prouver la relation causale entre ceux-ci et un préjudice possiblement causé
par ces mêmes soins, le fardeau de la preuve est renversé et le médecin se voit
dans l’obligation de prouver l’absence de lien de causalité.
3170. Il importe
cependant de préciser qu’une complication grave puisse survenir chez un patient
suite à un traitement médical mais qu’elle ne pouvait pas être prévisible. Dans
ce cas, il sera difficile d’établir le lien de causalité entre l’acte médical
reproché et la complication survenue après le traitement. Ainsi, bien que le
médecin traitant ait commis une faute en omettant d’informer la patiente
relativement aux risques d’un tel traitement, le lien de causalité ne peut être
présumé et sa responsabilité ne peut pas être engagée.
Néanmoins, il peut arriver que le patient ait été prévenu du fait que certains
dommages pourraient survenir suite à l’intervention. Dans un tel cas, le
médecin ne devrait pas être tenu responsable puisque le patient était conscient
des risques directement reliés à l’intervention subie. Le fait de démontrer que
le patient aurait refusé de consentir à l’intervention ou au traitement
[Page 1316]
si ce n’était de l’inexécution par le médecin de son
obligation de renseignement ne devrait pas suffire à
engager la responsabilité de ce dernier dans tous les cas.
8) Le délai de prescription et son point de départ
3171. Aux termes des articles 2880 et 2925 C.c.Q., la victime
d’une erreur médicale dispose d’un délai de prescription de trois ans pour
faire valoir son droit personnel et ce, à partir de la date de la naissance du
droit d’action. En présence d’un
préjudice qui se manifeste progressivement ou tardivement, l’article 2926
C.c.Q. précise par ailleurs que cette date est celle du jour de sa première
manifestation appréciable.
3172. Pour que le
préjudice se manifeste pour la première fois, encore faut-il qu’il ait été
identifié comme tel par la victime. Tant que
celle-ci ignore les faits juridiques générateurs du droit d’action contre la
responsabilité du médecin ou encore l’existence d’une faute, il lui est
impossible, en fait et en droit, de prouver le lien de causalité entre la faute
et le préjudice subi. Conformément à l’article
2904 C.c.Q., le délai de prescription extinctive a ainsi pour point de départ
le moment où la victime prend connaissance des éléments constitutifs de la
faute qui engage la responsabilité du défendeur à son endroit. Non seulement
doivent-ils exister, mais ils doivent s’être manifestés à la victime. La
jurisprudence favorise également une approche subjective à l’égard de la
réalisation des conditions essentielles du recours pour calculer son délai de
prescription. Autrement dit, le délai de prescription doit courir à
[Page 1317]
compter du moment où
une victime raisonnablement prudente et alerte est en mesure de faire le lien
entre son préjudice et la faute.
3173. Il convient de préciser que des soupçons quant à l’existence d’une
possible erreur de diagnostic de la part d’un médecin ne suffisent pas à faire
naître un droit d’action et ne peuvent donc servir de point de départ au calcul
du délai de la prescription. Ainsi, le patient ne devait pas attendre de
connaître toutes les subtilités et de se retrouver face à une confirmation
complète qui a dissipé des doutes sérieux qu’il avait avant pour que le délai
de prescription commence à courir. La Cour d’appel est venue rappeler que
lorsque le patient a des soupçons et cherche une réponse à son malaise, il ne
connaît pas encore la cause d’action et par conséquent, ces soupçons ne peuvent
être suffisants pour faire naître le droit d’action, car le dépôt d’une action
revêt un caractère grave, qui exige du demandeur une certitude raisonnable que
la personne qu’elle entend poursuivre a commis une faute ayant causé le
préjudice subi. En d’autres termes,
il ne suffit pas d’avoir des doutes quant à l’existence d’une faute, mais il
faut découvrir les éléments constitutifs de cette faute et avoir une certaine
certitude quant au lien de causalité avec le préjudice subi.
3174. Il importe cependant de noter que le patient est en droit de se fier
sur les allégations de son médecin. Ainsi, s’il est induit en erreur par son
médecin quant à l’existence d’un préjudice dans le processus de sa guérison, on
ne pourra lui opposer une prescription extinctive qu’à compter de la date où il
peut raisonnablement soupçonner le lien causal
[Page 1318]
entre la faute et
son préjudice. Dans chacun des cas, il s’agira alors de se demander si les propos
du professionnel de la santé étaient tels qu’ils privaient, dans les faits, la victime de son libre
arbitre et, conséquemment, de sa possibilité d’agir en justice.
9) Les obligations relatives au secret professionnel
3175. Depuis sa codification en 1975 au premier alinéa de l’article 9 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne,
le secret professionnel est considéré comme un droit fondamental qui impose
une obligation générale à tout professionnel. Il s’agit d’une règle d’ordre
public hautement située dans la hiérarchie des règles de droit qui obligent le
tribunal à intervenir d’office pour imposer cette obligation.
3176. À l’instar
des autres professionnels, les médecins ont donc l’obligation
de ne pas divulguer, même en justice, les renseignements confidentiels qui leur
sont révélés dans le cadre de leurs fonctions.
À ce titre, le secret professionnel est un point central de la protection des
données personnelles d’un individu. Il vise à assurer la confidentialité des
informations au sujet d’une personne, que ce soit à l’égard du public en
général ou dans le cadre d’un processus judiciaire. Il faut cependant admettre
que le secret professionnel vise plusieurs fins, auxquelles doivent être
pondérés, le cas échéant, d’autres impératifs qui s’y opposent.
3177. Les règles
relatives à cette protection visent ainsi à préserver la relation de confiance
établie entre le médecin et son patient, la qualité de celle-ci étant reconnue
essentielle à tout traitement médical. De surcroît,
le secret professionnel a été reconnu à l’égard de certains professionnels, par
extension, alors qu’aucune loi ne leur
[Page 1319]
imposait un tel devoir
de confidentialité, dans le but de favoriser une meilleure communication et
décision quant aux soins à donner.
3178. Il importe de souligner que les renseignements confiés par une personne
à son médecin dans le cadre de ses fonctions continuent fondamentalement de lui
appartenir, quoique le médecin demeure détenteur du dossier, en tant que
support où ces derniers sont consignés. Ainsi, les
informations portées à la connaissance du médecin au sujet de son patient lors
d’une consultation médicale demeurent la propriété et sous le contrôle du
patient. Rappelons que la divulgation de ces informations se fait à des fins
médicales.
3179. Le droit du patient sur ses renseignements personnels de même que l’échange
réciproque d’informations privilégiées entre le médecin et son patient visent
donc à assurer le bon fonctionnement de la relation médicale établie et à
protéger le bien-être du patient. Il s’agit en réalité d’une relation de nature
fiduciaire, dans le cadre de laquelle le médecin est tenu d’agir de bonne foi,
dans l’intérêt de son patient en préservant notamment la confidentialité des
renseignements obtenus à son sujet et en ne les divulguant que dans certaines
circonstances exceptionnelles, conformément à la loi ou à une ordonnance
judiciaire.
3180. Le secret professionnel appartient ainsi à son bénéficiaire, soit en l’occurrence
le patient et non le professionnel. De plus, il s’agit
d’un droit personnel, extrapatrimonial, dont la transmissibilité aux héritiers
et le droit d’y renoncer demeurent controversés.
[Page 1320]
3181. L’étendue du secret professionnel est l’ensemble des informations portées à la connaissance du
professionnel et obtenues du fait de la relation professionnelle avec son
patient. La distinction entre les informations obtenues de façon accidentelle,
à savoir celles constatées en dehors des services prodigués par le
professionnel de la santé, et celles révélées confidentiellement au médecin
dans le cadre de sa pratique n’a
plus sa place. En effet, cette approche a été délaissée en droit québécois.
Désormais, l’obligation pour le médecin de ne pas divulguer les renseignements
au sujet de son patient ne s’étend pas seulement aux révélations qui lui sont
faites directement par ce dernier durant les consultations, mais également aux
résultats des différents examens médicaux auxquels le patient a été soumis,
ainsi qu’à toute déduction ou conclusion à laquelle le médecin arrive durant le
déroulement du processus médical.
3182. S’il est vrai
que le patient a un intérêt à préserver sa vie privée, il est également vrai
que les professionnels ont l’obligation d’exercer leur profession dans un
contexte où ils ont les informations nécessaires pour ce faire. Le droit du
patient à la confidentialité de ses renseignements personnels ne peut être donc
absolu. En effet, certaines circonstances peuvent militer effectivement en
faveur d’intérêts concurrents. Ainsi,
outre la possibilité pour le patient de relever, de son propre chef, le
professionnel de son devoir de confidentialité, voire même de renoncer
expressément ou tacitement à son privilège, certaines
dérogations au principe fondamental ont également été prévues par le
législateur à cet effet. À titre d’exemple,
des raisons impératives et justes liées à la sécurité de la personne elle-même
ou de tierces personnes,
[Page 1321]
peuvent justifier la
divulgation de certaines informations confidentielles par le professionnel de
la santé soumis au secret, afin de prévenir les personnes nécessaires avant que
ne soit commis l’irréparable. Au nom d’un intérêt supérieur, le principe
général peut être ainsi écarté au bénéfice d’impératifs prédominants. Il faut
souligner que les personnes confrontées à de telles situations trouveront
certes de tels critères sans repos. Il revient, en effet, au professionnel de
la santé d’user de sa discrétion pour juger s’il y a lieu d’écarter le droit
fondamental au secret professionnel de son patient au profit d’impératifs
prépondérants. Ce dernier doit en effet agir dans l’intérêt de son patient,
tout en protégeant les tiers menacés. Il sera donc responsable de la décision
qu’il prendra au sujet de son devoir de secret professionnel et aura à
justifier son bien fondé.
3183. Le
bénéficiaire du secret professionnel peut également y renoncer expressément ou
tacitement par ses faits et gestes. Une telle renonciation peut être totale ou
partielle et se produire en tout temps. Une renonciation expresse a ainsi été
généralement reconnue par la jurisprudence dans les cas où l’assuré, en signant
une police d’assurance, autorise les assureurs à accéder à ses dossiers
médicaux et hospitaliers, à des fins d’études de sinistres ou de risques
présents ou futurs. Le fait pour un
individu d’effectuer un examen médical pour des fins de recherches médicales
dont il a connaissance constitue aussi une renonciation implicite au secret
professionnel.
3184. Il y a par
ailleurs renonciation tacite au secret médical lorsque la condition médicale d’une
personne est à la source même de sa réclamation. Lors d’une poursuite en
responsabilité professionnelle, la saine administration de la justice emporte
en effet certaines renonciations tacites. Lorsque les circonstances le
justifient, la communication des renseignements confidentiels vise à permettre
aux deux parties de présenter une preuve pleine et entière ainsi que d’assurer
un contrôle et de vérifier leurs prétentions respectives. À cet égard, la
jurisprudence a clairement établi qu’une demande en justice pour la réparation
d’un préjudice découlant des actes de professionnels de la santé et des
[Page 1322]
institutions hospitalières emporte renonciation du secret médical, à la lumière des règles générales de
la pertinence de la preuve.
3185. En l’absence
d’une renonciation expresse ou tacite du titulaire du secret professionnel, certaines dispositions législatives permettent, dans des circonstances
circonscrites, d’obtenir une ordonnance judiciaire, pour
avoir droit d’accès aux renseignements confidentiels d’une personne. Faire
exception au principe fondamental de la confidentialité nécessite toutefois un
examen prudent de la pertinence de la communication de renseignements sous
secret professionnel. Le tribunal saisi
d’une telle demande apprécie, en temps opportun, in concreto l’application
du principe fondamental du secret professionnel aux faits du litige et aux
questions soulevées par les parties. Dans l’exercice
de sa discrétion, l’intérêt de la justice que soit communiquée la totalité ou
une partie des renseignements sous secret devra être alors évalué en soupesant
les autres intérêts qui s’y opposent.
3186. Par ailleurs,
il y a lieu de prendre note d’une tendance qui préconise la conception d’un
secret professionnel partagée, en raison de la multiplication de situations
complexifiées qui requièrent l’intervention de plusieurs professionnels de la
santé. C’est le cas par exemple du
[Page 1323]
patient dont le
traitement médical prodigué implique
une équipe soignante constituée de
plusieurs médecins spécialisés. Ce
concept du secret professionnel partagé gagne une place de plus en plus importante en
raison de la relation médicale qui se transforme continuellement afin de s’adapter
d’une part à l’évolution de la science et de la technologie médicale et, d’autre
part, de fournir aux patients les soins et traitements adéquats par des
professionnels spécialisés. Chacun des professionnels doit donc exercer ses
fonctions avec tous les renseignements requis pour ce faire. Le secret
professionnel demeure sans doute obligatoire, bien qu’il puisse faire l’objet
dès lors d’un partage entre les différents intervenants désignés sans qu’il ne
soit transgressé.
3187. Finalement, le manquement par un médecin à cette obligation l’expose à
des sanctions civiles. Une telle transgression constitue effectivement une
faute civile susceptible d’engager la responsabilité professionnelle de son
auteur. Elle peut également justifier une condamnation à payer au bénéficiaire
du secret professionnel des dommages moraux, des dommages exemplaires ainsi que
les frais judiciaires et d’expertises.
3188. Il convient
de souligner que la responsabilité du médecin ne saurait être atténuée par la
production subséquente des informations confidentielles consignées dans un
document par la partie demanderesse. Il est
possible par ailleurs de concevoir un cas où un préjudice économique serait la
conséquence de la violation de cette obligation.
Il en irait ainsi, par exemple, du masseur qui perd sa clientèle en raison de
la divulgation de sa séropositivité par son médecin.
F. La
responsabilité extracontractuelle des administrateurs d’une personne morale
3189. Les compagnies sont des personnes morales dotées d’une personnalité
juridique indépendante des personnes qui les composent. Cette personnalité
permet à la personne morale d’exercer pleinement ses droits civils et lui
impose certaines obligations. Elle rend par
[Page 1324]
ailleurs la personne
morale distincte de ses membres et dirigeants. Les actes
qu’elle pose n’engagent en effet qu’elle-même.
3190. Ce principe de l’autonomie des personnalités juridiques constitue d’ailleurs
un attrait important qui incite les individus à s’incorporer.
Le fait que la volonté d’une personne morale est tributaire de celle de ses
membres en ce qu’elle ne peut agir ni exercer ses activités que par l’intermédiaire
des personnes physiques qui la dirigent, ne peut avoir normalement aucune
conséquence sur son existence sur le plan juridique.
Ces derniers ne peuvent engager leur responsabilité civile pour les actes
accomplis au nom et pour le compte de la personne morale à moins de commettre
une faute dans l’exécution de leur mandat ou leurs tâches et fonctions.
3191. En principe,
la responsabilité personnelle de l’administrateur ne saurait être ainsi
retenue, lorsqu’il agit dans le cadre de ses fonctions, dans les limites des
pouvoirs qui lui sont conférés. Selon l’article 321 C.c.Q., l’administrateur
est considéré comme un mandataire de la personne morale et, à ce titre, il
bénéficie d’une immunité relative à l’égard des poursuites pouvant être
intentées contre lui par des tiers. Ainsi,
advenant le défaut d’une personne morale d’exécuter ses obligations, ses créanciers ne pourront exercer
leurs recours contre les
[Page 1325]
administrateurs mais
uniquement à l’encontre de celle-ci. De même, il ne serait pas possible, sauf
exception, de retenir la responsabilité personnelle d’un administrateur ayant
pris une décision qui est à l’origine de la violation d’un engagement
contractuel par la société lorsque cette décision a été prise afin de permettre
la survie de celle-ci. Cependant, une telle
responsabilité personnelle pourrait dans certains cas, être retenue lorsque cet
administrateur a fautivement incité un fournisseur à livrer de la marchandise à
la société qui était alors insolvable en sachant très bien que celui-ci ne
pourrait jamais être payé en contrepartie.
3192. La personnalité distincte de la personne morale, règle fondamentale
provenant de la common law
et codifiée à l’article 309 C.c.Q., connaît cependant des exceptions. Certaines circonstances
justifient en effet que la responsabilité personnelle de ses dirigeants soit
retenue. Il est bien établi par la jurisprudence et la doctrine que les
administrateurs d’une personne morale peuvent engager leur responsabilité
extracontractuelle pour le manquement à leurs devoirs et pour les fautes
commises à l’endroit de la personne morale dont ils sont les mandataires ainsi
qu’envers des tiers.
3193. Les
administrateurs peuvent engager leur responsabilité personnelle envers les
tiers pour leurs propres comportements fautifs, même en l’absence de toute
transgression par la personne morale de ses obligations contractuelles ou
légales. Ils peuvent être
tenus responsables à l’égard des tiers pour leurs actes constitutifs d’une
faute commise dans le cadre des activités de la personne morale et ce, même en
l’absence d’un lien contractuel avec les tiers. Ainsi, la responsabilité
extracontractuelle des administrateurs peut être retenue,
à titre
[Page 1326]
personnel lorsqu’ils
agissent en dehors de leurs fonctions habituelles
ou, lorsque la personne morale commet un acte délictuel avec leur
participation active ou lorsqu’ils
utilisent cette dernière afin de camoufler des fausses déclarations ou des
fraudes.
3194. Il
appartient au demandeur de faire la preuve des éléments constitutifs de la
faute pouvant engager la responsabilité des administrateurs. Rappelons que
cette responsabilité peut être aussi contractuelle. Il en est ainsi, lorsque
les administrateurs se portent cautions pour l’exécution des obligations
assumées par la personne morale. Il importe donc de qualifier la situation pour
déterminer laquelle des deux responsabilités civiles s’applique en l’espèce.
Peu importe le régime de responsabilité applicable, les administrateurs d’une
société peuvent être tenus responsables in solidum avec cette dernière
du préjudice causé au demandeur. Ainsi, leur responsabilité extracontructuelle
peut être engagée à l’égard du tiers à l’occasion d’un contrat de vente de l’entreprise
de la personne morale en cas de manquement à leur obligation de protéger les
droits des personnes relatifs à cette entreprise. À titre d’exemple, la
responsabilité des administrateurs a été retenue pour le défaut d’inclure dans
le contrat de vente d’une entreprise une clause aux termes de laquelle l’acheteur
s’engage à accorder la priorité d’emploi aux employés actuels de l’entreprise.
[Page 1327]
3195. De même, une
personne morale et son administrateur engagent leur responsabilité in
solidum en cas de vente d’un immeuble non conforme aux lois et règlements
et dont la construction a été faite à la demande de cet administrateur en
contravention aux recommandations données par l’ingénieur expert. Le défaut par
l’administrateur de suivre les recommandations de l’expert constitue une faute
extracontractuelle à l’égard du tiers qui subit un préjudice qui aurait pu être
évité si les recommandations avaient été suivies. L’administrateur qui ne se
conforme pas à son devoir général d’agir comme personne prudente et diligente
dans l’exercice de ses pouvoirs commet une faute pouvant être qualifiée de
contractuelle à l’égard de la personne morale et extracontractuelle à l’égard
du tiers qui subit un préjudice causé par le manquement à ce devoir.
C’est le cas, lorsqu’un administrateur empêche la conclusion d’un contrat de
vente par sa faute résultant de sa conduite et de ses comportements dans le
dossier.
3196. Il existe
quant à la première situation une jurisprudence abondante rapportant une
diversité de cas dans lesquels un administrateur fut tenu responsable à titre
personnel. Les tribunaux ont établi un seuil au-delà duquel la responsabilité
personnelle d’un administrateur peut être engagée en vertu de l’article 1457
C.c.Q. Ce seuil est établi à mi-chemin entre un comportement discutable et un
comportement frauduleux et abusif. Il reviendra alors au
tiers qui intente une action en responsabilité contre un administrateur de
démontrer que ce dernier a contrevenu aux règles de conduite qui lui sont
propres. En d’autres termes, le fardeau de preuve repose sur le tiers qui, pour
que la responsabilité extracontractuelle de l’administrateur soit retenue,
devra démontrer le comportement fautif ou la mauvaise foi de ce dernier ainsi que le dommage qu’il a subi.
3197. Par ailleurs,
l’administrateur d’une compagnie peut également engager sa responsabilité
personnelle extracontractuelle envers l’acheteur de son immeuble lorsqu’il omet
volontairement de lui révéler certaines informations pertinentes lors de la
conclusion de la vente. La preuve doit
cependant révéler que ce dol a causé un préjudice à l’acheteur qui n’aurait pas
conclu cette vente ou accepté de payer le prix
[Page 1328]
convenu s’il avait été
informé de ces informations. C’est le cas de l’administrateur qui effectue des
travaux de reconfiguration sur un immeuble et qui procède à la vente des unités
sans révéler à l’acheteur qu’il n’a pas de permis ou de licence valide pour
faire les travaux relatifs à la conversion de l’immeuble. Cet administrateur
sera tenu personnellement responsable des dommages subis par l’acheteur.
1) Responsabilité des administrateurs envers les créanciers et les
actionnaires
3198. La responsabilité extracontractuelle des administrateurs d’une personne
morale peut être engagée par un manquement à leur devoir de diligence à l’égard
des actionnaires de cette dernière et des tiers, incluant les créanciers.
L’article 1457 C.c.Q. doit effectivement
s’analyser en regard des obligations imposées aux administrateurs par la loi.
Ainsi, ces derniers peuvent prendre de nombreuses décisions dans le cours des
activités de l’entreprise sans nécessairement engager leur responsabilité, dans
la mesure où ces décisions sont raisonnables et justifiables au moment où elles
sont prises compte tenu du contexte. Notons que ces décisions ne produisent pas
toujours le résultat escompté et que, par conséquent, il n’y a pas lieu de
déterminer à la lumière de ce que l’ont sait plus tard si ces décisions étaient
déraisonnables ou imprudentes. L’article 121 (2) de la Loi sur les sociétés par actions,
crée une présomption à l’effet qu’un administrateur satisfait à son
obligation de prudence et de diligence lorsqu’il fonde sa décision, de bonne
foi, sur l’opinion ou le rapport d’un dirigeant, d’un comité du conseil d’administration
fiable et compétent de la société, ou encore d’un expert qui détient une
expertise dans un domaine approprié au type de décision qui doit être prise.
Toutefois, le fait pour l’administrateur de consulter des professionnels ne l’exonère
pas de son devoir d’agir avec prudence et diligence lors de sa prise de
décision. Il serait possible de retenir sa responsabilité personnelle s’il ne
fonde pas sa décision sur l’avis d’une personne compétente, capable de donner
une opinion convenable et conforme au type de problème rencontré. Il en est
ainsi de la responsabilité des
[Page 1329]
dirigeants et
administrateurs d’une ville qui a été retenue au motif que ces derniers devaient s’informer auprès d’un avocat, seul capable de donner un avis sur la stratégie
à adopter par la ville au regard de ses obligations,
avant de prendre des décisions importantes.
3199. L’article
322 C.c.Q. apporte également certaines
précisions concernant la responsabilité de l’administrateur, en
mentionnant qu’un administrateur est tenu d’agir avec prudence, diligence,
honnêteté et loyauté,
au mieux des intérêts de la personne morale. Cet article établit un standard de
conduite à partir duquel la faute de l’administrateur doit être appréciée.
Ainsi, afin d’éviter des erreurs, l’administrateur doit se renseigner avant de
prendre des décisions relatives à l’administration de la personne morale, à ses
activités et à ses opérations. Ces décisions doivent être éclairées et prises
en toute connaissance de cause. Sa conduite est alors
comparée à celle d’un administrateur prudent et diligent
placé dans des circonstances similaires, compte tenu des
objectifs visés et de la nature des activités de la compagnie ainsi que du
mandat qui lui a été confié. À cet égard, sauf indication contraire, l’administrateur
assume généralement une obligation de moyens dans l’exécution de son mandat.
Ce dernier doit ainsi prendre les précautions et moyens raisonnables pour
arriver aux résultats recherchés. Ainsi, manque à son obligation de prudence et
de diligence, l’administrateur qui, suivant la vente d’une entreprise, ne
conserve pas un montant d’argent suffisant dans le compte en fidéicommis afin de
pouvoir acquitter les dettes fiscales de la société. En effet, celui-ci engage
sa responsabilité, car il
[Page 1330]
aurait dû s’informer à
propos de ces dettes, surtout qu’il avait eu connaissance de la non-production
de certains rapports fiscaux. Il en est de même
pour celui qui, par l’entremise des sociétés qu’il administre, commet un abus
de droit en contestant une créance due à un entrepreneur dans le but délibéré
de compromettre le bon déroulement des procédures et de le décourager dans son
action.
3200. Il nous
semble que l’article 322 C.c.Q. impose à l’administrateur un standard de
conduite dans l’accomplissement de ses tâches. Ainsi, tout manquement à son
obligation d’agir avec prudence, diligence, honnêteté et loyauté dans l’exercice
de ses fonctions peut engager sa responsabilité envers non seulement la
personne morale, mais aussi à l’égard de ses actionnaires et créanciers qui en
subissent un préjudice. Ainsi, commet une faute extracontractuelle indépendante
de la faute de la société, l’administrateur qui, dans le but d’éluder la
responsabilité contractuelle de celle-ci à l’égard d’un salarié, autorise le
versement des dividendes de manière à vider la société de tous ses éléments d’actifs,
et ainsi priver ce dernier de son droit de percevoir sa créance contre la
société.
3201. Rappelons à
cet effet que la responsabilité de l’administrateur peut être contractuelle à l’égard
de la compagnie qui lui confie un mandat et extracontractuelle à l’égard de ses
actionnaires et créanciers. Ces derniers sont des tiers par rapport au contrat
de mandat intervenu entre la personne morale et son administrateur. Ce mandat
demeure pour eux un fait juridique dont la violation peut constituer une faute
extracontractuelle. Il s’agit cependant de deux recours différents quant à
leurs fondements et aux dommages pour lesquels le demandeur peut obtenir
compensation. Plus précisément, l’action de la personne morale à l’encontre de
son administrateur se fonde sur le régime de la responsabilité contractuelle,
alors que l’action de ses actionnaires ou créanciers est de nature
extracontractuelle. De plus, ni les actionnaires ni les créanciers ne peuvent
réclamer d’indemnité pour les dommages subis par la compagnie. Leur réclamation
ne doit porter que sur les dommages subis par eux-mêmes. Encore faut-il que les
autres éléments constitutifs de la responsabilité civile soient prouvés, à
savoir le préjudice et le lien de causalité avec les actes reprochés.
3202. Il importe de
noter que le recours des actionnaires ou créanciers à l’encontre d’un
administrateur qui a manqué à son obligation de
[Page 1331]
prudence et de
diligence n’exclut pas leur droit à un recours contre la compagnie mandante qui demeure responsable des
dommages causés par la faute de
son administrateur.
3203. L’application
du régime de responsabilité établi à l’article 1457 C.c.Q. ne doit pas être
restreinte uniquement aux devoirs de prudence et de diligence d’un administrateur.
Il nous semble que tant l’obligation de prudence et de diligence que l’obligation
d’honnêteté et de loyauté, consacrées à l’article 322 C.c.Q., constituent des
règles de conduite, au sens de l’article 1457 C.c.Q., dont la transgression par
un administrateur peut engager sa responsabilité extracontractuelle. En d’autres
termes, le dommage subi par un actionnaire ou un créancier suite au manquement
de l’administrateur de la compagnie d’agir avec honnêteté et loyauté ne doit
pas être traité différemment de celui subi par la compagnie. S’il est vrai que
cette dernière a un recours en dommages-intérêts pour le préjudice subi en
raison de la faute de son administrateur, il est également vrai que les
actionnaires et créanciers ont aussi un recours en dommages-intérêts, pour tout
préjudice subi en raison d’une telle transgression. Ainsi, peuvent être tenus
responsables personnellement les administrateurs qui présentent sciemment de
faux états financiers à un tiers afin de l’inciter à acquérir des actions d’une
valeur inexistante, ceux qui se livrent à
la falsification de chiffres afin d’amener leur compagnie à briser un contrat
avec un tiers et ceux qui font de
fausses représentations à un tiers dans le but de l’amener à contracter.
Dans ces derniers cas, la faute personnelle de l’administrateur constitue à la
fois un dol et un manquement à son obligation légale d’agir avec honnêteté et
loyauté. Une telle transgression est une faute pouvant justifier autant ses
responsabilités contractuelles envers
[Page 1332]
la compagnie que sa
responsabilité extracontractuelle à l’endroit des actionnaires ou créanciers
ayant subi un préjudice différent de celui de la compagnie.
3204. Enfin, un
administrateur peut aussi engager sa responsabilité lorsqu’il participe au
traitement inéquitable d’un actionnaire lui causant ainsi un préjudice. Cela se
produit lorsqu’un administrateur oppresse un actionnaire en faisant des
représentations injustifiées et abusives afin de faire rejeter sa demande de
substituer ses actions d’une catégorie quelconque par des actions d’une autre
catégorie alors que toutes les conditions requises pour sa demande sont
remplies. Le caractère fautif de l’attitude de l’administrateur sera établi par
la présomption lorsque la preuve révèle qu’il a cherché par son comportement à
tirer un profit personnel et à augmenter son pouvoir décisionnel au sein de la
compagnie. L’administrateur peut donc être tenu personnellement responsable du
préjudice subi par l’actionnaire et découlant de son attitude.
Il ne faut pas permettre à un administrateur de bénéficier
d’une certaine immunité pour les actes abusifs, déloyaux ou injustes commis
lors d’une réunion du conseil d’administration puisqu’une telle immunité
pourrait encourager un administrateur à poser des gestes ou à accomplir des
actes au détriment de l’intérêt des actionnaires ou de la compagnie elle-même.
Une défense fondée sur le fait de vouloir favoriser des discussions ouvertes et
franches lors des assemblées des administrateurs doit être rejetée puisqu’un
tel objectif ne peut justifier des comportements qui ont pour effet de tirer un
avantage personnel au détriment de l’intérêt d’un actionnaire minoritaire ou de
celui de la société ou de la compagnie.
2)
Responsabilité des administrateurs en cas d’insolvabilité de la compagnie
3205. Qu’en est-il
de la responsabilité personnelle de l’administrateur d’une compagnie en
difficulté financière qui contracte des dettes alors qu’il sait pertinemment l’état
d’insolvabilité de cette dernière ? En principe, l’administrateur d’une
compagnie insolvable n’est pas personnellement responsable des dettes impayées
de celle-ci, même si elles ont été contractées alors qu’elle était insolvable
et que l’administrateur était au courant de ce fait.
Il s’agit d’une règle générale qui trouve justification
dans le fait que la responsabilité personnelle de l’administrateur
[Page 1333]
doit être l’exception
et non pas la règle afin de ne pas inciter ce dernier à ne pas faire tous les
efforts nécessaires dans le but de relancer l’entreprise lorsqu’elle
rencontrerait une quelconque difficulté financière. Ainsi, en raison de la peur
qu’il puisse engager sa responsabilité, l’administrateur hésiterait à faire les
démarches nécessaires pour faire sortir l’entreprise de sa difficulté
financière. En faisant de la responsabilité personnelle de l’administrateur une
exception à la règle générale, le droit québécois vient encourager les
administrateurs à faire tous les efforts possibles pour tenter de surmonter les
difficultés financières rencontrées notamment les baisses dans la rentabilité.
3206. Il existe
donc des exceptions à ce principe de non-responsabilité pour les dettes de la
personne morale lorsqu’un administrateur s’est porté caution pour la dette de
celle-ci. Il y a aussi responsabilité lorsque le tribunal décide de levér le
voile corporatif de la personne morale pour tenir responsable l’actionnaire qui
administre celle-ci au moins implicitement en agissant effectivement en tant
que son alter ego et en commettant l’un des actes prévus à l’article 317
C.c.Q. En ce qui concerne le cautionnement pour dette, il faut que l’adiministrateur
donne un consentement éclairé, de sorte que son engagement à titre de caution
doit être formulé de façon expresse, car il ne peut pas être présumé. En effet,
la volonté de la caution, d’assumer personnellement la dette contractée par la
personne morale qu’elle représente lors de la conclusion du contrat, doit être
manifeste, claire et sans équivoque.
3207. L’administrateur
engage aussi sa responsabilité avec la personne morale lorsqu’il a participé
avec celle-ci à la commission d’une faute extracontractuelle.
À cet effet, la preuve doit révéler que la faute de l’administrateur résulte de
la transgression d’une obligation légale qui lui incombe.
Or, le fait pour un administrateur de ne pas divulguer la situation financière
précaire de la compagnie avant de contracter au nom de cette dernière ne
constitue pas nécessairement une faute. Décider autrement revient à imposer à l’administrateur
d’une compagnie se trouvant dans une situation financière précaire, une obligation de résultat pouvant ainsi donner
lieu à sa responsabilité chaque fois que ses démarches visant à relancer les
affaires de la compagnie
[Page 1334]
n’aboutissent pas au
résultat escompté. Une telle obligation
ne peut être dans l’intérêt des actionnaires, ni des créanciers de la société,
puisque l’administrateur est supposé gérer avec prudence et de son mieux les
affaires de celle-ci dans leur intérêt. En effet, une telle obligation aura pour effet de décourager l’administrateur
voire de paralyser une bonne gestion de la compagnie par un administrateur
vigilant et loyal à celle-ci.
3208. Quoi qu’il en
soit, pour qu’un manquement de divulguer la situation financière précaire de la
compagnie soit considéré comme fautif, le contractant de cette dernière doit
démontrer que l’administrateur savait que l’insolvabilité de la compagnie était
sans issue et que la dette ne serait pas acquittée.
En d’autres termes, en l’absence de fausses déclarations, d’usage de faux
documents, d’une conduite visant à soustraire aux créanciers des actifs de la
société accentuant du même fait son insolvabilité
ou d’une conduite par laquelle l’administrateur s’est personnellement avantagé
au détriment du créancier de la compagnie, il n’y a pas lieu de conclure à une
quelconque faute extracontractuelle de sa part.
3209. Les fausses
représentations d’un administrateur à l’égard de la situation financière de sa
société surtout lorsqu’elles ont été faites dans le but de rassurer un prêteur
ou un fournisseur alors que la réalité est toute autre, pourraient engager la
responsabilité personnelle de cet administrateur. C’est le cas lorsque les
fausses représentations ont eu pour effet d’inciter une personne à conclure le
contrat proposé avec la société insolvable. Ces fausses représentations
engagent la responsabilité de l’administrateur, même si la preuve ne démontre
pas une intention de frauder ou
une mauvaise foi, notamment la connaissance que la société ne pourrait pas
payer sa dette contractée envers son contractant ou le prix convenu en
contrepartie des prestations ou des biens à être fournis par ce dernier. Il
suffit de démontrer que l’administrateur était conscient ou devait l’être que
la situation financière de la société ne justifie pas ses représentations et
que celles-ci avaient pour effet de sécuriser faussement l’autre contractant.
Le critère applicable est alors celui
[Page 1335]
de la personne
raisonnable, placée dans la même situation pour déterminer
la position qu’elle aurait prise suite à de telles déclarations. Dans certains cas, les fausses représentations qui ont eu lieu après la
conclusion du contrat pourraient également engager la responsabilité de l’administrateur lorsqu’elles
ont pour effet d’empêcher le
contractant d’agir rapidement et de prendre les mesures nécessaires
à la sauvegarde de ses droits.
3210. Nonobstant ce qui précède, l’administrateur qui décide en toute
connaissance de la situation financière fragile de la compagnie, à verser des
dividendes à certains actionnaires commet une faute qui engage sa
responsabilité personnelle. Une décision relative au paiement des dividendes aux
actionnaires alors que la situation financière de la société ou de la compagnie
ne le permet pas constitue une violation de la Loi sur les sociétés par
actions ou la Loi sur les compagnies du Québec qui interdit un
paiement qui favorise les actionnaires de la société au détriment de l’intérêt
de ses créanciers. Cette loi oblige l’administrateur à faire le test de
solvabilité avant de décider le paiement des dividendes ou le remboursement des
prêts aux actionnaires. Un tel paiement ou remboursement démontre une intention
malveillante et contraire à l’obligation de prudence et diligence à laquelle
est tenu l’administrateur en tant que gestionnaire de la société.
3211. Il n’est pas
inutile de rappeler le nombre annuel de faillites de compagnies qui, dans la
majorité des cas, auraient pu être évitées si l’administrateur avait respecté
son obligation de prudence et de diligence. Refuser aux créanciers et actionnaires de la compagnie en faillite un
recours en responsabilité extracontractuelle à l’encontre de l’administrateur
qui n’a pas agi avec la prudence et la diligence exigées de lui, pourrait
constituer un déni de justice. Il est temps que les tribunaux cherchent, par
leurs décisions, à sensibiliser davantage les administrateurs aux
responsabilités qu’ils sont tenus d’assumer dans le cadre des activités qu’ils
exercent pour une personne morale.
3) Responsabilité des administrateurs pour complicité avec la compagnie
3212. La participation des administrateurs à la mise en œuvre d’un
comportement fautif par la compagnie constitue une faute pouvant engager leur
responsabilité envers le tiers. Il est cependant nécessaire de démontrer que l’administrateur
a contribué à la commission de l’acte
[Page 1336]
fautif de la compagnie.
Cette implication peut être établie par la preuve d’excès de pouvoir ou bien
par la connaissance de ce dernier des conséquences négatives de l’acte envisagé
pour le tiers tout en adoptant une attitude insouciante. Il faut cependant
noter que l’administrateur ne peut être tenu responsable du seul fait d’occuper
son poste.
3213. Par ailleurs, l’administrateur peut, dans certains cas, être considéré
comme un complice et être tenu responsable solidairement
de la faute extracontractuelle commise par la compagnie lorsque la preuve
révèle une implication de sa part. Il en va ainsi
lorsque des administrateurs d’une compagnie locataire ont recours à des
manœuvres dilatoires et à des procédures abusives afin de ne pas payer le loyer
ou lorsque l’âme dirigeante d’une compagnie retient illégalement des
voitures que cette dernière avait remorquées.
C’est également le cas lorsque l’administrateur d’une compagnie abuse de son
droit d’ester en justice en multipliant de mauvaise foi les procédures et en
poursuivant inutilement le débat afin de faire encourir des frais d’avocat à
son adversaire. Par contre, le fait
pour un administrateur de refuser de payer les factures d’un fournisseur, qui
est en soi un acte d’administration, ne constitue pas une faute qui entraîne sa
responsabilité personnelle, si son refus est justifié par le fait qu’il n’a
retiré aucun bénéfice de cette décision, étant donné que son entreprise
éprouvait des difficultés financières.
3214. Les tribunaux ont déjà retenu la responsabilité personnelle des
administrateurs dans le cas d’un détournement de fonds ou de biens appartenant
à la société ou à un tiers ayant des relations contractuelles avec celle-ci.
Ils ont aussi sanctionné certains agissements,
[Page 1337]
assimilables à une
fraude, en retenant la responsabilité de tout administrateur y ayant participé,
même en l’absence de mauvaise foi. Ainsi, la responsabilité de l’administrateur
sera retenue si, par sa négligence, il rend possible la perpétration d’une
fraude.
4) Distinction avec le soulèvement du voile corporatif
3215. Une distinction s’impose entre le soulèvement du voile corporatif pour
cause de fraude, codifié à l’article 317 C.c.Q., et la responsabilité personnelle de l’administrateur en vertu
de l’article 1457 C.c.Q..
D’ailleurs, il semble toujours régner au sein de la doctrine et de la
jurisprudence une controverse quant au soulèvement du voile corporatif et,
incidemment quant au domaine d’application de l’article 317 C.c.Q. Un certain courant jurisprudentiel,
avant même l’entrée en vigueur de cette disposition, ne faisait aucune
distinction entre la levée du voile corporatif pour cause de fraude et la
responsabilité extracontractuelle personnelle d’un administrateur. Un deuxième
courant est par la suite venu affirmer que le soulèvement du voile corporatif
ne visait que l’actionnaire, et plus spécifiquement celui qui serait l’alter ego de sa
compagnie. En dépit de l’entrée
en vigueur de l’article 317 C.c.Q.
et de la refonte des règles de responsabilité contractuelle et
extracontractuelle, la controverse
subsiste à ce sujet.
3216. Il y a lieu de considérer que le second courant, du moins suite à l’entrée
en vigueur des nouvelles règles de responsabilité civile telles que codifiées à
l’article 1457 C.c.Q., est plus
conforme à l’intention du législateur, et par le même fait à la réalité. En
effet, par définition, une compagnie, en tant que personne morale, ne peut agir
que par l’intermédiaire de personnes physiques. Ces dernières, qu’elles soient
administrateur, actionnaire ou les deux, pensent dans l’intérêt de la compagnie,
agissent en son nom et surtout pour son compte. Lorsqu’une compagnie commet une
fraude, un abus de droit ou contrevient à une
[Page 1338]
règle d’ordre public, sa responsabilité sera directement engagée envers la victime pour les conséquences qui découlent de ses
actes sur la base de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle, selon les circonstances.
La question qui se pose est de savoir si un tiers peut également exercer une action en responsabilité à l’encontre des personnes physiques qui pensent et agissent au nom de la compagnie, qui sont donc
à l’origine du fait dommageable reproché à cette dernière.
3217. Il ne fait aucun doute que toute personne physique ayant participé à la
commission d’une faute avec la compagnie engage également sa responsabilité. Il
s’agira d’une responsabilité solidaire, et ce, même dans le cas où la compagnie
est poursuivie sur une base contractuelle. Il n’est pas inutile de mentionner
qu’il est possible qu’une demande en justice dirigée contre plusieurs personnes
soit fondée à la fois sur les deux régimes de responsabilité civile. Ainsi,
pour un même fait dommageable, une compagnie pourra être poursuivie sur la base
du régime de responsabilité contractuelle, tandis que son administrateur pourra
l’être sur la base du régime de responsabilité extracontractuelle. La
responsabilité peut être d’une solidarité parfaite lorsque la faute commise par
la compagnie et l’administrateur constitue une violation d’une disposition d’ordre public notamment celle
prévue à l’article 317 C.c.Q. Dans
ce cas, leur responsabilité demeure solidaire
quant au dommage causé à la victime ou au créancier (art. 1526 C.c.Q.) même si
l’un des défendeurs est lié par un contrat à ce dernier alors qu’il y a absence
de lien contractuel avec l’autre. Il faut également conclure à une solidarité
parfaite lorsqu’une société et son actionnaire-administrateur ont enfreint une
disposition de la Loi sur la protection du consommateur prévoyant l’obligation
du commerçant de détenir un permis de commerçant valide. De même, il y aura une
responsabilité solidaire parfaite entre l’administrateur-actionnaire et sa
société en raison de la conclusion d’une entente avec un client visant à contrevenir et à détourner l’application
des dispositions de la Loi sur les impôts.
3218. De plus, en adoptant l’article 1480 C.c.Q., le législateur a donné aux tribunaux le pouvoir de conclure à l’existence
d’une responsabilité in solidum lorsque la situation factuelle le
justifie et que l’on est en présence d’un préjudice imputable à plusieurs
personnes. Il en est de même lorsque l’administrateur d’une compagnie est
poursuivi pour cause de dol ou pour avoir contribué à la commission d’une
fraude ou à la contravention d’une règle d’ordre public par la compagnie. En
présence
[Page 1339]
de l’une de ces
situations, la responsabilité de l’administrateur pourra être retenue
conformément à l’article 1457 C.c.Q., ces agissements étant tous assimilables à
des fautes délictuelles.
3219. Il importe de
noter que l’implication personnelle de l’administrateur et sa participation aux
actes accomplis peuvent être établies par tous les moyens de preuve, y compris
celui de la présomption. Il sera cependant difficile pour un administrateur de
réussir à se dégager de sa responsabilité dans les cas où la faute de la
compagnie est le fruit d’une décision prise lors d’une réunion du conseil d’administration,
lors de laquelle cet administrateur était présent sans toutefois exprimer
clairement son opposition ou sa dissidence au procès-verbal de la réunion. Dans
un tel cas, il sera possible de conclure que l’administrateur a manqué à son
devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les
usages ou la loi, s’imposent à lui, de manière à ne pas causer de préjudice à
autrui. Par le fait même, l’application
de l’article 317 C.c.Q. à une telle situation serait pour le moins futile à
moins que l’administrateur ne soit aussi actionnaire de la compagnie.
a) La doctrine de
l’alter ego et le soulèvement du voile corporatif
3220. Par l’adoption
de l’article 317 C.c.Q., le législateur vise à permettre la poursuite d’une
personne qui ne serait ni directement, ni apparemment impliquée avec le tiers
victime des actes commis par la société, mais qui en bénéficie
substantiellement. Il va de soi que cette personne ne puisse être seulement un
administrateur, puisque celui-ci est toujours impliqué directement ou du moins
apparemment dans les actes de la compagnie. Ainsi, c’est l’actionnaire qui
pourrait utiliser la personne morale comme une façade. D’ailleurs, il est pour
le moins difficile de concevoir
une situation où un administrateur tenterait de masquer
ses actions sous le couvert du voile corporatif, exception
faite de celui qui serait à la fois administrateur et actionnaire et donc l’alter
ego de la société.
3221. La théorie de
l’alter ego est régulièrement abordée dans la jurisprudence. Elle s’applique
au cas où la société mise en cause constitue l’instrument de son actionnaire et
administrateur unique afin de commettre une fraude, un abus de droit ou d’enfreindre
une règle d’ordre public.
3222. De nombreuses
sociétés ne comportent qu’un actionnaire et administrateur unique, la société
dépend donc entièrement des faits
[Page 1340]
et gestes de celui-ci
et peut ainsi être qualifiée d’alter ego de cette personne sans que cela
ne soit négatif. En effet, en l’absence de fraude, d’un abus de droit ou d’une
infraction à l’ordre public, bien qu’elle soit en présence d’un actionnaire et
administrateur qui dirige l’entreprise, rien ne justifie le soulèvement du
voile corporatif. Dans le cas où la société est dirigée par plusieurs
administrateurs et actionnaires, la preuve nécessite la démonstration que l’un
ou plusieurs d’entre eux agissent en tant qu’âmes dirigeantes de l’entreprise,
en prenant toutes les décisions concernant la société et en étant à la source
de l’acte prohibé par l’article 317 C.c.Q. En effet, pour être qualifiés d’alter
ego, la société et son actionnaire majoritaire et administrateur ou la
personne dirigeant l’entreprise dans les faits, doivent être si intimement liés
que le tribunal peut faire abstraction de la personnalité juridique distincte
de la société pour retenir la responsabilité de l’actionnaire en l’absence d’une
relation contractuelle entre lui et la partie demanderesse victime de fraude.
De nombreux facteurs peuvent ainsi être pris en compte, notamment le lien de
parenté entre les actionnaires et les administrateurs. En l’absence de preuve
que l’acte frauduleux est l’acte d’une seule personne ayant le contrôle de l’entreprise,
il n’y a pas lieu de lever le voile corporatif.
3223. La Cour
suprême a également souligné qu’il est possible de considérer deux corporations
ayant le même actionnaire et administrateur unique comme étant des alter
ego, lorsqu’en apparence les affaires de l’une sont les affaires de l’autre
et que de multiples facteurs prouvent une relation très étroite entre elles,
notamment le contrôle de l’une sur l’autre, ou lorsque l’une des sociétés est
utilisée afin de permettre à la seconde de ne pas exécuter ses obligations
contractuelles. Ainsi, afin de
démontrer que les deux sociétés sont dirigées par leur alter ego qui est
leur administrateur et actionnaire unique, il faut démontrer, à la lumière des
faits devant être établis en preuve, qu’il ne s’agit pas de deux personnalités
juridiques distinctes comme il appert, mais bien d’une seule. Dans ce cas, le
voile corporatif peut être soulevé pour tenir responsable la personne ayant été
l’instigatrice des actes ou des activités frauduleux des sociétés.
3224. Il est
important de noter que rien n’empêche la partie demanderesse victime des
activités d’une société issues de conduites et
[Page 1341]
de comportements de son
administrateur et actionnaire unique ou de son actionnaire majoritaire de
demander le soulèvement du voile corporatif afin de retenir la responsabilité
personnelle de cet actionnaire. Dans le cas où l’administrateur, qui est à l’origine
des actes illégaux n’est pas actionnaire unique ou n’est pas actionnaire
majoritaire, il serait prudent de
chercher au moins sa responsabilité personnelle selon l’article 1457 C.c.Q.
puisqu’il ne sera alors pas possible de soulever le voile corporatif de l’entreprise.
Notons à cet effet qu’il n’est pas toujours nécessaire de procéder à un
soulèvement du voile corporatif lorsque l’administrateur, même s’il était
actionnaire de la société, a commis une faute entraînant sa responsabilité
extracontractuelle, notamment en faisant de fausses représentations, en
fabriquant ou en falsifiant des documents. Il en est de même dans le cas où l’administrateur
a participé à la faute extracontractuelle commise par la société.
b) Recours de la
victime
3225. L’article 317
C.c.Q. peut s’appliquer afin d’imputer la responsabilité de l’actionnaire
uniquement pour les actes qu’il aurait commis à l’occasion de ses fonctions.
Quant à sa responsabilité pour sa participation en tant qu’administrateur, elle
peut toujours être retenue sur la base de l’article 1457 C.c.Q. Autrement dit,
l’article 317 C.c.Q. ne représente pas en soi une base juridique à la
responsabilité civile; il est plutôt assimilable à une porte d’entrée
permettant à la victime d’une fraude, d’un abus de droit ou d’une contravention
à une règle d’ordre public de passer outre la fiction que représente le voile
corporatif, afin de démasquer l’auteur réel de l’acte dommageable. À moins d’une
preuve démontrant sa participation à une activité frauduleuse ou avoir commis
un abus de droit ou une contravention à une règle d’ordre public le fait que l’administrateur
et unique actionnaire d’une société soit son alter ego, ne peut être un
motif pour retenir sa responsabilité personnelle. À titre d’exemple, même si
une société, par l’entremise de son administrateur, a omis d’informer l’acheteur
lors de la vente d’un immeuble des faits qui lui ont fait perdre une partie de
son terrain, le tribunal a conclu que cette dérogation à son obligation de
divulgation, qui a été faite sans mauvaise foi, ne pouvait entraîner la
responsabilité personnelle de son unique administrateur et actionnaire, sans la
preuve que ce dernier a utilisé la compagnie pour commettre un geste illégal ou
répréhensible au sens de l’article
317 C.c.Q..
[Page 1342]
3226. Dans l’hypothèse
où la victime réussit à établir la faute de l’administrateur, la responsabilité
de ce dernier doit être retenue conformément à la règle établie à l’article
1457 C.c.Q. Toutefois, lorsque la victime ne peut démontrer la faute de l’administrateur,
le fait d’élargir la portée de l’article 317 C.c.Q., afin de tenter d’engager
sa responsabilité solidairement avec celle de la compagnie, serait en
contradiction avec le principe selon lequel l’administrateur n’est qu’un
mandataire de la compagnie. En outre, lorsque la
personne responsable de l’acte fautif n’est ni administrateur ni actionnaire de
la compagnie, mais qu’elle a agi pour elle en tant que mandataire, représentant
ou simple intermédiaire, sa responsabilité extracontractuelle envers la victime
pourra être retenue selon l’article 1457 C.c.Q.
3227. Enfin, il
importe de s’attarder sur le cas de l’actionnaire « bidon », appelé
prête-nom. Il arrive qu’une personne détienne les véritables intérêts dans une
compagnie sans que son nom ne figure dans son acte constitutif, les
actionnaires nommés ne disposant pratiquement d’aucun pouvoir décisionnel. Il
serait alors illusoire d’utiliser l’article 317 C.c.Q. dans le but de démasquer
l’âme dirigeante de la compagnie. Ce sont les règles de la simulation, telles
que codifiées aux articles 1451 et 1452 C.c.Q., qui doivent être utilisées pour
permettre au tiers de révéler le subterfuge. Ce n’est que dans certaines
circonstances que la levée du voile corporatif pourra jouer le rôle d’accessoire
à la preuve de simulation, l’article 317 C.c.Q. permettant ainsi de confirmer
le fait que l’actionnaire n’était qu’un prête-nom.
G. La
responsabilité des municipalités
1) Notions
générales
3228. Les règles
générales de responsabilité civile s’appliquent aux municipalités par le biais
des articles 300 et 1376 C.c.Q., ces dernières étant assimilables à des personnes
morales de droit public.
3229. Néanmoins, il
y a lieu de faire une distinction entre la sphère législative ou réglementaire
des activités d’une municipalité et leur sphère opérationnelle. La première est
constituée du fait d’adopter des règlements dans les limites de leur compétence
et de leur pouvoir, activité pour laquelle les municipalités jouissent d’une
immunité
[Page 1343]
relative. La seconde se
situe au niveau de l’application des lois et règlements, activité pour laquelle
la simple faute au sens du Code civil du Québec peut engager leur
responsabilité.
3230. Rappelons qu’en ce qui concerne la sphère législative, les règles de
droit public en common law prévoient
que les municipalités peuvent voir leur responsabilité extracontractuelle
engagée que si la partie demanderesse réussit à prouver leur mauvaise foi
ou si l’exercice de leur pouvoir législatif peut être qualifié d’irrationnel.
Ainsi, la conduite d’une municipalité qui exerce son pouvoir discrétionnaire de
mauvaise foi, pourra être sanctionnée par le tribunal. C’est le cas lorsque le
conseil municipal d’une ville refuse à plusieurs reprises de manière totalement
arbitraire et discriminatoire une demande de dérogation mineure aux règlements
de zonage ou une demande de permis de construction, et ce, malgré l’appui
favorable du Comité consultatif en urbanisme. Dans le cas d’un abus de pouvoir
par une municipalité, le tribunal peut également accorder le pourvoi en contrôle
judiciaire afin de modifier la résolution prise par le conseil municipal et
octroyer des dommages-intérêts à la partie lésée.
3231. Le concept de
mauvaise foi, dont il est ici question, englobe les actes qui sont délibérément
accomplis dans l’intention de nuire, ce qui correspond à la mauvaise foi selon
la conception classique, de même que ceux qui se démarquent du contexte
législatif dans lequel ils sont posés, à un point tel qu’un tribunal ne peut
raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi.
Par ailleurs, si les conseillers municipaux ayant adopté le règlement étaient
de bonne foi, la municipalité sera alors également considérée de bonne foi.
Ainsi, une municipalité qui adopte un règlement injuste et discriminatoire,
causant une perte de profits à un entrepreneur, mais dans l’idée de combattre
un problème social ne verra pas sa responsabilité engagée.
De même, l’adoption, la modification ou l’annulation d’un règlement de zonage
ne sont pas, en elles-mêmes, source de responsabilité même si ces actes
entraînent une diminution de valeur des terrains visés. En effet, les
conseillers agissent à titre d’agent
[Page 1344]
de la municipalité et,
par ce fait même, ne peuvent avoir d’intention distincte de la sienne.
3232. En ce qui
concerne la sphère opérationnelle, il est donc possible d’engager la
responsabilité d’une autorité municipale lorsqu’elle manque à l’une de ses
obligations légales. Il en est ainsi lorsqu’une personne subit des dommages
suite à une chute sur la surface glacée d’un trottoir de la municipalité,
lorsqu’un usager d’une piste cyclable décède après avoir perdu le contrôle de
son vélo sur une dénivellation prononcée, lorsqu’un
piéton chute au fond de l’égout, son couvercle instable ayant été déplacé
et lorsqu’un automobiliste est victime d’un accident causé par un énorme trou
dans la chaussée dû à une faute lourde de la ville relativement au suivi de l’état
des routes.
2) Obligations
et devoirs des municipalités
3233. Une
municipalité doit donc maintenir les trottoirs et chaussées de son territoire
de manière à ce qu’ils ne constituent pas des pièges ou des dangers
imprévisibles pour leurs usagers. Toutefois, il ne
règne aucun consensus quant à la définition à donner au mot piège, ce
dernier étant par essence variable. Néanmoins, il est possible de considérer qu’un
piège fait référence à une situation intrinsèquement dangereuse, anormale et
cachée, qui aurait pour effet
de prendre par
[Page 1345]
surprise une personne
raisonnablement diligente. Tel est le cas
notamment lorsqu’une couche de glace est dissimulée par de la neige,
lorsqu’une racine d’arbre soulève l’asphalte d’une piste de manière à créer une
dénivellation dangereuse ou lorsque les fentes
d’une grille de puisard sont ainsi faites que les roues d’un vélo peuvent s’y
coincer.
3234. À l’inverse,
on ne pourrait conclure à la présence d’un piège lorsque la dénivellation d’un
trottoir, bien qu’intrinsèquement dangereuse, était visible. De même, la seule
présence d’un piège ne peut être suffisante pour conclure à la faute requise
pour engager la responsabilité extracontractuelle de la municipalité. Pour que
celle-ci soit retenue, la présence du piège en question doit être imputable à
une faute commise par la municipalité. Il n’est pas nécessaire que la faute
soit intentionnelle ou résulte d’une négligence grossière, puisqu’il suffit
pour conclure à une faute commise, que la municipalité tolère la présence d’un
piège et ce même si celui-ci est dû à la faute d’une tierce personne. Ainsi, le
tribunal ne pourrait retenir la
responsabilité de la municipalité, bien qu’il y ait eu présence d’un piège, à
moins que la preuve ne démontre qu’elle a été négligente dans l’entretien des
lieux ou encore dans la conception de ceux-ci.
3235. La
responsabilité de la municipalité peut être renforcée par le fait que le risque
encouru par l’existence d’un piège est prévisible pour ses représentants mais
qu’aucune mesure n’est prise pour y remédier ou attirer l’attention du public.
Il en est ainsi lorsqu’une dénivellation de deux pouces entre les dalles d’un
trottoir constitue un piège puisqu’elle n’est pas évidente pour les piétons.
[Page 1346]
a) Nature et
étendue de l’obligation
3236. Il convient
de mentionner que l’obligation imposée aux municipalités en est une de moyens
et non de résultats. Il appartient donc au
demandeur de faire la preuve de la faute de la municipalité. Il ne lui suffit
pas d’établir les faits qui reflètent l’état de la rue ou du trottoir, mais il
doit aussi démontrer que cet état est dû à la faute de la municipalité,
résultant de sa négligence ou son insouciance à remplir son obligation. Cette
faute peut également être établie en démontrant que l’action de la municipalité
était insuffisante ou inadéquate compte tenu des circonstances qui exigeaient
des mesures particulières. En effet, compte tenu
des circonstances particulières et exceptionnelles, la municipalité doit
prendre les mesures nécessaires et adéquates à la situation afin d’éviter qu’un
préjudice ne soit causé à ses résidents. À titre d’exemple, une municipalité ne
peut se contenter d’éradiquer la présence des castors d’une rivière sans
démanteler le barrage qui s’y trouve alors qu’elle avait reçu un avertissement
relatif au danger d’un tel barrage et un rapport d’inspection ayant recommandé
le démantèlement de ce dernier. Sa négligence d’agir selon les normes que la
situation factuelle impose constitue une faute.
3237. Une autorité
municipale n’est donc pas tenue d’assurer que ses rues ou trottoirs ne seront
jamais glissants; elle doit néanmoins agir avec prudence et diligence, en
prenant les précautions qu’une personne raisonnable prendrait dans les mêmes
circonstances. En d’autres mots, il
est nécessaire que le système municipal d’entretien et de sablage
[Page 1347]
des trottoirs soit
raisonnable et efficace. L’utilisation de
moyens raisonnables n’implique pas, par exemple, que l’agent d’entretien prenne
personnellement connaissance de l’état des trottoirs.
b) Preuves et
critères d’évaluation
3238. L’évaluation de la responsabilité municipale pour l’inexécution de ses
obligations est une question de fait reliée particulièrement aux circonstances
propres à chaque événement. Ainsi, lors de l’appréciation
du devoir d’entretien des villes, il y a lieu de tenir compte des conditions
climatiques. L’évaluation de la
qualité de l’entretien doit parfois tenir également compte des caractéristiques
des lieux. En effet, certains endroits, tels que les entrées du métro ainsi que
les portes des grands magasins, requièrent une attention toute particulière.
Ces lieux sont généralement équipés de système de bouffées de chaleur. Ce
mécanisme, tout en provoquant la fonte des neiges, en cas de refroidissement
des températures, favorise la formation de plaques de glace susceptibles de provoquer
des chutes. Pour ces raisons, lorsque les conditions météorologiques l’exigent,
la ville se doit de rehausser ses mesures d’entretien.
3239. L’obligation de moyens de la municipalité n’est pas cependant de nature
statique. Le degré d’intensité de celle-ci fluctue en fonction des
circonstances factuelles propres à chaque espèce. Dès lors, l’obligation de
moyens qui incombe aux municipalités sera évaluée selon un critère qui serait,
d’une part, objectif, en référence à la notion de personne raisonnable, et d’autre
part, subjectif, en tenant compte de la spécificité de chaque cas. Ce faisant,
dans l’hypothèse où un bulletin météorologique annoncerait des conditions
climatiques exceptionnellement rigoureuses et potentiellement dangereuses,
telles des averses importantes suivies d’une chute dramatique de la
température, pour
[Page 1348]
une date à venir, l’autorité
municipale qui n’aurait pas pris la peine de rassembler l’ensemble de son
effectif en vue de prévenir et remédier à la situation, engagera sa responsabilité.
En effet, advenant un tel scénario, l’intensité de l’obligation qui reposerait
sur la municipalité s’en trouverait accrue, et se rapprocherait d’une
obligation de résultat. Il en est ainsi de l’obligation de la municipalité de
sabler rapidement tout trottoir d’une artère principale, compte tenu de la
circulation intense inhérente et des risques considérables de chute.
3240. Il appartient à la municipalité de s’assurer de l’exécution convenable
du travail. Pour satisfaire cette exigence, elle devra donc mettre sur pied un
programme d’entretien adéquat. Le seul fait pour une municipalité de présenter
un programme d’entretien ne suffit pas à écarter sa responsabilité.
Une municipalité octroyant à un tiers le contrat d’entretien ne pourra éviter
sa responsabilité en invoquant ce seul motif.
3241. Une preuve de la mise en œuvre effective de ce programme dans la zone
concernée est requise. La raison d’être d’une telle exigence est de venir
remédier à la disparité qui existe bien souvent entre les parties au niveau des
ressources mises à leur disposition.
3242. Il semblerait
qu’en cours d’instance, les autorités municipales se soient spécialisées dans
la présentation de preuves détaillées et complexes, ayant pour but de souligner
la rigueur et l’exhaustivité de leur programme d’entretien. Dans un tel
contexte, l’exigence d’équité nécessite une démonstration supplémentaire
permettant d’examiner le programme d’entretien d’une municipalité du point de
vue de sa réalisation effective et pratique, et non seulement dans sa dimension
théorique, ce qui aurait eu pour conséquence d’accorder un avantage indu aux
autorités municipales. Une preuve
supplémentaire quant à la mise en application du programme d’entretien et de
son efficacité permet au tribunal de faire une appréciation objective de l’exécution
de l’obligation basée sur les faits et les actes accomplis et non sur ceux
prévus dans un programme. À la lumière de cette preuve, le tribunal peut, à
titre d’exemple, décider du caractère hâtif d’une opération de sablage afin de
conclure à la négligence d’une municipalité.
Également, la méthode
[Page 1349]
voulant que toutes les
rues et trottoirs soient déblayés après une tempête de neige avant de répandre
du sable peut être jugée erronée, tout comme le programme exécuté de façon
routinière, sans amélioration corrélative de l’état des trottoirs,
ou encore de l’inapplication d’un règlement à l’effet que la municipalité s’engage
à faire ramoner les cheminées du village.
3243. Par contre, l’absence de programme d’entretien, ou même de vérification
des infrastructures, permet de conclure que la municipalité ne s’est pas
conduite comme une personne raisonnable, prudente et diligente surtout lorsque
la preuve révèle que son intervention n’a eu lieu que suite aux dénonciations
des citoyens.
3244. La municipalité engage d’autant plus sa responsabilité lorsqu’elle
décide de fournir un service municipal, elle doit de ce fait veiller à l’installation
d’un équipement opérationnel. Notons toutefois que
lorsque les règlements municipaux exigent l’installation de clapet afin de
prémunir contre les refoulements d’égouts municipaux, le non-respect de la
réglementation peut avoir pour effet d’exonérer la municipalité, si elle
démontre que leur présence empêche toute inondation.
i) Absence de présomption de responsabilité
3245. En règle générale, il n’existe aucune présomption légale de faute à l’égard
des municipalités; il incombe au
demandeur d’établir par
[Page 1350]
une preuve
prépondérante qu’il y a eu négligence de la part de l’autorité municipale ou de
ses employés. La nécessité d’une
telle preuve se justifie encore plus lorsque la municipalité dispose d’un
programme d’entretien effectif. Néanmoins, il faut nuancer cette affirmation.
Ainsi, lorsque les circonstances et les faits concomitants à la survenance de
la chute permettent de conclure à une négligence, à l’absence ou à l’insuffisance
des mesures et des précautions qu’une personne raisonnable placée dans les
mêmes circonstances prendrait, alors une présomption de faute sera établie à l’égard
de l’autorité municipale.
ii) Preuves requises et appréciations de
situations factuelles
3246. L’insuffisance ou l’inefficacité des mesures prises par la municipalité
afin d’affronter les conséquences d’un changement climatique peut donc engager
sa responsabilité. Il en est ainsi lorsqu’elle n’intervient pas en laissant les
trottoirs extrêmement glissants et glacés dans un délai de 30 heures sans aucune mesure ni aucun remède.
De plus, une municipalité est tenue d’agir avec célérité lorsque des averses
sont accompagnées ou suivies d’une chute importante de température au-dessous
du point de congélation. Dans une telle situation, une autorité municipale ne
peut se disculper en invoquant le caractère imprévisible d’un état dangereux
lorsque celui-ci s’est développé dans les 24 heures qui précèdent l’accident, à moins que
les conditions climatiques qui prévalaient aient été de nature à entraver un
épandage normal et efficace d’abrasif
sur les trottoirs.
3247. Le délai raisonnable pour réagir et faire face à une situation créé par le changement climatique est
une question de faits qui doit être appréciée selon chaque cas d’espèce. Ainsi,
un délai de huit heures peut représenter un laps de temps amplement suffisant
pour permettre
[Page 1351]
à une municipalité de
remédier à une situation dangereuse provoquée par une vague de froid subite et
intense.
3248. Il semble cependant que les tribunaux accordent aux municipalités une
certaine marge d’appréciation relativement à l’évaluation des conditions
climatiques et aux choix des mesures pour y faire face. Ils reconnaissent aux
municipalités le pouvoir discrétionnaire d’attribuer une priorité à certaines
rues ou opérations d’entretien, tout comme le fait qu’il
est peu utile d’épandre du sable sur les trottoirs alors qu’il pleut ou que la
neige fond rapidement.
c) Faute
contributive de la victime
3249. Pour leur part, les piétons doivent se comporter avec prudence.
Lorsque les conditions climatiques le requièrent, ils doivent redoubler de
prudence et de diligence en empruntant les trottoirs. D’ailleurs, les tribunaux
n’hésitent pas à tenir compte de facteurs tels le manque d’attention,
la témérité et même le choix
inadéquat de chaussures compte tenu des conditions climatiques, pour retenir
une contribution fautive de la victime. Ainsi, la responsabilité de la victime
[Page 1352]
d’une chute à l’entrée
d’un chapiteau extérieur pourra être retenue avec celle de la ville, s’il est
démontré que celle-ci étant donné son état de santé, son poids, ses antécédents
médicaux et le fait qu’elle avait subi plusieurs incidents similaires, n’a pas
fait preuve d’une extrême prudence lorsqu’elle a circulé à pied sur une surface
recouverte de neige.
3250. Bien que les
tribunaux assimilent les traverses situées dans le prolongement des trottoirs à
des trottoirs, il n’en demeure pas
moins que les piétons sont tenus de traverser aux intersections, la
municipalité n’ayant pas l’obligation d’assurer la sécurité de ces derniers
lorsqu’ils choisissent de traverser ailleurs qu’aux intersections.
En effet, la municipalité n’a pas l’obligation d’assurer la sécurité pour les
piétons sur les chaussées où les véhicules circulent.
3251. Il faut
cependant relativiser ce principe lorsqu’il s’avère que le choix du piéton d’emprunter
la chaussée est une conséquence directe de l’état déplorable des trottoirs.
Autrement dit, lorsqu’un piéton se trouve forcé d’emprunter la chaussée, suite
au défaut d’entretien des trottoirs, la responsabilité de la municipalité
pourra être engagée. Il en est de même pour les rues sans trottoirs : la
ville se doit de leur porter une attention particulière afin de permettre aux
piétons de les emprunter en toute sécurité. Enfin, le
passage d’un vélo sur la saillie du bitume concordant avec le détachement de la
roue, et entraînant une chute s’avérant mortelle, a été considéré comme n’étant
que l’occasion de l’accident, et non sa cause; la responsabilité de la
municipalité a donc été rejetée.
d) Facteurs d’atténuation
de responsabilité
3252. Lorsqu’elle
assure de façon adéquate l’entretien de ses infrastructures, la municipalité ne
peut être tenue responsable du préjudice causé par une dégradation de celles-ci
en raison d’actes de vandalisme. Une municipalité ne peut prévoir toutes les
possibilités d’accidents ni tous les actes malveillants commis par les tiers.
Aussi, il
[Page 1353]
serait difficile de
tenir cette dernière responsable et la condamner à indemniser la victime d’une
chute provoquée par un poteau de signalisation vandalisé.
Cependant, lorsqu’il apparaît qu’elle a été informée de la
détérioration de ses équipements ou ses installations, sa responsabilité peut
être retenue si elle n’effectue aucune réparation dans un délai raisonnable.
3253. La municipalité a la charge de l’entretien de ses infrastructures. Elle
peut exécuter les travaux nécessaires par ses préposés ou avoir recours à des
entrepreneurs externes en vue de leur réalisation. Dans certains cas, les
travaux effectués peuvent endommager des propriétés privées telles que des
résidences. Dans une telle situation, le Code municipal du Québec prévoit
notamment à son article 725.3, l’exonération
de la ville pour le dommage subi lors de la réalisation de travaux confiés à
des entrepreneurs privés.
3254. Les victimes disposent cependant de recours directs contre les
contractants de la municipalité ayant causé le dommage lors de l’exécution des
travaux confiés par cette dernière. Ces entrepreneurs ne peuvent bénéficier ou
se prévaloir de l’exonération statutaire. Leur
responsabilité pourra être recherchée sur le fondement de l’article 1457 C.c.Q.
Pour ce faire, il suffit d’établir que la cause principale des dommages causés
aux propriétés privées est imputable aux actes commis lors de l’exécution des
travaux. Le fait d’avoir respecté les règles de l’art et l’usage en la matière
ne dispense pas les entrepreneurs de la municipalité de leur obligation
générale de prudence et de diligence. Leur statut de contractants de la
municipalité ne leur confère aucun privilège et ne constitue pas non plus un
moyen de défense à une action en responsabilité civile intentée par des tierces
victimes. Leur responsabilité est la même que celle des entrepreneurs qui
exécutent des contrats de droit privé et doit être régie par les mêmes règles
de droit.
3) Cas de responsabilité spécifique
a) Obligation de
sécurité pour des aires de jeu
3255. Lorsqu’elle met à la disposition du public des aires de jeu, l’obligation
de la municipalité demeure une obligation de moyens. Elle doit néanmoins porter
une attention particulière à l’aménagement des
[Page 1354]
lieux afin d’en
garantir la sécurité, à défaut sa responsabilité peut être retenue.
L’appréciation de l’exécution de cette obligation doit cependant se faire selon
les mêmes critères applicables à une obligation de moyen. Ainsi, une telle
opération n’implique pas l’installation de clôture près des berges d’une
rivière située à proximité d’un parc public, la présence de pictogrammes
interdisant la baignade suffit.
3256. Afin de remplir son obligation, la municipalité doit forcément recourir
à l’embauche de personnel qualifié pour la supervision des activités qu’elle
propose, à défaut sa responsabilité pourrait être recherchée en raison de la
faute commise lors du choix ou de l’encadrement de ses préposés. Ainsi, la
municipalité peut être tenue responsable envers la victime d’une quasi-noyade,
en raison du défaut de surveillance et de la négligence des moniteurs de nage.
3257. D’ailleurs, la responsabilité d’une municipalité en matière de sécurité
et d’entretien sera plus grande si un enfant se blesse en glissant dans un parc
aménagé par la ville à cet effet, alors qu’une telle responsabilité pourra être
difficilement retenue s’il s’agit d’un parc qui n’est pas aménagé pour la
glisse. Ainsi, en l’absence d’une faute commise par l’enfant ou ses parents,
qui ont agi de manière prudente, la responsabilité de la ville sera engagée
pour ne pas avoir entretenu le parc de manière adéquate.
[Page 1355]
3258. Il importe de souligner que, dans le cadre de l’exécution de son
obligation de sécurité, la municipalité peut interdire à certaines personnes l’accès
à ces installations sans commettre pour autant une faute susceptible d’engager
sa responsabilité extracontractuelle.
b) Responsabilité
pour l’élaboration d’une politique ou d’un règlement
3259. Les municipalités disposent d’un pouvoir discrétionnaire dans le cadre
de l’élaboration de politique et de règlements. Elles bénéficient d’une
immunité à moins qu’il ne soit démontré que la municipalité a agi de mauvaise
foi. À titre d’illustration,
on ne peut retenir la responsabilité d’une municipalité en raison d’une
modification d’un règlement de zonage par un conseil municipal même si cette
décision a pour effet de bloquer le développement d’un projet immobilier.
Par contre, commet une faute la municipalité qui délivre un permis de
construire un établissement et qui, ensuite, adopte un règlement qui compromet
son exploitation.
3260. Il revient au demandeur qui cherche à tenir une municipalité
responsable pour la perte ou le dommage subi découlant de l’adoption d’une
politique municipale, de rapporter la preuve de la mauvaise foi de la
municipalité. De même, en l’absence
de mauvaise foi, le fait que le règlement soit par la suite déclaré ultra
vires n’a aucune incidence sur la commission ou non d’une faute par la
municipalité.
3261. La faute commise au stade opérationnel de sa politique, soit lors de la
mise en application des règlements, peut cependant entraîner
[Page 1356]
la responsabilité de la
municipalité si les autres conditions de responsabilité sont réunies. Cela se
produit lors de la délivrance négligente d’un permis ou de la transmission d’informations
erronées par un agent municipal.
3262. La responsabilité de la municipalité peut aussi être retenue pour avoir
toléré sans réaction des violations aux règles qu’elle a établies. Sa
responsabilité sera également retenue lorsqu’elle tolère ou reste inactive face
aux violations préjudiciables de ses règlements.
Il convient de rappeler que la volonté d’une municipalité de maintenir une
activité économique sur son territoire ne justifie ni son attitude ni sa
passivité face à une violation de ses règlements.
Quant au contrevenant à la réglementation, il ne peut non plus bénéficier, en
raison de sa faute, de la tolérance de la municipalité face à la contravention
commise.
c) Responsabilité
de la municipalité à titre de commettant
3263. La
municipalité, en sa qualité de commettant, peut voir sa responsabilité retenue
en raison de faute commise par ses préposés dans l’exercice de leur fonction ou
lors de la mise en application de la politique municipale ou des règlements.
Ainsi, la faute commise par les pompiers dans le cadre d’une intervention
constitue une source de responsabilité pour la municipalité.
Tel est le cas, notamment lorsque
[Page 1357]
des pompiers, par
manque de connaissance de leur équipement, ont causé un retard déraisonnable
dans la prise en charge d’un incendie, ce qui a contribué à l’aggravation des
dommages subis par l’immeuble. Cela constitue donc une faute de la part des
pompiers qui engage la responsabilité de la municipalité en tant que commettant.
De même, une municipalité sera également tenue responsable pour la faute civile
commise par des policiers à son emploi lors d’une intervention témoignant de
brutalité policière.
4) Prescription : préjudice moral
3264. En ce qui concerne le délai de prescription de l’action en
dommages-intérêts, la jurisprudence suit la position de la Cour suprême, dans l’arrêt
Doré c. Verdun (Ville de), où il
a été décidé que l’action fondée sur l’obligation de réparer le préjudice
corporel causé à autrui par la faute d’une municipalité, est assujettie à la
prescription de trois ans édictée à l’article 2930 C.c.Q. et non de six mois tel que prévu par des lois particulières
(art. 585(5) de la Loi sur les
cités et villes). Il semble que ce même délai de prescription s’applique
à l’action intentée pour préjudice moral dans la mesure où ce préjudice est consécutif
à une atteinte physique.
3265. Le préjudice moral est bien consécutif à une atteinte physique au corps
humain. Si on considère la personne humaine comme un tout quant à son aspect
matériel et son aspect psychologique, on doit forcément considérer sa santé
mentale comme étant étroitement liée à son intégrité physique. Celle-ci peut
être atteinte non seulement par un préjudice physique apparent mais aussi par
un préjudice non apparent qui peut ébranler et affecter l’aspect immatériel de
la personne tel que le fonctionnement de son cerveau ou son système nerveux. Ce
préjudice moral, bien qu’il soit la conséquence d’une atteinte physique, peut
souvent se manifester graduellement ou tardivement.
3266. Le dommage
causé à la suite d’un événement lié au fonctionnement du cerveau et du système
nerveux de la personne, peut être
[Page 1358]
non apparent et
invisible mais cela n’empêche pas de le considérer comme dommage corporel au
sens de l’article 2930 C.c.Q. afin de permettre à la victime d’obtenir une indemnité
pour le préjudice moral qui en résulte. De plus, il n’est pas nécessaire qu’il
y ait contact physique entre le corps humain et l’acte dommageable pour qu’un
tel dommage se produise. Pour cette raison, cet article doit recevoir une
interprétation large et libérale afin de permettre à la victime de recevoir une
indemnisation adéquate dans tous les cas où l’acte dommageable porte atteinte à
l’intégrité de la personne humaine que ce soit dans son aspect matériel ou dans
son aspect psychologique et immatériel.
3267. Enfin, dans
le cadre d’une action en dommages-intérêts pour préjudice moral, le point de
départ du délai de prescription doit être la date à laquelle le préjudice moral
s’est manifesté et non pas la date du dommage corporel causé à la victime ou la
date de l’événement dommageable (art. 2926 C.c.Q.).
3268. On assiste
cependant à une divergence au sein de la jurisprudence concernant l’action intentée par un proche de la victime. Certaines
décisions ont admis que ce dernier peut bénéficier du délai de l’article 2930
C.c.Q. au motif que cette action se justifie par l’obligation de réparer le
préjudice corporel causé à autrui. D’autres décisions,
par contre, sont à l’effet que les délais plus courts prévus par les lois
particulières relatives à la responsabilité des municipalités trouvent
application. Selon ce dernier courant jurisprudentiel, en l’absence de toute
atteinte à l’intégrité physique du proche de la victime, son action ne peut
être qualifiée d’action portant sur un préjudice corporel au sens de l’article
2930 C.c.Q..
3269. Or, le
préjudice moral subi par de la personne proche de la victime peut se manifester
ou voire s’aggraver avec le temps lorsque l’état physique ou les blessures
corporelles de la victime s’amplifient affectant son état moral et
psychologique, situation qui se reflète souvent sur les personnes qui l’entourent
et prennent soin d’elle. De même, en cas de décès de la victime, ses proches
peuvent subir un préjudice moral et économique. Même sans qu’il y ait décès,
les personnes de l’entourage de la victime qui veillent à son bien-être
deviennent aussi victimes de la
[Page 1359]
situation et peuvent
être compensées pour leur perte, tel est le cas de la femme ayant été
traumatisée par le comportement brutal des policiers envers son conjoint et qui
doit désormais prendre soin de celui-ci en plus d’être affligée par son propre
traumatisme. Ces préjudices sont
les conséquences directes de l’atteinte à l’intégrité physique du défunt. L’action
en dommages-intérêts doit être assujettie au même délai de prescription prévu à
l’article 2930 C.c.Q. Refuser, dans ce cas, une telle action à la personne
proche de la victime en raison de la prescription du délai court prévu dans les
lois particulières, pourrait constituer un déni de justice.
3270. Il ne faut
pas donner à l’article 2930 C.c.Q. une interprétation non-conforme à l’intention
du législateur et aux objectifs ayant été à l’origine de son adoption. Le but
visé par la prorogation du délai de prescription à trois ans dans le cas d’une action en dommages-intérêts pour
préjudice corporel est de fournir à la victime, une protection contre toute
lésion pouvant résulter d’un délai plus court. Toute application d’un délai
plus court en raison du statut du défendeur aura pour effet de restreindre la
protection que le législateur a voulu donner à la victime pour ne pas dire lui
enlever son droit à l’indemnisation. Aussi, nous sommes d’avis qu’une loi
municipale ne peut avoir pour effet de restreindre l’exercice par le proche d’une
victime, de son droit à l’action en dommages-intérêts. La personnalité
particulière du défendeur n’est pas un motif valable pour écarter l’application
du délai de prescription normalement applicable, soit le délai de prescription
extinctive du Code civil du Québec. Le chef du dommage réclamé ne peut
non plus justifier l’application d’un délai plus court que celui du droit
commun car en matière de prescription, seule l’atteinte à l’intégrité fonde la
règle et constitue l’intérêt que le législateur vise à protéger.
3271. De plus, il
serait paradoxal que l’action de la victime soit assujettie à un délai de trois
ans alors que celle de son proche est assujettie à un délai plus court, soit
celui de six mois, alors que les deux actions sont indissociables et puisent
leur fondement dans la même source, soit l’événement qui cause le préjudice.
Toute interprétation de l’article 2930 C.c.Q. basée sur la distinction entre
une action intentée par la victime immédiate et l’action d’une personne proche
de cette dernière, va à l’encontre de la philosophie du Code civil qui vise à
établir comme fondement du recours, les conséquences d’une atteinte à l’intégrité
de la personne et non pas la qualité du demandeur ou le statut du défendeur
visé par le recours.
[Page 1360]
3272. L’application de deux délais différents à des actions de la même nature
aura pour effet d’établir deux régimes de responsabilité civile en matière d’atteinte
à l’intégrité de la personne, soit celui qui s’applique aux victimes de
personnes de droit privé et celui qui s’applique aux victimes de personnes de
droit public. Une telle division pourrait avoir pour conséquence l’établissement
de deux systèmes de justices différents voire même contradictoires sur le plan
de l’équité. Faut-il rappeler que le législateur en adoptant la disposition de
l’article 1376 C.c.Q. a voulu
mettre fin à une controverse qui régnait sous le régime du Code civil du
Bas-Canada en précisant clairement que les règles du livre cinquième,
notamment celles en matière de responsabilité civile contractuelle et
extracontractuelle qui s’appliquent à l’État ainsi qu’à ses organismes et à
toute personne morale de droit public. Alors que le législateur visait, par l’adoption
de cette disposition, l’uniformisation des règles en matière de responsabilité
civile, on risque, par l’application de lois particulières en matière de délai
de prescription, d’établir indirectement ce que le législateur a refusé de
reconnaître directement.
H. Le trouble de
voisinage
1) La règle
3273. Le législateur a codifié, à l’article 976 C.c.Q., la position de la doctrine et de la jurisprudence
en matière du droit de propriété et qui impose certaines limites à ce droit.
Ainsi, le propriétaire d’un fonds, bien qu’il dispose d’un droit de propriété,
ne peut imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou
excessifs. Son droit de propriété avec son caractère apparemment absolu ne peut
plus justifier qu’un préjudice excessif soit causé à un voisin, même en l’absence
d’une faute.
3274. En cette matière, sous le régime du Code civil du Bas-Canada, les
tribunaux fondaient la responsabilité sur l’exercice antisocial d’un droit,
sans avoir à prouver de faute. Pour établir la responsabilité du défendeur, il
n’était pas nécessaire de démontrer l’intention de nuire ou l’exercice excessif
et déraisonnable du droit. Il y a lieu de reconnaître maintenant sans équivoque
l’existence de deux régimes de responsabilité civile pour cause de troubles de
voisinage en droit québécois : d’une
part le régime de droit commun de la
[Page 1361]
responsabilité civile
selon l’article 1457 C.c.Q. et qui est fondé sur la faute du propriétaire et d’autre
part, le régime de responsabilité sans faute prévu à l’article 976 C.c.Q. et
fondé sur le caractère excessif des inconvénients subis par les voisins en l’absence
d’un comportement fautif.
3275. Quant au
régime fondé sur la faute, il importe de noter que la présence d’inconvénients
normaux suffira à conclure à la responsabilité civile du propriétaire à
condition que le demandeur prouve le comportement fautif du défendeur qui est à
l’origine de ses inconvénients. En d’autres termes, la responsabilité du
propriétaire ayant commis une faute au sens de l’article 1457 C.c.Q. sera
retenue, même si les inconvénients ou les troubles subis par le voisin n’atteignent
pas le niveau des inconvénients anormaux. Rappelons que peuvent constituer des
fautes civiles l’exercice abusif ou déraisonnable d’un droit de propriété ainsi
que la violation de normes de comportements prescrits par la loi et le règlement
relatifs à l’usage de propriété. À l’inverse, le fait
qu’une personne tente de prendre des photographies de la propriété de son
voisin afin de pouvoir démontrer qu’elle a subi un préjudice ne constitue pas
une faute, s’il n’y a eu aucune atteinte à l’intimité de ce dernier.
3276. Il y a lieu
en cette matière, de rappeler que les personnes appartenant à un voisinage sont
tenues à certaines obligations notamment celles relatives au respect du droit à
la vie privée de leur voisin. Les articles 35 et 36 C.c.Q. ainsi que les
articles 5 et 6 de la Charte des droits et libertés de la personne protègent
toute personne contre une quelconque violation de sa vie privée ou contre toute
obstruction à la jouissance paisible de ses biens. Ainsi, l’installation de
caméras de surveillance ayant pour but de surveiller des objets de valeur se
trouvant sur un terrain, mais
pouvant recueillir des images des mouvements des voisins porte atteinte à leur
vie privée et ce, même si l’intention originale n’a jamais été de surveiller ou
d’intimider ces voisins. Même dans le cas où les caméras ne sont pas en
fonction, leur seule présence et le fait qu’elles soient pointées sur le
terrain voisin constitue un inconvénient anormal pour le voisinage qui peut
justifier l’attribution d’une indemnité à titre de dommages moraux.
[Page 1362]
3277. Le régime de responsabilité sans faute, tel que prévu par l’article 976 C.c.Q., est fondé sur le caractère excessif
des inconvénients subis par les voisins sans exiger aucune preuve de
comportement fautif de la part du propriétaire ayant causé ces inconvénients.
Cet article trace une norme législative objective de sorte qu’elle n’offre
aucune immunité pour le propriétaire, mais fonde la responsabilité de celui-ci
en mettant l’accent sur le résultat de son acte ou son comportement, même si
celui-ci ne remplit pas les éléments constitutifs d’une faute civile. Ainsi, il
est possible de qualifier de faute objective le fait de causer un préjudice à
autrui dans l’exercice de son droit de propriété lorsque l’acte dommageable n’a
pas été commis avec intention malicieuse ou de façon déraisonnable ou
excessive.
3278. La seule démonstration d’inconvénients ne suffit donc pas pour engager
la responsabilité d’un propriétaire; le demandeur
doit faire la preuve, soit d’un usage du droit de propriété ayant causé un
préjudice qui dépasse le seuil de tolérance généralement admis entre voisins
(art. 976 C.c.Q.), soit un comportement fautif commis par le défendeur dans l’exercice
de son droit de propriété et ayant causé un inconvénient ou un trouble
quelconque (art. 1457 C.c.Q.). Ainsi, malgré le fait
que les parties en cause soient voisines, le recours approprié sera celui en
dommages-intérêts en vertu de cet article puisque la faute commise par un
voisin engage sa responsabilité envers l’autre voisin pour le préjudice causé.
Quant au recours en vertu de l’article 976 C.c.Q., il n’exige pas la preuve d’une
faute puisqu’il s’agit d’un régime de responsabilité sans faute qui est
pertinent lorsque les troubles de voisinage excèdent les limites de la
tolérance.
3279. À titre d’illustration, sont des inconvénients anormaux assimilables
aux troubles de voisinage, les travaux de construction effectués par le
propriétaire qui font du bruit dans une proportion dix fois plus importante que
le bruit ambiant du secteur à plusieurs reprises durant une journée, l’autorisation
donnée à des véhicules commerciaux
[Page 1363]
de stationner près d’une
propriété et qui dégagent des odeurs de monoxyde de carbone aux voisins.
De plus, la présence de caméras dirigées vers la propriété de son voisin, même
si elles ne sont pas en fonction, constitue un trouble de voisinage anormal.
Le sont également le harcèlement, les injures, les
menaces, les agressions ainsi que, plus largement, tous les gestes
intentionnels commis dans le but de nuire. De même, une
cimenterie qui respecte les obligations imposées par une loi peut être tenue
responsable des inconvénients anormaux, qui excèdent les limites de la
tolérance, subis par ses voisins, même en l’absence d’une faute. Il importe d’ailleurs
de noter qu’une loi spéciale autorisant les activités d’une entreprise ne
permet pas à celle-ci de se soustraire à l’application des règles de droit
commun en matière de responsabilité civile. Enfin, le terme « voisin »
utilisé dans le libellé de l’article 976 C.c.Q., doit être interprété de façon
libérale pour permettre à un demandeur de se faire indemniser pour les
inconvénients excessifs et anormaux subis dès qu’il démontre une certaine
proximité géographique entre la source des inconvénients et son lieu de
présence.
3280. Dans le cadre
du régime de responsabilité sans faute prévu à l’article 976 C.c.Q., il peut
survenir qu’il y ait plusieurs personnes qui causent des inconvénients anormaux
à un voisin, inconvénients qui excèdent les limites de la tolérance. Il importe
de s’interroger sur la nature de leur responsabilité, dans la mesure où ils
causent un seul et même préjudice au même voisin, mais sans commettre de faute
à son égard. Il faut d’abord mentionner que cette responsabilité ne peut être d’une
solidarité parfaite, puisque les articles 1525 et 1480 C.c.Q. exigent pour qu’il
y ait une solidarité parfaite entre les défendeurs, la preuve d’une faute ou d’un
acte collectif. La Cour d’appel a déjà conclu dans l’affaire
Homans c. Gestion Paroi inc. que les auteurs des troubles devaient être
tenus à une solidarité imparfaite en raison du fait qu’ils ont causés un seul
et même préjudice à leur voisin de sorte qu’ils devraient
[Page 1364]
être tenus à une seule
et même obligation. La responsabilité in solidum produit les effets
principaux de la solidarité parfaite et permettra au créancier de s’adresser à
l’un ou l’autre des coauteurs des troubles pour obtenir l’entièreté de sa
créance. Le coauteur ayant ainsi dû payer l’indemnisation accordée par la Cour
pourra par la suite effectuer un recours récursoire contre son ou ses coauteurs
du préjudice. Cela permet d’avantager le voisin créancier en lui offrant une
certaine protection en cas d’insolvabilité actuelle ou future de l’un des
coauteurs, et en lui évitant d’entreprendre plusieurs recours afin d’obtenir sa
compensation.
2) Analyse de divers troubles du voisinage
3281. Un propriétaire conserve, pour l’essentiel, toute la liberté pour l’aménagement
de son terrain tant que cela ne crée pas d’inconvénients anormaux pour le
voisinage ou n’entrave une servitude dont bénéficie le voisin. Ainsi, lorsque
des murs mitoyens ont pour effet d’entraver la vue et d’empêcher la libre
circulation d’un propriétaire sur son terrain, leur destruction peut être ordonnée.
3282. Certaines dispositions du Code civil ont été adoptées afin d’éviter
éventuellement les litiges résultant de coupes d’arbres entre voisins.
Ces articles autorisent le propriétaire d’un fonds à demander à son voisin la
coupe d’arbres qui, en raison de leur pousse, causent de sérieuses nuisances à
l’usage de son fonds. Devant le refus du
voisin, le propriétaire peut s’adresser au tribunal afin d’obtenir la
permission de faire la coupe. Il ne peut toutefois
y procéder de sa propre initiative et sans autorisation du voisin, au risque d’engager sa responsabilité.
[Page 1365]
Le non-respect de la
procédure instaurée constitue une faute susceptible d’engager la responsabilité
du propriétaire. Ainsi, lorsqu’un
voisin fait preuve d’une insouciance déréglée en coupant, sans avoir obtenu une
autorisation préalable du tribunal, de nombreux arbres appartenant à son
voisin, il engage sa responsabilité extracontractuelle et devra verser des dommages-intérêts
à ce dernier pour les troubles et inconvénients qu’il a subis.
3283. De façon
générale, un propriétaire ne peut intervenir sur la propriété voisine sans
autorisation préalable du propriétaire voisin ou du tribunal.
Sa responsabilité peut être retenue même si initialement, même s’il avait
initialement le droit de demander la coupe de ces arbres, surtout lorsque son
acte cause un préjudice esthétique à la propriété voisine.
C’est également le cas lorsque la construction d’une clôture par un propriétaire
viole le droit de propriété de son voisin. Avant d’intervenir, celui-ci doit
obtenir une autorisation du tribunal afin de pouvoir démolir l’ouvrage de son
voisin, conformément à l’article 1603 C.c.Q., car s’il décide de se faire justice lui-même, il pourra être
condamné à verser des dommages-intérêts à son voisin.
Ainsi, la perte de luminosité, l’apparition de moisissure et la présence d’infiltration
d’eau représentent des inconvénients anormaux qui permettent à un voisin de s’adresser
au tribunal pour qu’une ordonnance soit émise afin que la
[Page 1366]
branche de l’arbre
qui empiète sur sa propriété soit coupée et pour obtenir des dommages-intérêts en fonction de l’article 976
C.c.Q..
3284. Les relations de bon voisinage impliquent également l’obligation de
maintenir une certaine salubrité et d’assurer l’entretien de la propriété afin
d’éviter des désagréments au voisin. En effet dans un quartier résidentiel, une
propriété mal entretenue risque d’entraîner une perte de valeur pour les
maisons situées aux alentours.
3285. L’exploitation d’une activité industrielle dans une zone résidentielle
peut occasionner des odeurs et des nuisances sonores susceptibles de troubler
et de nuire à la qualité de vie du voisinage.
Le fait que cette exploitation est conforme aux normes en vigueur n’a que peu d’importance
car en matière de troubles de voisinage. Les inconvénients anormaux qu’elle
crée suffisent à engager la responsabilité du propriétaire. Le demandeur ne
doit toutefois pas être motivé par la possibilité d’obtenir une compensation
financière car, dans ce cas, il risque de voir son action rejetée.
Il importe à cet effet de noter que la notion de nuisance, par exemple en
raison de bruits, est déterminée par le tribunal et non par des experts. Par contre, si une certaine norme est établie,
l’opinion de ces derniers permettra au tribunal de déterminer si cette norme a
été violée.
3286. De même, les activités aéroportuaires peuvent donner lieu à des actions
collectives pour nuisances sonores. Toutefois, ces nuisances
sonores ne donnent pas nécessairement droit à un recours.
La responsabilité de l’aéroport sera recherchée plutôt en raison de la violation de la réglementation applicable en
matière de régulation des vols. De même, le fait que l’aéroport ou l’usine
existait avant l’installation des résidents et la connaissance par ces derniers
de l’existence de cette activité, sans les exonérer, atténueront la portée des
recours dont disposent les résidents.
[Page 1367]
I. La diffamation
1) Définitions et notions générales
3287. Il est reconnu depuis fort longtemps que la réputation d’une personne a
une valeur incommensurable. Cette valeur est fondamentale dans des sociétés
démocratiques, fondées sur la dignité de la personne.
Or, il se trouve que la réputation est un attribut essentiel, voire constitutif
de la dignité qui revêt ainsi une importance immense pour une personne lorsqu’il
est question de son épanouissement au sein de la société. Étant aussi d’une
grande fragilité, il est fondamental de la protéger adéquatement, puisqu’il est
extrêmement ardu de retrouver la réputation dont une personne bénéficiait avant
qu’elle ne soit victime de diffamation. En effet, l’impression
néfaste laissée par des propos diffamatoires peut subsister indéfiniment,
puisque les moyens permettant de dissiper tout doute sont rares dans bien des
cas.
3288. Il n’est pas
surprenant que le législateur québécois inclue la réputation parmi les droits
fondamentaux protégés par la Charte des droits et libertés de la personne,
ainsi que par les dispositions du Code civil.
Les droits à la réputation et à la vie privée doivent toutefois être conciliés
avec le droit à la liberté d’expression.
3289. Le terme « diffamation » peut avoir un sens large et comprendre l’insulte,
l’injure ainsi que l’atteinte à la réputation
par le mal dit d’une personne, par la haine, le mépris ou encore par le
ridicule
[Page 1368]
auxquels on expose une
personne. Ajoutons toutefois
que lors de l’appréciation du préjudice subi, il y a lieu de distinguer l’impact
de l’injure ou de l’insulte de celui qui résulte de la diffamation. Des propos
désagréables et méprisants ne constituent pas nécessairement diffamation,
particulièrement lorsque ces propos ne s’apprécient pas selon une norme
objective. Ainsi, l’injure ou l’insulte qui n’a pour effet que de blesser
personnellement la victime sans conséquence pour sa réputation s’avère
subjective et ne peut représenter la même conséquence que l’injure qui est
rendue publique et qui atteint objectivement la réputation de la victime.
3290. La
diffamation est un manquement intentionnel ou non à l’obligation de respecter
la réputation d’autrui, elle consiste en la divulgation,
transmission ou publication d’informations orales ou
écrites susceptibles de déconsidérer une personne vivante ou décédée de manière
à miner sa réputation, à faire perdre l’estime
de soi ou à susciter à son égard des sentiments défavorables ou désagréables.
[Page 1369]
3291. Ainsi, qu’ils
soient directs ou indirects, oraux ou écrits, qu’ils prennent la forme d’une
simple allusion, d’une comparaison,
d’une juxtaposition de faits ou d’une rumeur, des
propos seront considérés diffamatoires et fautifs lorsque leur caractère
vexatoire et calomnieux porte atteinte à l’honneur et à la réputation de la victime
en l’injuriant ou en l’humiliant. Ainsi, même des
insinuations et des remarques ironiques peuvent constituer de la diffamation.
Concernant l’insinuation, les tribunaux porteront une attention particulière au
contexte afin de déterminer une éventuelle volonté de transmettre à travers le
sous-entendu, un message à caractère diffamatoire.
Par ailleurs, afin de déterminer le caractère diffamatoire du propos, il
convient d’appliquer une norme objective et de se demander si un citoyen
ordinaire estimerait que les propos tenus sont de nature à déconsidérer la
réputation d’un tiers. Ce concept ne peut
cependant être assimilé au concept de la
[Page 1370]
personne raisonnable
qui établit une norme de conduite devant être suivie, pour ne pas s’exposer à
commettre une faute. Le citoyen ordinaire est plutôt l’incarnation de la
société recevant des propos offensants. Ainsi, le tribunal devra évaluer si le
citoyen ordinaire porterait à l’égard de la victime une estime moindre en
raison des propos émis.
a) Cas qui ne
constituent pas une diffamation
3292. Le recours en diffamation comporte des limites, notamment quand il est
question d’établir un équilibre entre les droits de plusieurs personnes
impliquées dans un litige en responsabilité de sorte que le tribunal doit
encadrer le droit à la réputation sans brimer le droit à la liberté d’expression.
Il peut s’avérer également complexe de déterminer ce qui constitue ou non une
situation de diffamation eut égard à l’ampleur et à la nature des impacts
réellement vécus par le demandeur dans un recours en diffamation.
3293. Ne constitue pas diffamation la transmission d’informations qui
révèlent l’existence d’un conflit entre les parties. De même, les critiques
émises lors d’une réunion de travail relativement à un programme d’études ne
sont pas diffamatoires. Aussi, ne peut être
considérée diffamatoire, la lettre envoyée par une personne décrivant les circonstances
entourant la réception d’une mise en demeure
[Page 1371]
adressée par son
employé et exprimant certaines inquiétudes quant à cette mise en demeure.
3294. Par ailleurs, l’incivilité et la grossièreté ne constituent pas des
fautes civiles en toutes circonstances. Il faut
rappeler que les tribunaux ne sont ni les contrôleurs du savoir-vivre ni les
arbitres de la courtoisie et de la politesse. Par conséquent, une réaction
déplaisante, des propos blessants ou désagréables prononcés spontanément, des critiques controversées, même virulentes,
peuvent être l’expression d’un point de vue avec lequel on peut être en
désaccord, sans toutefois franchir le seuil de la diffamation. Il faut toujours
garder à l’esprit que nous vivons dans une société qui prône la liberté d’expression,
une liberté qui exige que l’on tolère la critique dans la mesure où elle n’est
pas faite dans l’intention de nuire à autrui.
3295. L’embarras causé à une personne visée par une publication ou des propos
ne suffit pas cependant à les qualifier de diffamatoires.
L’impression de gêne que peut ressentir une personne à la suite de la
révélation d’une entente secrète ne constitue pas une diffamation tant que le
demandeur ne rapporte pas la preuve d’une atteinte à la réputation. Ainsi,
celui qui se voit confier divers mandats par des personnes auprès de qui il se
croyait diffamé, ne peut prétendre avoir subi une atteinte à sa réputation.
Ne constitue également pas une diffamation un hyperlien qui conduit à un autre
site qui lui, contient des propos diffamatoires sur une personne, à moins que l’auteur
de l’hyperlien soit également celui de la page diffamatoire à laquelle il
renvoie.
3296. Il importe cependant de souligner que les recours en responsabilité
pour diffamation au moyen des réseaux sociaux sont de plus en plus nombreux.
Chaque cas constitue cependant un cas d’espèce ayant ses propres circonstances
exigeant ainsi une évaluation selon des critères adaptés à la situation. Cela
dit, les critères applicables pour déterminer si la conduite ou le comportement
en question est conforme à la conduite raisonnable et attendue sur ces
plateformes Web n’ont pas encore été établis avec précision par la
jurisprudence.
[Page 1372]
b) Diffamation en
matière d’assurances
3297. On ne peut
assimiler à la diffamation le simple fait qu’une assurance ayant intérêt dans
un dossier d’un employé de faire les démarches nécessaires auprès de l’employeur
afin d’obtenir des informations à son sujet. Le fait que des informations ont
été transmises à l’employeur au cours de ces démarches ne constitue pas
nécessairement une diffamation même si l’employeur a décidé de congédier cet
employé en fondant sa décision sur ces informations échangées.
Dans la mesure où ces informations sont exactes, il sera difficile de retenir
la responsabilité de la personne les ayant communiqués. Cependant, seront
considérées comme portant atteinte à la dignité et à l’honneur de la personne
les déclarations fausses et déraisonnables faites par un médecin, à une
compagnie d’assurance, au sujet de l’un de ses patients, lorsque de telles
déclarations ont déconsidéré la réputation du patient en question. Des fausses
informations fournies justifient la condamnation du médecin au paiement d’une
indemnité compensatoire et de dommage-intérêts punitifs lorsque celui-ci s’est
montré insouciant de ternir la réputation de son patient au moment où il a fait
ces déclarations.
3298. Seront
également considérées comme préjudiciables à la réputation et l’honneur de la
personne les démarches qui briment de façon injustifiée et intentionnellement,
les droits fondamentaux de cette personne. À titre d’exemple, bien qu’il existe
un droit aux compagnies d’assurance d’effectuer la surveillance d’un assuré, ce
droit, qui est nécessairement opposé au droit à la vie privée, ne peut trouver
application que lorsque les circonstances le justifient et qu’il n’existe
aucune autre alternative pour vérifier le comportement de l’assuré.
La violation d’un droit de la
personnalité expose la compagnie d’assurance au risque d’être condamnée au
paiement de dommages-intérêts punitifs si la preuve révèle qu’elle a effectué
une enquête biaisée, au sujet d’un assuré en arrêt de travail pour cause de
maladie. La compagnie d’assurance doit recourir à des moyens légitimes,
notamment la demande de faire une contre-expertise par un autre médecin et
ainsi éviter de compromettre un droit fondamental de son assuré. Ainsi, l’existence
d’une autre alternative pourrait justifier la condamnation d’une compagnie d’assurance
au paiement de dommages-intérêts punitifs, car la filature
[Page 1373]
deviendrait alors
injustifiée et brimerait donc de façon injustifiée le droit fondamental à la
vie privée.
c) Diffamation
envers les personnes morales
3299. Le droit à la
réputation est protégé par la Charte québécoise tant pour les personnes morales
que les personnes physiques. Cependant, pour réussir dans son recours en
dommages-intérêts pour diffamation, la personne morale doit faire une preuve
différente de celle qu’une personne physique est tenue de faire. Dans le cas de
la publication d’un article de
journal véhiculant de fausses informations sur une personne morale offrant des
services au grand public, le préjudice résultant de l’atteinte à la réputation
peut se mesurer par le nombre de personnes ayant contacté l’entreprise pour lui
exprimer leur déception ou leur colère vis-à-vis du contenu de l’article. Les
tribunaux tiennent également en compte du nombre de personnes ayant été mal
informées par le contenu de l’article, et de la qualité de ces personnes. Si
celles-ci sont des clients ou pouvaient être des clients potentiels de l’entreprise,
le dommage subi est évalué en rapport avec la perte de l’achalandage. Par
ailleurs, est pertinente la preuve des dépenses encourues relativement à des
actes entrepris par la personne morale afin de rétablir les faits et de
regagner la confiance de sa clientèle, notamment les services gratuits ou des
cartes cadeaux offerts à cet effet. Ainsi, les dommages moraux accordés à une
entreprise doivent correspondre à la valeur des efforts de celle-ci pour
remonter son chiffre d’affaires. Il faut cependant noter que les tribunaux sont
généralement moins généreux envers les personnes morales que les personnes
physiques pour ce type de dommage.
3300. Une personne
morale peut être victime de diffamation sur les réseaux sociaux, notamment
lorsqu’un client insatisfait prend contact avec les clients de cette dernière
pour les inciter à cesser de faire affaire avec l’entreprise.
L’enjeu de la diffamation sur Internet est particulièrement important pour l’entreprise,
car certains propos peuvent
[Page 1374]
grandement nuire à sa
réputation notamment lorsqu’elle cherche par une présence sur les réseaux
sociaux à établir des liens avec de futurs clients et des opportunités d’affaires.
3301. En tant que
personne morale, une municipalité peut donc faire l’objet de diffamation. Tel
est le cas lorsqu’une municipalité et ses élus sont victimes d’une atteinte à
leur réputation par l’affichage par un citoyen d’enseignes diffamatoires sur
son terrain, laissant croire que la ville et ses dirigeants sont des personnes
malhonnêtes et corrompues. Dans une telle situation, la ville peut obtenir une
ordonnance permanente afin d’interdire à ce citoyen d’utiliser des qualitatifs
diffamatoires à son endroit, ainsi qu’envers ses élus municipaux.
2) Formes et
éléments constitutifs de diffamation
3302. La forme d’expression
qu’empruntent les propos ou les allégations diffamatoires importe peu;
seules les conséquences dommageables de leur diffusion seront considérées par
les tribunaux. En général, la
diffamation s’apprécie selon une norme objective et se constate généralement
par l’effet défavorable ou désagréable qu’elle suscite à l’égard de la
réputation du demandeur. Ainsi, plusieurs
éléments peuvent être pris en considération pour évaluer le préjudice subi tels
que la gravité de l’acte, l’intention de l’auteur, l’importance de la
diffusion, la condition des parties, la portée de la diffamation sur la victime
et ses proches, la durée de l’atteinte et de ses effets et la contribution de la victime par sa conduite au
préjudice.
3303. Les propos
diffamatoires peuvent être directs ou indirects, ce qui signifie que les
insinuations, les sous-entendus et même les propos
[Page 1375]
ironiques peuvent aussi
être considérés diffamatoires. Cependant, l’insinuation
doit être discernable et suffisamment péjorative pour démontrer la faute de son
auteur. Celui-ci doit aussi avoir une certaine volonté ou au moins une insouciance
quant à l’impact que peuvent avoir les insinuations, les allusions ou les
sous-entendus diffamatoires.
3304. Deux types de
conduite énoncés dans l’affaire Prud’homme c. Prud’homme par la
Cour suprême peuvent constituer la faute en matière de diffamation : la
conduite malveillante et la conduite négligente.
De ce fait, en cohérence avec les règles de responsabilité extracontractuelles,
le comportement de mauvaise foi ou non qui porte préjudice à la réputation de
la personne visée oblige son auteur à réparer le préjudice causé à cette
dernière.
3305. Il faut
rappeler que la déclaration ou l’imputation diffamatoire peut être fausse ou
véridique. La Cour suprême a décrit les situations où les propos peuvent
constituer une faute. D’abord, lorsque des
propos désagréables ou défavorables sont prononcés alors que l’auteur savait ou
devait savoir qu’ils sont faux, mais il les prononce dans le but de nuire à sa
victime. En un tel cas, il engage sa responsabilité envers cette dernière. L’intention
de nuire sera établie par une preuve directe ou un aveu démontrant que l’auteur
des propos diffamatoires était conscient que ses propos étaient sans fondement,
voire inventés. Cette situation amène souvent le tribunal à accorder à la
victime des dommages punitifs dans le but de dissuader le défendeur de
reproduire son acte.
3306. De même,
lorsque l’auteur tient sans juste motifs des propos qui bien qu’ils soient
véridiques sont défavorables à la personne visée, il engage sa responsabilité
pour diffamation. Ainsi, à moins
[Page 1376]
qu’une telle
diffusion ne soit faite pour l’intérêt public, il est possible qu’une information véridique
soit considérée comme diffamatoire, si elle était diffusée dans le seul but de nuire à la victime.
3307. Par ailleurs, la diffamation doit avoir été rendue publique, c’est-à-dire
avoir été diffusée ou communiquée à au moins une personne autre que le
demandeur pour que l’atteinte soit fautive et qu’elle entraîne un dommage.
Ainsi, la médiatisation d’une arrestation peut compromettre la présomption d’innocence
dont bénéficie tout accusé. L’étendue de la
diffusion aura quant à elle un impact sur la détermination de l’indemnité.
a) La diffamation
par Internet
3308. La
diffamation ne peut plus se limiter aujourd’hui à la publication d’un article
dans un journal, une revue ou une déclaration diffusée dans les médias. Elle s’étend
à toute diffamation transmise par Internet. En effet, plusieurs sites
permettent une diffusion à l’échelle nationale et internationale, à laquelle
auront accès des milliers de personnes, dont des personnes de connaissance de
celle faisant l’objet de la diffamation.
3309. Bien que l’avancement des moyens technologiques puisse être profitable
pour la société, les médias sociaux peuvent également être d’une grande
efficacité pour quiconque cherche à communiquer et diffuser des propos
diffamatoires. Sur le plan de la communication, l’utilisation d’Internet afin
de donner libre cours à sa pensée, sans aucune retenue et sans conscience
sociale, peut donc être source de grands embarras lorsqu’il est utilisé avec
des intentions de nuire. Il faut admettre que l’emploi d’Internet constitue
aujourd’hui un moyen puissant de
diffusion de l’information.
3310. Ce moyen de
communication étant de plus en plus répandu, remplaçant peu à peu la presse
écrite, il peut ainsi avoir un effet viral qui résulte du renvoi en cascade ou
de la retransmission à répétition des commentaires émis, et par ce fait même,
il confère à l’utilisateur un pouvoir beaucoup plus puissant pour exprimer et
véhiculer des propos
[Page 1377]
diffamatoires.
En ce sens, il a été affirmé dans une décision
que l’utilisation d’Internet comme moyen de diffusion de la diffamation rend
pratiquement impossible la correction de l’impression négative laissée par les
propos diffamatoires. En effet, que le message transmis soit fondé ou non, l’interprétation
qu’en font les gens qui l’ont lu laisse des marques ineffaçables dans bien des
cas.
3311. Les tribunaux ont déjà à maintes reprises sanctionné la diffamation
résultant de l’utilisation des nouveaux moyens de communication
par Internet. Ainsi, la transmission à répétition de
plusieurs courriels et la publication sur la page Facebook de commentaires
déplacés constituent une nuisance causant un préjudice sérieux à la réputation
de la personne faisant l’objet de la diffamation.
Les propos mensongers, les insultes et les accusations tenus à l’égard d’une
personne sur Facebook doivent être considérés diffamatoires. Ces publications peuvent être lues par un grand
nombre de personnes alors qu’elles contiennent des informations erronées et
diffamatoires. Dans certains cas, la responsabilité de l’auteur de
la diffamation peut être plus importante lorsqu’il fait appel à tous les moyens
de diffusion rendus disponibles sur Internet, notamment Facebook, Twitter et tous autres sites Web. En propageant
ses propos diffamatoires à grande échelle, l’auteur de la diffamation démontre
sa mauvaise intention de causer un maximum de préjudice à sa victime.
3312. À la lecture de la jurisprudence, on constate que les tribunaux n’hésitent
plus à octroyer des dommages exemplaires moraux à la victime lorsque la preuve
démontre qu’elle a été l’objet de propos ou de montages photographiques
injurieux, blessants et agressifs, dans des cas qui révèlent que l’atteinte
était illicite et intentionnelle et visait la dignité et l’honneur de la
personne. Dans le but de
réparer le préjudice subi et de dissuader l’auteur du dommage de reproduire de
tels
[Page 1378]
comportements à l’avenir,
les tribunaux le condamnent à payer des dommages exemplaires,.
3313. Afin d’évaluer
la gravité de la diffamation en vue d’indemniser la victime, le tribunal peut
prendre en considération le but recherché par l’auteur de ces propos
diffamatoires notamment lorsqu’il vise à nuire professionnellement à une
personne bien placée dans son milieu et à la pousser ainsi à délaisser son
poste. Tant les propos
diffamatoires publiés sur les médias sociaux que les commentaires des tiers
peuvent établir l’atteinte à la réputation et à la dignité de la personne
visée. Il faut donc tenir compte de la nouvelle réalité qui consiste dans le
fait que les publications diffamatoires sur Facebook sont d’autant plus graves
qu’elles peuvent atteindre un large auditoire pouvant prendre des proportions exponentielles en une courte durée.
3314. Pour pallier
à cet inconvénient, la jurisprudence démontre peu à peu que la responsabilité
pour des propos tenus sur Internet peut incomber à ceux qui participent à la
diffusion des propos. La conduite raisonnable attendue ne vise pas que les
internautes qui écrivent les propos directement, mais également et dans une
certaine mesure ceux qui propagent les propos diffamatoires au moyen de partage
de publications et le fournisseur qui le permet. Ainsi, le fournisseur d’accès
qui détient un pouvoir de contrôle assez important sur la plateforme à partir
de laquelle les propos sont partagés peut être tenu à titre de diffuseur
responsable comme le serait l’éditeur d’un média papier.
Ainsi, ceux qui diffusent les propos diffamatoires engagent leur responsabilité
avec l’auteur initiale ou sans celui-ci s’il est introuvable.
3315. Lorsque le
demandeur ne peut toutefois démontrer que les commentaires ont voyagé dans le
cyberespace, et qu’ils ont été lus et largement retransmis, ou lorsque la
publication d’un commentaire n’utilise pas de mots suffisamment virulents pour
être jugés diffamatoires ou dégradants, l’acte reproché ne peut entraîner la
faute intentionnelle du défendeur. Cependant, le tribunal peut décider de l’octroi
d’une
[Page 1379]
compensation pour les
dommages moraux, notamment les désagréments causés par la crainte que cette
diffusion se répercute sur sa vie professionnelle ou personnelle.
3316. La gravité du
préjudice résultant de la communication sur les réseaux sociaux peut être
aisément démontrée lorsqu’il est question de publications et commentaires
diffamatoires à l’endroit de commerçants en ligne. La preuve qu’un nombre
important d’utilisateurs ou d’abonnés intéressés par les services et produits
ont pris connaissance des propos mensongers sur la page d’une entreprise est
suffisante pour condamner l’auteur de propos diffamatoires. Pour y parvenir, le
demandeur peut démontrer quels types d’internautes ont pris connaissance des
propos mensongers (amis, collègues de travail, clients potentiels) ainsi que
faire la comparaison entre la popularité du demandeur avant et après la
diffamation.
3317. Dans certains
cas, il ne sera pas nécessaire de mettre en preuve que l’information a été
divulguée largement. Il suffit de démontrer que l’auteur a transmis par
courriel ces propos diffamatoires, à un certain nombre de gens qui ont une
grande influence sur la vie de la victime ou dans son milieu de travail. Une
telle preuve sera suffisante pour établir qu’il s’agit d’un acte diffamatoire,
et ce, même si la victime n’arrive pas à démontrer que les propos diffamatoires
ont été largement diffusés. À moins que l’auteur ne fournisse une justification
pour son acte, il risque d’être condamné à payer des dommages-intérêts en
réparation du préjudice subi par la victime. Le tribunal peut tenir compte de
la bonne foi de l’auteur lors de la prise de sa décision.
3318. De même, un
courriel transmis à des particuliers ou d’entreprises ayant une relation avec
la personne visée par ce courriel peut être considéré diffamatoire, même s’il n’est
pas adressé à un grand public lorsque les textes ont pour effet de discréditer
la personne. À moins d’une preuve qui démontre que les commentaires concernant
les actions de la personne en question sont objectifs et utiles afin d’aider à
résoudre la problématique, l’auteur du courriel peut être condamné à payer des
dommages moraux et punitifs.
3319. Dans un arrêt
de 2011, la Cour suprême du Canada a dû faire abstraction de cette règle
concernant la forme de la diffusion. Dans cette cause, le demandeur prétendait
avoir été diffamé en raison des hyperliens créés sur le site du défendeur
renvoyant à d’autres sites
[Page 1380]
Web qui contenaient des
propos diffamatoires à l’égard du demandeur. La Cour a donc affirmé que la
règle quant à la forme de la diffusion ne pouvait s’appliquer puisqu’elle
aurait pour effet de créer une présomption de responsabilité envers les
personnes qui créent des hyperliens et ainsi, limiterait la circulation d’information
et donc, la liberté d’expression.
3320. Un hyperlien
ne peut être constitué d’une forme de diffusion du contenu auquel il réfère
puisqu’il constitue essentiellement un renvoi, même s’il informe le lecteur de
l’existence d’une information, il ne la donne pas. En effet, il force le
lecteur à poser un nouvel acte afin d’y avoir accès. L’hyperlien étant neutre
sur le plan du contenu, il importe peu qu’il permette au lecteur d’accéder plus
facilement à une information. En
effet, la personne qui crée l’hyperlien n’a aucun contrôle sur l’information
auquel elle réfère. La seule personne qui pourrait avoir diffamé ne pourrait
donc être que celle qui publie l’information. Par contre, le tribunal pourra
considérer qu’il s’agit de diffamation lorsque la personne ayant créé l’hyperlien
reprend les propos diffamatoires auxquels il réfère.
3321. Il convient
de préciser que bien qu’un hyperlien ne puisse équivaloir en soi à une forme de
diffusion, et que la présence de celle-ci en matière de diffamation soit
nécessaire afin d’établir un lien de causalité entre la faute et le dommage, un
hyperlien contenu sur un site Web qui revêt en lui-même un caractère
diffamatoire constitue une forme de diffamation qui justifie l’octroi de
dommages-intérêts. Ainsi, pourra être tenu à verser des dommages-intérêts
compensatoires, ainsi que des dommages punitifs, l’individu qui sciemment porte
gravement atteinte à la réputation d’une autre personne par l’entremise d’hyperliens
et de mots clés diffamatoires mis en ligne sur Internet et qui y sont demeurés
durant une longue période. Sera également
condamnée au paiement de dommages-intérêts punitifs la partie ayant porté
atteinte à la réputation de son adversaire dans la rédaction de ses procédures,
lorsque cette atteinte a été faite de façon intentionnelle.
3322. Lorsqu’on est
en présence de propos diffamatoires diffusés sur Internet, le tribunal peut,
selon la gravité et l’étendue de ces propos,
[Page 1381]
accorder non seulement
des dommages-intérêts à la personne dont la réputation est atteinte, mais peut
également ordonner dans ses conclusions que le matériel diffamatoire soit retiré par son auteur. De plus, pour
éviter que des dommages futurs soient causés à la victime, le tribunal peut exiger de la part de l’auteur une
exécution en nature qui se caractérise soit par la rétractation de ses propos
ou bien par la rédaction d’une lettre d’excuses.
b) La diffamation
par le recours à de
fausses accusations criminelles
3323. Il arrive qu’une
personne acquittée d’accusations criminelles cherche à tenir le plaignant
responsable envers elle par une action en responsabilité civile. Il faut d’abord
rappeler qu’un jugement pénal n’est qu’un fait juridique que le tribunal civil
doit prendre en considération, comme étant pertinent et ayant une forte valeur
probante. Le principe selon lequel
le criminel ne tient pas le civil en état est toujours valable, bien qu’il ne
reçoive plus depuis quelques années une application avec la même rigueur.
Ainsi, que la Cour ait reconnu coupable ou acquitté l’accusé, son jugement
pénal ne doit pas être considéré comme une chose jugée, et ne peut créer non
plus une présomption quant à la responsabilité du plaignant relativement à la
conclusion à laquelle la Cour pénale est arrivée. Le seul fait que la personne
a été acquittée par la Cour pénale ne permet donc pas de conclure que les
allégations des faits sont fausses ou n’ont aucun fondement juridique selon les
règles de responsabilité civile. Ces conclusions ne donnent pas, non plus,
systématiquement lieu à une responsabilité en diffamation pour la personne
ayant porté plainte. La Cour civile doit donc évaluer selon la balance de
probabilité la preuve faite pour décider si le recours en dommages-intérêts ou
en diffamation est bien fondé.
3324. Pour réussir
dans son action en responsabilité civile, le demandeur doit démontrer que les
accusations criminelles étaient fausses et sans aucun fondement factuel. Le
tribunal peut alors réévaluer la gravité des accusations, compte tenu des faits
établis en preuve par les deux parties. S’il arrive à la conclusion que les
prétentions du défendeur étaient dépourvues de toute assise factuelle, il peut
condamner ce dernier en tant qu’auteur de la plainte à payer des
dommages-intérêts ainsi qu’une partie des honoraires payés par le demandeur
pour
[Page 1382]
se défendre contre les
accusations criminelles. Le tribunal civil
peut aussi condamner une partie qui a porté des accusations fondées sur des
soupçons et non pas sur des faits ou des éléments sérieux à payer des dommages
moraux et exemplaires. Il en est ainsi
lorsqu’une personne porte des accusations criminelles faites sans fondement
contre un ex-conjoint en vue de le blesser et de l’humilier auprès de son
entourage. Le fait que ce dernier possédait un dossier criminel ne justifie pas
de porter de nouvelles accusations sans fondement. En un tel cas, le plaignant
cherche par sa conduite à exploiter de mauvaise foi une situation de
vulnérabilité.
3325. Il faut
souligner qu’en général, les fausses déclarations portées à la police peuvent
être une source de responsabilité civile extracontractuelle. Le plaignant qui
fait preuve de témérité ou d’insouciance quant à l’impact de ces fausses
déclarations sur l’accusé engage sa responsabilité civile envers ce dernier et
risque d’être condamné à lui payer des dommages-intérêts moraux.
D’ailleurs, le comportement du plaignant qui n’arrive pas à démontrer le bien
fondé de ses accusations par des faits véridiques peut être assimilé à une
négligence grossière.
3326. L’action en
responsabilité civile sera cependant rejetée si le demandeur ne réussit pas à
démontrer selon la balance de probabilité que le plaignant avait commis une
faute en formant une plainte sans justification ou sans fondement dans les
faits. Ainsi, l’action civile peut être rejetée lorsque la preuve révèle l’existence
de conflits entre les parties et
qui ont été à l’origine du sentiment de crainte de la défenderesse ayant porté
une plainte aux autorités.
3) Conflits
entre deux droits fondamentaux
3327. Il ne fait
aucun doute qu’en matière de diffamation, peuvent s’opposer deux droits
fondamentaux, d’une part, le droit de tout citoyen à la sauvegarde de sa
réputation, et d’autre part, le droit à la liberté d’expression, tel que
codifié à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des
[Page 1383]
droits et libertés; élargir la portée d’un de ces droits équivaut à
restreindre celle de l’autre. L’exercice de l’un des droits ne peut se faire au
détriment de l’autre. On ne peut ainsi, sous prétexte de la liberté d’expression,
justifier une campagne de salissage. De même, le
droit de critique, composante de la liberté d’expression, n’autorise pas à la
diffamation et à nuire dans ses propos à la réputation d’autrui et à la dignité
de la personne visée.
3328. La notion d’intérêt public peut en cas de diffamation servir comme
critère afin de déterminer si le droit à la réputation ou la liberté d’expression
doit avoir préséance. Dans une société
démocratique et ouverte à une critique constructive, il faut permettre, dans le
cadre d’un article ou d’un reportage journaliste, de diffuser certaines
informations même si elles pourraient affecter la réputation d’un individu
lorsque cette diffusion est dans l’unique intérêt de la société.
a) La situation de
la presse
3329. Le conflit entre les droits fondamentaux surgit souvent dans le cadre
de l’exercice de la liberté de la presse. En effet, bien que la liberté d’expression
n’ait jamais été reconnue comme un droit absolu,
il demeure que la presse représente le véhicule d’informations par excellence
dans une société démocratique. Son rôle consiste à informer les citoyens, mais
aussi à susciter leur réflexion et à la nourrir.
Conscients de la nécessité d’atteindre cet objectif, les tribunaux ont adopté
une approche dans la détermination du critère du fait fautif en matière
journalistique, refusant d’imposer un fardeau trop important aux journalistes,
afin de ne pas paralyser inutilement leur profession.
[Page 1384]
Cette position a
souvent été justifiée par l’intérêt public particulièrement en matière de
protection du consommateur. Ainsi, le tribunal peut justifier une atteinte à la
réputation d’un individu ou d’un groupe d’individus lorsque la diffusion d’une
information était nécessaire à la protection de l’intérêt de la collectivité. Il peut alors conclure que malgré l’atteinte,
il est de l’intérêt de la société de mettre au grand jour certains faits ou
problématiques et ainsi exonérer de toute responsabilité le journaliste qui a
diffusé l’information.
3330. Par ailleurs,
la jurisprudence a établi quelques critères permettant de définir l’intérêt
public en matière de diffamation. Ainsi, une question peut être considérée
comme étant d’intérêt public lorsqu’elle suscite l’attention de la population à
grande échelle ou bien lorsqu’elle soulève, parmi les citoyens, un sentiment de
préoccupation vis-à-vis de leur bien être. De même, les questions faisant l’objet
d’une controverse importante ou bénéficiant d’une notoriété d’envergure,
peuvent également être d’intérêt public. De surcroît, la célébrité de la
personne visée par l’information relatée dans les médias peut aussi mener à la
même conclusion. Tel est le cas des personnes qui sont actives dans les
domaines politiques et artistiques. Par conséquent, à moins d’être d’un intérêt
et d’une importance considérable pour la société, la simple curiosité ou un
intérêt malsain ne suffisent pas pour justifier l’atteinte à la réputation d’une
personne.
3331. Notons
cependant que dans des cas exceptionnels, l’article ou le reportage diffusé par
un journaliste peut être justifié par l’intérêt général même lorsqu’il contient
une information relative à une personne qui n’est pas une personnalité
publique. Cette tendance est justifiée par le fait que le droit à la réputation
ne devrait pas recevoir un traitement privilégié afin de ne pas imposer au
journaliste un plus lourd fardeau. À cet effet, il faut admettre qu’une
information peut être d’intérêt public même lorsqu’elle est personnalisée et qu’elle
concerne une personne qui n’est pas impliquée dans le domaine public.
Notons toutefois qu’une telle situation ne peut être qu’une exception puisque
la règle voulant que l’intérêt public ne peut justifier qu’un journaliste
utilise l’identité d’une personne sans raison dans son article ou son reportage,
demeure la règle devant recevoir son application.
[Page 1385]
3332. Il faut donc assimiler la responsabilité des médias à une
responsabilité professionnelle, ces derniers ayant principalement pour fonction
la recherche, le traitement et la communication d’informations.
À titre d’illustration, le journaliste qui, pour les fins de rédaction de son
article, tente de contacter les différents protagonistes d’une polémique afin d’entendre
la version de chaque partie, adopte une attitude professionnelle.
Par contre, celui qui réalise un reportage en se basant sur une sélection
trompeuse et incomplète de l’information diffusée manque à son obligation
professionnelle.
3333. Le journaliste a cependant une obligation de moyens ou de diligence
raisonnable dans la préparation d’un article ou d’un reportage.
Sa conduite sera comparée à celle de la personne
raisonnable, prudente et prévoyante, œuvrant dans ce secteur de l’information,
et qui utilise les techniques d’investigation habituellement employées. Pour ce
faire, il est nécessaire de considérer les difficultés inhérentes à la
profession de journaliste. En outre, au stade de
l’appréciation d’un texte, le tribunal est appelé à le considérer comme un
tout, les mots devant s’interpréter dans leur contexte.
Cette approche permet ainsi au tribunal de déceler l’essence du message
communiqué par ce texte, et par le fait même, lui évite les interprétations
erronées fondées sur un simple passage du texte. Les journalistes doivent,
conformément à leur code de déontologie, vérifier la véracité des faits
allégués ainsi que leur exactitude, et faire preuve de rigueur.
Ils doivent
[Page 1386]
également distinguer
les faits des opinions afin de permettre aux lecteurs de se faire leur propre
opinion.
3334. Dans une société démocratique, il est essentiel de permettre au public
d’être informé du déroulement et des conclusions des débats judiciaires portant
sur une question d’intérêt général. Afin de renseigner le public adéquatement,
le législateur a introduit certaines exceptions aux règles visant la protection
de la vie privée dans tous ses aspects. Ainsi, l’article 10 de la Loi sur la presse permet aux
journalistes de rapporter la teneur et les conclusions d’une décision
judiciaire, sous les exceptions prévues par la loi. La publication de l’article
doit ainsi être de bonne foi et le débat judiciaire faisant l’objet de l’article
ne peut être un débat à huis clos. Les éléments
rapportés dans un article doivent aussi être exacts et fidèles à la décision
rendue de manière à ne pas dénaturer les propos et les faits qui s’y trouvent.
À cet effet, il importe de noter que les journalistes bien qu’ils soient tenus
de s’assurer de la véracité des éléments rapportés en effectuant les
vérifications nécessaires, en présence des décisions judiciaires et celles
provenant d’autres organismes décisionnel, ils n’ont pas à faire l’objet de
telles vérifications. Ces décisions sont considérées comme étant suffisamment
fiables pour être publiés sans aucune vérification.
3335. Dans tous les cas, le journaliste doit se limiter à rapporter, dans un
article, les faits mentionnés et retenus dans la décision judiciaire, sans
émettre une opinion sur la décision rendue par des propos qu’elle ne contient
pas. Le journaliste qui ne se conforme pas à cette règle engage sa
responsabilité pour diffamation. Il peut cependant se dégager de sa
responsabilité en faisant la preuve que les commentaires portant atteinte à la
réputation du demandeur ont été ajoutés par le journal à son insu et sans son consentement.
3336. Dans les cas où la décision est corrigée, rétractée ou renversée,
faisant ainsi tomber un fait précédemment rapporté dans un article ou le
rendant inexact, une question se pose à savoir si le journal doit par la suite
rectifier son article sous peine d’engager sa responsabilité envers le
demandeur. La réponse ne peut être affirmative puisque le journal papier n’a
pas l’obligation de se rétracter lorsqu’il a connaissance
[Page 1387]
que la décision
initiale a subi des changements. Cependant, dans le cas d’exploitants de presse
en ligne, la situation pourrait être différente vu la rapidité et la facilité d’accès
aux articles publiés sur leur site Internet. Bien que les tribunaux ne se
soient pas prononcés sur l’obligation de l’exploitant d’une presse en ligne, il
semble qu’un tel exploitant pourrait être tenu d’ajouter un avertissement à la
suite de son article initial lorsqu’il reçoit une demande de la personne
concernée l’informant d’une modification importante à la première décision et
de la nécessité de corriger son article en conséquence.
3337. Il faut
souligner que la responsabilité des médias différera selon le type de texte de
presse, soit lorsqu’il s’agit d’un article de journal ou bien lorsqu’il s’agit plutôt d’une chronique. Généralement, dans les
domaines journalistiques, le journaliste qui émet des propos désobligeants dans
un article à l’égard d’une personne pourra ainsi être tenu responsable pour
diffamation lorsque son comportement s’écarte et ne respecte pas les normes journalistiques
en place. Sa responsabilité sera alors de nature professionnelle. Toutefois,
lorsque les propos attentatoires se trouvent dans une chronique où l’auteur se
positionne sur un sujet donné, qu’il le critique et le commente, l’évaluation
du comportement de cet auteur doit plutôt se faire selon le critère de la
personne raisonnable. La bonne foi du chroniqueur ainsi que la fidélité et la
véracité des faits rapportés lorsque l’intérêt public justifie leur divulgation
permettront ainsi d’établir qu’il a agi comme une personne raisonnable dans les
circonstances. Dans tous les cas et
afin d’engager la responsabilité du défendeur pour diffamation, le demandeur
doit démontrer que celui-ci a tenu ou diffusé des propos diffamatoires et
injustifiés qui constituent une faute devant être sanctionnée.
4) Recours en
diffamation
a) Recours
conjoint et actions collectives
3338. La
diffamation entraîne la responsabilité de son auteur pour le préjudice subi par
la victime ou par les victimes collectives qui ont chacune subi
individuellement un préjudice moral. Lorsque plusieurs personnes prises
individuellement s’estiment victimes de diffamation, elles peuvent, si elles
soulèvent les mêmes questions de faits et de droit, exercer un recours
conjoint. De plus, il peut être dans l’intérêt de la
[Page 1388]
justice, en raison
de l’accélération des procédures, de joindre ces recours pour qu’ils
soient entendus ensemble.
3339. Par contre, lorsque les propos visent une communauté ou une catégorie
de la population, l’action collective est à privilégier. Elle permet, dans la
mesure où les victimes remplissent toutes les exigences de la loi, d’obtenir
une réparation du responsable. Il importe de noter
qu’en raison de la nature individuelle du droit à la protection de la
réputation, le tribunal ne peut accorder la réparation qu’à la personne qui a
personnellement subi un préjudice. Par conséquent, le fait d’appartenir au
groupe qui a été victime de propos offensants n’est pas suffisant pour obtenir
une réparation. En effet, chaque personne du groupe doit avoir subi un
préjudice personnel. Pour déterminer l’existence d’un tel préjudice, le tribunal
doit tenir compte de l’ensemble des circonstances. Certains facteurs peuvent
être pertinents, notamment la grosseur du groupe, l’homogénéité et l’organisation
du groupe, la précision des allégations, etc..
b) Recours
individuel
i) Critères et conditions
3340. Le recours en responsabilité pour diffamation exige du demandeur la
preuve d’une faute, d’un préjudice et du lien de causalité, comme tout recours
en responsabilité civile. La faute commise par l’auteur de la diffamation peut
être établie par la preuve des propos diffamatoires qu’ils soient exprimés par
des insinuations ou par des expressions en termes clairs et explicites.
Notons à cet effet que la diffusion d’informations inexactes n’est pas
nécessairement fautive, et à l’inverse, la véracité de certains propos ne
suffit pas à exonérer la responsabilité de son auteur.
Ainsi pour que la communication d’une
[Page 1389]
information soit fautive, elle doit avoir été révélée avec l’intention de nuire ou
avoir été faite avec négligence ou malveillance. À l’inverse, la transmission
ou la publication d’une information véridique peut constituer une faute
lorsqu’elle est faite dans le but de nuire à la réputation d’un individu,
ou qu’elle a été faite sans justes motifs. Pour conclure à la présence d’une
faute, il convient de déterminer d’abord si les propos étaient faux ou
véridiques et, ensuite, si la révélation des propos véridiques est faite pour
satisfaire l’intérêt public car, dans ce cas, cette révélation n’engagera pas
la responsabilité de son auteur. Par contre, ce
dernier sera tenu responsable envers la personne faisant l’objet de sa
déclaration même si les propos révélés sont véridiques lorsqu’une telle
diffusion n’a pas été faite pour servir l’intérêt public. Il en est ainsi lorsqu’une
personne informe les collègues de travail d’un autre individu du fait que
celui-ci possède un dossier judiciaire. Bien qu’il s’agisse d’une information véridique, la divulgation de ce
fait n’était pas d’intérêt public, d’autant plus que l’employeur connaissait
déjà ces informations.
ii) L’exigence d’une faute et d’un préjudice
3341. Pour que l’acte
diffamatoire donne ouverture à une action en dommages-intérêts, la victime doit
faire la preuve que cet acte constitue une faute. La responsabilité civile de l’auteur
d’une déclaration diffamante n’est engagée qu’en cas d’atteinte fautive à la
réputation. Une simple atteinte ne constitue pas nécessairement une faute ou
peut être insuffisante pour être sanctionnée par le tribunal compte tenu des
circonstances relatives à sa survenance. En d’autres
termes, la preuve de l’atteinte à la réputation ne fait pas nécessairement
présumer l’existence d’une faute commise; le demandeur devra prouver que cette atteinte par la diffamation
résulte d’une faute.
[Page 1390]
3342. Afin de déterminer l’existence d’une faute, il convient de procéder en
deux étapes. Tout d’abord, eu égard aux circonstances, la Cour doit évaluer si
une personne raisonnable aurait tenu des propos de nature diffamatoire à l’encontre
d’une autre personne. Dans la négative, le tribunal peut conclure à l’existence
d’une faute commise par l’auteur de ces propos. Par la suite, il faut se
demander si ces propos ont porté atteinte à la réputation de la victime. Dans
tous les cas, les propos tenus par le défendeur doivent être à l’origine de la
diminution de la considération que les citoyens portent à la victime.
3343. La preuve doit également démontrer de façon objective qu’une personne
raisonnable aurait pu estimer que les propos tenus pris dans leur ensemble,
sont susceptibles de déconsidérer la réputation du demandeur. Il s’agit d’un
critère déterminant pour conclure que les propos reprochés au défendeur sont
diffamatoires.
iii) Les différents types de faute
3344. Il semble ainsi exister trois formes de diffamations fautives
qui résultent d’une conduite malveillante ou négligente, selon le cas.
3345. Dans un premier temps, il y a la diffamation qui est le fruit d’un
esprit malicieux. Il s’agit d’un acte posé par son auteur de mauvaise foi et avec
l’intention de nuire à la réputation de la victime. Elle consiste à diffuser
des informations à caractère vexatoire dont l’auteur connaît la nature inexacte.
Il cherche par ces informations à ridiculiser la
[Page 1391]
personne visée, à l’humilier
et à l’exposer à la haine ou au mépris de son milieu social ou professionnel.
Tel est le cas notamment lorsqu’un individu tente sciemment et avec une extrême
mauvaise foi de salir la réputation de la victime auprès de son employeur.
Tel est également le cas d’une émission de télévision basée sur des
informations inexactes et qui utilise la technique de l’embuscade, c’est-à-dire
qu’elle ne retient que les informations défavorables à une personne.
Il en est ainsi d’un individu qui porte des accusations criminelles faites sans
fondement contre un ex-conjoint en vue de le blesser et de l’humilier auprès de
personnes de son entourage. Le fait que ce dernier possédait un dossier
criminel ne justifie pas de porter de nouvelles accusations sans fondement,
mais constitue une exploitation de mauvaise foi d’une situation de
vulnérabilité.
3346. Par la
suite, il y a lieu de distinguer cette forme de diffamation de celle résultant
de la communication d’informations dont l’auteur, par sa négligence ou son
insouciance, omet de reconnaître la nature inexacte. En effet, si la faute peut
résulter d’une conduite intentionnelle de la mauvaise foi de son auteur, elle
peut également être le résultat d’une conduite non intentionnelle qui découle
de la témérité ou encore de
[Page 1392]
l’incurie de son
auteur. Il en est ainsi
lorsque l’auteur de ces informations, bien qu’il n’ait pas l’intention de nuire
à la personne visée, néglige de vérifier la véracité des informations alors qu’une
personne raisonnable ne pouvait pas s’abstenir de le faire. C’est le cas du
journaliste négligent qui rapporte des informations fausses dans son article
qui ont pour effet de nuire à la réputation d’une personne publique.
La vérification de la véracité de l’information diffusée assure une certaine
protection au journaliste. La personne qui, sans
vérification, endosse le résultat d’un rapport qui pourrait contenir des
informations inexactes
[Page 1393]
se rend aussi coupable
de diffamation. Il en est de même
lorsqu’un commerçant publie, sans motif valable, au bureau du crédit, des
fausses informations au sujet d’un client ou un ex-client. Le commerçant engage
alors sa responsabilité lorsque cette publication porte atteinte à la
réputation de ce dernier ou lorsqu’elle affecte sa possibilité d’obtenir des
prêts ou certaines facilités financières.
3347. Quant à la dernière forme de diffamation, elle fait référence à l’information
exacte mais défavorable dont la diffusion ne revêt aucun intérêt public ou
découle d’une intention de nuire ou de la mauvaise foi de son auteur. L’auteur
de la diffamation ne peut injustement prétendre exercer son droit à la libre
expression lorsque les informations ne sont pas d’intérêt public mais que leur
publication avait pour but de nuire à la victime. Ni la liberté d’expression ni
la véracité des informations ne justifient une publication faite dans le seul
but de porter atteinte à la réputation d’une personne. Le critère de l’absence
d’intérêt public dans la divulgation ou la publication d’informations
diffamatoires doit primer sur la défense basée sur la véracité et l’exactitude
des informations publiées.
3348. Non seulement faut-il s’assurer que l’information soit véridique, mais
aussi qu’elle ait été diffusée pour des fins légitimes en tenant compte de l’intérêt
public, car la bonne foi n’est pas une défense en matière de diffamation.
Il est admis que la publication d’information d’intérêt public n’est pas
répréhensible et sert de base à la défense de commentaire loyal. À titre d’illustration,
lorsqu’un ancien administrateur dénonce les lacunes dans la gestion d’une
association à but non lucratif qui bénéficie de fonds publics, il ne commet pas
d’acte diffamatoire, car une gestion rigoureuse de ce type d’organisation s’impose.
Il importe peu que sa démarche soit conclue par la mise sous tutelle de l’organisme.
Il en est de même pour la publication par la presse d’informations faisant
mention du non-respect des formalités prévues en cas d’adjudication d’un
contrat par un conseil municipal. Tel est également
[Page 1394]
le cas, des propos
tenus par un candidat aux élections sur sa plateforme électorale concernant un
candidat d’un autre parti qu’il accuse d’avoir utilisé les fonds publics à des
fins de partisannerie. Enfin, bien qu’une
information soit d’intérêt public, sa diffusion ne peut être orchestrée de
sorte à nuire à la réputation de la personne concernée.
3349. Soulignons également que la responsabilité d’une personne ne peut être
retenue parce qu’elle n’est pas intervenue afin de défendre une personne victime
d’attaques ou pour les empêcher. Il n’y a pas de responsabilité pour
diffamation en raison de l’omission ou de l’abstention d’intervenir pour
défendre la personne visée par la diffamation. À titre d’illustration, on ne
peut conclure que les administrateurs d’une association
participent à un processus de diffamation parce qu’ils ne
prennent pas le parti de l’un de leurs membres.
Cependant, ce raisonnement ne s’applique pas aux responsables de radios qui ne
réagissent pas aux propos diffamatoires tenus par un animateur.
Il en est de même pour un organisme public ou parapublic qui ne s’oppose pas à
la diffusion d’un rapport discriminatoire ou n’intervient pas pour empêcher une
telle diffusion alors qu’il est de
son devoir de le faire pour s’assurer de l’égalité, la justice et le respect
des droits fondamentaux des citoyens. L’État, ses organismes ainsi que les
municipalités ne peuvent être des observateurs lorsque les droits fondamentaux
des citoyens qui relèvent de leur juridiction sont mis en péril.
iv) L’appréciation de la faute
3350. L’appréciation d’une faute ayant pour objet une diffamation est une
question de faits et de circonstances. Le tribunal
tient donc compte de l’ensemble des faits, notamment du contexte et de l’ampleur
[Page 1395]
de la diffusion et
de ses effets, ainsi que de la réputation du demandeur qui est une caractéristique distinctive de sa personnalité extérieure et
qui consiste en l’image projetée telle que perçue par le public. Celle-ci est
le résultat des actions menées par une personne et fonction de la perception du
monde extérieur.
3351. Rappelons à cet effet que le législateur a adopté plusieurs
dispositions ayant pour finalité de consacrer le droit de toute personne à
préserver son intégrité, sa crédibilité et sa réputation. Ce droit est accordé
en contrepartie de l’obligation de la personne de se conduire dans le respect
des normes sociales généralement acceptables par la société afin de sauvegarder
les finalités de la justice et non de les pervertir.
3352. Ainsi, lorsqu’un individu en accuse un autre sous le coup de la colère
ou de l’émotion sans motif valable, ou plus grave encore, lorsqu’il tient par
écrit des propos hypothétiques sans fondement et qu’il les dénonce à d’autres
personnes sans se soucier des conséquences de ses gestes, les tribunaux ont
tendance à qualifier ce genre d’attitude de désinvolte, téméraire et
insouciante, élément généralement annonciateur d’une faute. On s’accorde à
penser qu’une attitude prudente se traduit généralement par plus de discrétion,
de modération et de retenue. La prudence commande de poser des gestes
circonspects et réfléchis, une attitude tempérée, ce qui veut dire qu’une
partie qui en accuse publiquement une autre sans avoir fait de vérification
préalable et qui, après avoir été mise en demeure de retirer ses propos, refuse
de le faire par intransigeance, agit de façon inacceptable. À titre d’illustration,
le fait pour un copropriétaire suspicieux du travail effectué par le conseil d’administration
de l’immeuble, de porter des accusations de fraude et de malversation contre ce
dernier, de distribuer des lettres à tous les copropriétaires afin de diffuser
ses accusations sans pouvoir soutenir ses prétentions constitue une faute. Le
fait que cet individu ait déjà entamé une enquête relativement à des éléments
ne justifie pas son comportement et la teneur des lettres transmises aux
copropriétaires lorsque ces éléments n’ont pas été prouvés.
Tel est également le cas d’une personne qui occupe une position d’autorité, et
qui se donne l’occasion, lors d’une assemblée publique, de faire la lecture d’une
lettre sans s’assurer du bien fondé de la lettre, ni du préjudice et de l’atteinte
qu’une telle lecture pourrait avoir quant à la réputation de la personne visée
par cette lettre.
[Page 1396]
3353. Dans le
cadre de procédures judiciaires, la diffamation obéit à des règles
particulières, puisque le demandeur doit prouver, outre la fausseté des
allégations, l’absence de pertinence, la malice de l’avocat ainsi que l’absence
de cause raisonnable justifiant les propos. Ainsi, dans le cadre d’un litige,
des allégations même mal fondées ne seront pas forcément jugées diffamatoires,
dans la mesure où elles ont pour but de défendre des droits.
Également le fait pour un avocat d’informer la Cour que la partie adverse n’a
pas payé les honoraires d’un sténographe, alors que cette information est
pertinente pour le bon déroulement du litige, ne constitue pas de la
diffamation, puisque la divulgation de cette information a été faite dans le
but de s’assurer du respect de l’échéancier et que ces propos n’ont eu aucune
incidence sur l’opinion des juges quant à la réputation de la partie en défaut
de paiement. De telles
déclarations sont admises tant qu’elles n’ont pas pour effet de provoquer des sentiments
de haine ou du mépris à l’encontre des personnes visées et qu’elles conservent
une certaine pertinence avec le litige et n’ont pas pour unique but de
discréditer la réputation de l’autre partie.
À l’inverse une conduite abusive et outrageuse d’une partie, lors de son
plaidoyer, peut avoir pour effet de nuire à la réputation de la partie adverse,
par cette attitude, elle peut se rendre coupable de diffamation.
Tel est le cas notamment, lorsqu’une partie allègue la fabrication
de faux documents durant le déroulement des procédures ou
du déroulement du procès dans le but de nuire à l’autre partie et de lui mettre
de la pression afin d’obtenir un règlement à son avantage. Ces allégations
constituent une atteinte intentionnelle et illicite à la réputation de l’autre
partie qui aura droit à une indemnité pour compenser les dommages moraux qu’elle
a subis et à titre de dommages exemplaires. Il en est de
même lorsque l’une des parties démontre qu’elle a subi du harcèlement de la
part de l’autre partie qui a effectué des fausses accusations.
En cas de réciprocité dans la conduite des parties, le
tribunal
[Page 1397]
pourra condamner les
deux parties à payer des dommages moraux et exemplaires l’une à l’autre.
3354. D’ailleurs, le demandeur qui, dans ses démarches administratives et
judiciaires, tient des propos attentatoires à l’égard du défendeur à l’effet
que celui-ci serait un voleur et un fraudeur s’expose également à des
poursuites pour diffamation. En effet, lorsque de tels propos se multiplient
dans des actes de procédure judiciaire, la Cour peut conclure à la nature
diffamatoire de ces allégations et ce, compte tenu du fait que ces procédures
constituent des documents publics dont il est difficile d’évaluer l’ampleur de
la diffusion et de la consultation. De tels propos peuvent donner lieu à une
condamnation pour dommages moraux, notamment selon leur degré de gravité. Tel
est le cas des propos diffamatoires qui affectent directement l’exercice de la
profession du défendeur en ternissant et discréditant les qualités
fondamentales requises pour celui-ci.
3355. De même, en cas de conflits syndicaux, les propos même irrespectueux ne
sont pas diffamatoires lorsqu’ils sont régulièrement employés dans un tel
contexte et qu’ils ne portent pas atteinte à la réputation.
Néanmoins, de tels propos ne sont pas admis s’ils n’ont aucun effet positif
quant à la résolution du conflit de travail.
Tel est le cas d’une lettre rédigée par un représentant syndical et qui vise à
écarter une des parties des négociations.
v) Les personnes visées par le recours
3356. La personne qui diffuse l’information diffamatoire peut être poursuivie
au même titre que son auteur. C’est le cas des
journaux et des stations de
radio ou de télévision qui acceptent de publier
[Page 1398]
ou de diffuser des
informations ou des propos diffamatoires. Ainsi, la responsabilité de la presse peut être retenue lorsqu’elle rapporte des propos
diffamatoires. Elle ne peut toutefois être retenue envers l’organe de presse qui énonce
fidèlement les procédures judiciaires.
3357. La responsabilité des propriétaires et des administrateurs des médias
ne peut être retenue qu’en cas de faute intentionnelle ou lourde. Ainsi,
constitue une faute le fait pour une radio de n’adopter aucune mesure d’encadrement
des interventions d’un animateur sur les ondes de leur radio.
3358. Concernant la diffusion sur Internet, certaines difficultés peuvent
apparaître au niveau de l’identification de l’auteur des propos diffamatoires
et de l’institution des procédures à l’encontre des hébergeurs.
vi) L’évaluation des dommages moraux subis par
la victime
3359. L’évaluation des dommages moraux peut poser quelques difficultés, vu la
nature de ceux-ci. Afin d’éviter une estimation aléatoire des dommages moraux, la
Cour suprême a spécifié que l’évaluation de ces dommages sert plutôt à offrir à
la victime une consolation suffisante pour compenser l’atteinte à la réputation.
La jurisprudence a développé plusieurs critères permettant de fixer et d’évaluer
les dommages moraux demandés par la victime; notamment la gravité intrinsèque de l’acte diffamatoire, l’intention de
l’auteur, la portée particulière de la
[Page 1399]
diffamation sur la
victime et de ses proches, l’ampleur de sa diffusion publique, le type de personnes
qui en ont vraisemblablement pris connaissance ainsi que les répercussions que ces propos ont pu avoir dans
leur esprit et leur opinion envers la victime, le degré de déchéance subi par
la victime en comparaison avec son statut antérieur, la durée éventuelle et
raisonnablement prévisible du préjudice et de la déchéance
subis, l’implication de la victime quant à la survenance du préjudice
qu’elle a subi et les circonstances externes qui
auraient été des causes probables
de la totalité ou en partie du préjudice. Les tribunaux examinent également le comportement de la victime à la suite du préjudice afin de déterminer si un
facteur extérieur pourrait avoir causé ce préjudice ou y avoir contribué.
3360. En ce qui a trait à la gravité de l’acte, l’intention de l’auteur de la
diffamation, même si elle n’a aucune importance sur le plan de l’établissement
de la faute, peut en avoir une sur le plan de l’évaluation du préjudice. Plus l’auteur
de la diffamation est conforté dans ses convictions, plus il aura tendance à persister à nier sa conduite fautive, répéter
ses propos diffamatoires ou encore refuser d’exprimer du regret, ce qui peut se
traduire par l’existence d’une intention de nuire.
3361. Par ailleurs, la durée de la diffusion mérite une attention
particulière lors de l’évaluation du montant de l’indemnité à attribuer à la
victime diffamée. Ainsi, plus la diffusion est répandue et répétée, plus elle
crée un impact important et durable sur la vie personnelle, familiale,
professionnelle et sociale de la victime. Notons cependant que même pour une
diffusion limitée à quelques personnes, le préjudice peut être plus sérieux
lorsque ces personnes ont une grande influence dans l’entourage et le milieu de
la victime.
3362. En somme, la
stratégie de communication choisie par l’auteur de la diffamation peut avoir
une incidence sur l’ampleur des montants octroyés à la victime, puisque le
préjudice résultant de la diffamation est en partie fonction de la propagation
de l’information véhiculée par le moyen de communication. Par exemple, un
individu qui sait pertinemment que ses accusations ne sont pas fondées, et qui
persiste à recourir aux médias électroniques et à la presse écrite dans le but
[Page 1400]
d’obtenir plus de
visibilité et d’encourager une diffusion maximum de l’information, commet une
faute intentionnelle d’une gravité si importante qu’elle milite en faveur de l’octroi
de dommages punitifs plus élevés, eu égard à son patrimoine.
Enfin, bien que la présence d’une rétractation puisse avoir un impact mitigé
sur la diminution ou non des dommages, l’absence d’excuses est considérée par
la jurisprudence comme un élément aggravant.
vii) Sanctions
3363. En matière de
diffamation, la victime peut subir des dommages matériels tels que la perte de clients
et de revenus, ce qui justifie la condamnation de l’auteur de diffamation à lui
payer une indemnité à titre de dommages-intérêts compensatoires. Elle peut
également souffrir moralement et mentalement suite à des propos diffamatoires
diffusés à son sujet ce qui justifie une condamnation du défendeur à payer
aussi des dommages moraux pour dédommager la victime pour les préjudices moraux
qu’elle a subis. Lorsque la preuve démontre un caractère intentionnel et
délibéré de l’acte diffamatoire et de la répétition du propos portant atteinte
à la dignité et à l’honneur de la victime, le tribunal peut condamner l’auteur
de la diffamation à payer des dommages exemplaires afin de dissuader ce dernier
de répéter à l’avenir son acte préjudiciable.
Il peut aussi, à la demande de la victime, ordonner au défendeur de publier une
rétractation relative aux propos diffamatoires qu’il a tenus envers elle.
3364. À titre d’illustration,
un individu qui a envoyé de manière répétée des courriels contenant des propos
diffamatoires qui ont eu pour effet de porter atteinte à la réputation des
victimes et de causer des répercussions importantes sur leur santé physique et
mentale, sera condamné à leur verser des dommages-intérêts afin de compenser
les préjudices moraux dont ils ont souffert. De plus, l’auteur de ses propos
diffamatoires sera également condamné à payer des dommages exemplaires, car il
a agi de mauvaise foi et de manière intentionnelle dans le
[Page 1401]
but d’humilier les
victimes et de détruire leur réputation. Ces dommages punitifs ont pour
objectif de dissuader l’auteur de reproduire ses gestes abusifs étant donné que
celui-ci avait manifesté son intention de continuer.
c) Recours en
injonction
3365. Dans les cas
où le délai d’un an du recours en diffamation est prescrit, la victime de la
diffamation dispose parfois d’un autre recours, soit l’injonction pour faire
cesser une publicité ou une diffamation qui demeure accessible au public.
Toutefois, ce recours ne vise que certains auteurs à l’origine de la diffamation
et qui sont soumis à des critères particuliers. Il faut ainsi faire la
distinction entre l’auteur du texte contenant des éléments ou des informations
diffamatoires portant atteinte à la réputation de la personne et la
responsabilité du fournisseur d’accès aux informations. Dans le premier cas, l’action
en responsabilité pour diffamation pourrait être prescrite à l’expiration du
délai d’un an de la connaissance de la diffusion de ces informations par la
victime. Cependant, l’action en responsabilité pour atteinte à la réputation ne
peut être prescrite à l’encontre du fournisseur d’accès aux informations en
raison de sa faute continue. Même si on conclut à la prescription, la victime
qui ne dispose plus de l’action en dommages-intérêts pour diffamation pourra
toutefois faire une demande en injonction pour contraindre le fournisseur de
cesser de donner accès à ces informations diffamatoires. Il s’agit dans ce cas
d’une exécution en nature d’une obligation de ne pas faire qui est assujettie à
un délai de prescription de trois ans.
3366. L’étendue du
pouvoir de contrôle de l’exploitant d’un site Internet permet de déterminer sa
responsabilité envers la victime de la diffamation. En général, l’éditeur est
responsable de l’information diffamatoire transmise, car en tant que
fournisseur d’accès aux informations exerce un contrôle sur la transmission et
la diffusion de ces informations. Afin
qu’un fournisseur d’accès à l’information ou un diffuseur soit réputé agir à
titre d’éditeur, il doit cependant exercer un contrôle de nature
rédactionnelle. Le fournisseur qui n’a qu’un contrôle technique de l’information
peut cependant être tenu responsable de la diffamation même s’il n’a pas le
pouvoir de modifier le contenu des documents diffusés lorsque la preuve révèle qu’il
était conscient de la fausseté des informations contenues dans ces documents et que malgré ce fait, il a accepté
[Page 1402]
de les diffuser.
Dans tous les cas, il peut être contraint à mettre fin à la diffusion du
contenu de ces documents.
d) L’émission d’une
ordonnance en rétraction
3367. À l’examen de
la jurisprudence, on constate que les Tribunaux émettent rarement dans leurs
décisions des ordonnances de rétraction puisqu’ils n’acceptent qu’exceptionnellement
la tâche de rédiger le texte d’une telle ordonnance. Ils préfèrent être saisis
par un texte rédigé à l’avance afin d’en faire un débat contradictoire entre
les parties au litige. Ainsi, la Cour peut refuser de rédiger le texte de l’ordonnance
et éviter d’être confrontée à une situation où le droit à la liberté d’expression
de la personne auteure du texte diffamatoire et le droit de la victime à une
réparation pour les actes reprochés peuvent se trouver en conflit.
3368. L’émission d’une
ordonnance joignant au défendeur à se rétracter des propos diffamatoires est
donc possible dans la mesure où le demandeur soumet le texte de l’ordonnance à
la Cour. En l’absence d’un texte pourtant sur la retraction recherchée, il n’appartient
pas en principe à la Cour de le rédiger. Elle peut cependant inviter les
parties à s’entendre sur le contenu du texte de rétractation et à défaut d’une
entente, trancher la question à la suite d’un débat contradictoire. Elle peut
aussi ordonner au défendeur de rédiger un text projetant des excuses et une
rétractation, si le demandeur lui indique clairement le contenu de ce texte. Il
faut cependant noter que les décisions des Tribunaux sont publiques et la
simple publication d’une décision dans certaines circonstances peut être
suffisante à titre de rétractation.
5) Les moyens
de défense à une action en diffamation
3369. Bien qu’il y
ait des moyens de défense valables à une action en diffamation, ces moyens sont
restreints et constituent des exceptions à la règle voulant que la personne
assume la responsabilité de son acte fautif. Ainsi, le défendeur à qui on
reproche d’avoir commis un acte de diffamation ne peut tenter de minimiser sa
responsabilité en invoquant comme moyen de défense son état dépressif, la prise
d’alcool ou même la prise de médicaments. Dans un tel cas,
malgré qu’il puisse être dans
[Page 1403]
un état d’esprit affaibli au moment de la perpétration de l’acte, il est toujours
responsable en matière de responsabilité civile des dommages qu’il a causés à autrui.
a) Le commentaire
loyal
3370. En ce qui concerne les commentaires personnels des auteurs sur des
faits ou des propos avérés, ils semblent bénéficier d’une latitude considérable
découlant de l’importance donnée à la liberté d’opinion dans la société
occidentale. Néanmoins, trois critères ont été développés par les tribunaux
afin de guider le commentateur de médias. Dans un
premier temps, le commentateur devra démontrer l’existence d’un intérêt public
dans la matière au sujet de laquelle il s’exprime.
Il est admis que les questions relatives à l’administration de fonds publics
relèvent de l’intérêt public.
3371. Ensuite, il
devra faire foi de l’intention honnête qui l’animait de servir une cause juste.
Cette condition n’est pas respectée lorsqu’il apparaît que l’auteur des propos
litigieux était plutôt motivé par des considérations personnelles.
Par exemple, un employé qui a tenu des propos litigieux à l’égard de son
nouveau directeur ne pourra pas voir sa défense de commentaires loyaux
accueillie. En effet, lorsqu’il est clairement établi que ces propos calomnieux
ont été tenus par jalousie du fait
de ne pas avoir obtenu ce poste et dans l’unique but de nuire
professionnellement à ce nouveau directeur, la prétention selon laquelle il a
émis son opinion sur la qualité du travail de celui-ci afin d’aviser la
clientèle de son manque de compétence devra être rejetée.
3372. Finalement, il lui faudra présenter une conclusion suffisamment
pertinente quant à l’opinion qu’il donne sur des faits ou propos rapportés.
Les tribunaux portent une attention particulière aux termes employés lors du
commentaire. Aussi, même lorsqu’un sujet
[Page 1404]
présente un certain intérêt public,
le caractère loyal du commentaire
ne peut être retenu s’il contient
principalement des insultes.
3373. Ces
critères réunis, la responsabilité du commentateur ne devrait en théorie pas
être engagée, et ce, même en présence de dommages résultant directement des
propos de celui-ci. En effet, l’exercice
normal de la liberté d’expression peut causer préjudice sans qu’il y ait nécessairement
une faute. Un exercice raisonnable, non abusif et conforme aux normes du métier
demeure légitime même s’il cause dommage.
3374. Lors de l’application
du critère du caractère légitime de l’exercice de la liberté d’expression, le
tribunal peut s’interroger sur la pertinence d’un tel exercice en tenant compte
des tendances actuelles du droit, et notamment de la refonte du Code civil. La
codification de l’exigence de bonne foi aux articles 6 et 7 devrait inciter le
tribunal à la prudence et à la rigueur au stade de l’appréciation des trois
critères mentionnés ci-dessus. Il ne faut pas omettre l’évolution
jurisprudentielle entamée à l’occasion de l’arrêt Houle c. Banque
Nationale, selon
laquelle l’exercice déraisonnable d’un droit, sans être malicieux et en l’absence
de mauvaise foi, suffit à fonder la responsabilité de son auteur.
3375. Bien que l’importance
de la liberté d’opinion ne doive pas être dénigrée, il devient urgent de
rappeler que des valeurs, tels la tolérance et le respect, représentent des
balises fondamentales qui sont à l’origine même de la société démocratique. La
liberté d’expression, et
[Page 1405]
son corollaire, la liberté d’opinion, doivent être encadrées par ces valeurs sous-jacentes. La manière dont une personne physique choisit de vivre
sa vie est l’archétype même de la liberté d’expression, sa forme la plus
élémentaire. Lorsqu’un journaliste ou autre représentant des médias décide de
commenter l’expression la plus fondamentale de ce droit, bien souvent en
empiétant dans la vie privée de la personne concernée, il doit s’assurer de le
faire dans le respect et la tolérance des valeurs non seulement de la personne
visée par le commentaire, mais également de la société démocratique dans
laquelle il vit. Il semble que le temps soit venu pour les tribunaux québécois
de préciser le critère d’intérêt public et d’intention honnête, en définissant
avec plus de rigueur le contenu et l’étendue de ces derniers qui demeurent
flous. Tel qu’examiné supra, l’heure est venue de
développer une notion de bonne foi inspirée par une morale collective commune.
3376. Néanmoins,
il demeure possible pour l’auteur d’un commentaire ou d’une critique de
soulever, lors d’une poursuite en diffamation, la défense de commentaire loyal
et honnête émanant de la common law (fair comment). Le commentaire relevant du domaine de l’opinion, son auteur ne sera pas
tenu d’en établir la vérité; il lui
suffira de démontrer que son commentaire constitue l’expression honnête et
véritable de son point de vue afin d’obtenir un verdict en sa faveur.
3377. Il est
toutefois impératif que les tribunaux appelés à évaluer ce moyen de défense
veillent à ne pas adopter un critère subjectif dans de telles circonstances, ce
qui aurait pour effet de permettre à l’auteur du commentaire de leur imposer
des valeurs et des croyances qui lui sont propres.
Une conception objective de la bonne foi qui serait basée sur les valeurs
reconnues dans la société démocratique et civilisée dans laquelle nous vivons
doit primer. Ils devraient en effet se référer au critère de la personne
raisonnable, afin de déterminer la nature du commentaire émis ou des propos
litigieux. Ainsi, s’il
[Page 1406]
apparaît qu’une
personne raisonnable déduit des propos tenus qu’ils portent atteinte à la
réputation de la personne visée, ils doivent alors être qualifiés de
diffamatoires. Les commentaires émis sur un texte ne peuvent servir de
référence pour l’évaluation de la perception d’une personne raisonnable.
3378. Il est de
plus pertinent de spécifier que les tribunaux reconnaissent que dans le cas de
poursuite en diffamation mettant en cause une personnalité publique, il y a
lieu d’être plus exigeant quant au caractère diffamatoire de l’information;
jouissant d’une grande notoriété, les personnalités publiques doivent s’attendre
à ce qu’on les imite, qu’on se moque d’eux ou qu’on les caricature.
La responsabilité des auteurs de ces plaisanteries ne pourra être retenue à
moins que la personnalité publique en question soit injuriée ou exposée au
ridicule. L’attitude adoptée
par la personne publique peut être prise en compte dans l’évaluation de la
responsabilité de l’auteur de propos litigieux. Cette responsabilité ne sera
pas retenue dès lors qu’il est de notoriété publique que la personne visée
prône des idées peu ordinaires et utilise la provocation afin de les propager.
b) La défense de
provocation
3379. Il arrive que
la provocation soit invoquée comme moyen de défense à une accusation de
diffamation. Ce moyen n’est admis qu’à de strictes conditions, il obéit aux
mêmes critères que ceux requis en matière criminelle. Ainsi, les propos
reprochés doivent être concomitants ou faire suite à un acte de provocation. La réaction fautive doit être
le résultat d’une perte de contrôle. De plus, le
sentiment de provocation, ne
justifie pas la réaction jugée diffamante, la provocation doit être
[Page 1407]
réelle.
Ainsi, même si elles dressent un portrait défavorable d’une institution ou d’une personne, les déclarations
faites qui sont vraies et d’intérêt
public ne peuvent être assimilées
à de la provocation.
c) L’impact des
excuses
3380. Il arrive qu’une personne qui fait l’objet d’une action en diffamation
présente des excuses ou se rétracte. Ces excuses ont peu d’impact sur l’issue
du recours mais permettent d’obtenir une réduction du montant du dommage.
6) L’existence d’immunités
a) L’immunité de
la presse
3381. Finalement,
il faut discuter du privilège ou de l’immunité conférée aux journalistes par la
common law, dont l’existence est
reconnue depuis quelques années par les tribunaux québécois,
la Newspaper rule. Ainsi, un journaliste et un animateur de radio ou de
télévision qui seraient poursuivis en diffamation ne pourront être forcés par
le tribunal de divulguer l’identité de leurs sources au stade de l’interrogatoire
au préalable, la victime conservant néanmoins son recours contre l’auteur des
propos et leur diffuseur, c’est-à-dire un journal, une station de radio ou de
télévision. Cette règle ne devrait s’appliquer que dans des cas exceptionnels.
En effet, lorsque la fausseté de certains propos est directement alléguée dans
les procédures de la victime et que l’auteur de ces propos la nie, alors il y a
lieu de considérer que ce dernier devrait être contraint par le tribunal de
dévoiler l’identité de sa source. En évaluant la crédibilité de la source, il
sera possible de déterminer l’intensité de la faute imputable à l’auteur des
propos. Dans l’hypothèse où un manque flagrant de crédibilité caractérise la
source, il devient alors évident que le journaliste a commis une faute lourde
assimilable à un manquement important à son devoir professionnel, notamment en
ce
[Page 1408]
qui a trait à l’enquête et à la vérification de sa source. Néanmoins, s’il apparaît
au journaliste que la source est fiable et sincère dans les informations qu’elle
a communiquées ou que son erreur était justifiable ou indécelable, alors seule
une faute simple pourra être imputée au journaliste. Il en ira également de
même lorsque la source a agi de mauvaise foi à l’égard du journaliste en lui
présentant des documents falsifiés. Dans ce cas, l’obligation pour le
journaliste de divulguer l’identité de sa source devient une nécessité, voire
même un devoir, afin de permettre à la victime de faire valoir ses droits à l’encontre
du véritable coupable, la source de ces fausses informations, en la faisant
condamner à des dommages-intérêts, et surtout à des dommages exemplaires.
3382. En
révélant l’identité de la source, il devient alors loisible de mettre un terme
aux agissements des personnes malicieuses qui cherchent à ternir des
réputations en propageant sciemment des informations mensongères, tout en gardant l’anonymat et en se dégageant de leur
responsabilité grâce à cette immunité reconnue aux journalistes. Parallèlement,
cela aurait un effet dissuasif sur les journaux ou stations de télévision qui
se complaisent dans le sensationnalisme, facilitant ainsi la tâche de leur
imputer une faute lourde et incidemment de les condamner à dommages exemplaires
d’une importance accrue. La Newspaper rule devrait être l’exception et
non la règle, réservée aux cas où l’exactitude des informations diffamatoires n’est
pas remise en doute ou lorsque la vie de la personne source des informations
serait mise en péril par la divulgation de son identité. La recherche de la
vérité se doit de primer dans le processus judiciaire.
3383. Quoi qu’il
en soit, le rôle des tribunaux dans la détermination d’une conduite fautive est
très important. En effet, en l’absence de dispositions législatives claires, c’est
au juge que revient la responsabilité de décider si, dans un ensemble de
circonstances données, la conduite qui a causé un préjudice constitue une faute.
Mais le fait demeure qu’il est possible de violer une obligation spécifique
imposée par une loi ou un règlement sans engager sa responsabilité, tout comme
il est possible de respecter les
normes statutaires ou réglementaires en engageant néanmoins celle-ci.
3384. Notons que la
Loi sur la presse instaure un
régime particulier pour les journaux et écrits périodiques relativement aux
recours
[Page 1409]
dont ils pourraient
faire l’objet. Ainsi, le journal, qui reçoit un avis l’enjoignant de
le faire peut se rétracter dans un
certain délai. Bien que cette faculté de rétractation n’empêche
pas les poursuites, elle en réduit
les éventualités. Les accusations d’acte criminel ainsi que la diffamation de
candidats aux élections parlementaires
et municipales ne sont pas couvertes par cette procédure.
b) L’immunité des
officiers de justice : cas des procureurs
3385. L’administration
de la justice confère certaines immunités aux officiers de justice. Les
procureurs bénéficient ainsi de l’immunité relative du plaideur.
Ils peuvent de ce fait prononcer des paroles qui pourraient porter atteinte à
la réputation d’un individu dans le but de défendre les droits de leur client.
Le privilège du plaideur n’est donc écarté que si le demandeur fait la preuve
de l’existence d’un dommage résultant d’allégations fausses, non pertinentes faites
avec témérité ou une intention malicieuse. Il importe de
noter que le procureur bénéficie de cette immunité également lors de la
rédaction de procédure. Afin de bénéficier de
l’immunité, l’avocat doit pouvoir croire raisonnablement que les propos qu’il
tient sont véridiques. Cependant, si les
propos sont véridiques mais qu’ils ont été faits dans l’intention de nuire à
[Page 1410]
une personne, l’avocat
pourrait engager sa responsabilité professionnelle. À
l’opposé, si les propos ont été faits de bonne foi, voulant donc faire valoir
les droits de son client, l’avocat ne pourra être condamné à payer des
dommages-intérêts. Notons que la
principale distinction entre la responsabilité civile de l’avocat et celle du
non-avocat se situe au niveau du traitement apporté à la conduite négligente.
Un avocat qui, sans mauvaise foi, diffame un tiers, même en ayant agi avec
négligence, évite la responsabilité civile, tandis qu’un non-avocat dans la
même situation engagerait vraisemblablement sa responsabilité civile. Par
contre, l’immunité ne protège pas l’avocat qui agit avec l’intention de nuire
ou dont la faute est tellement lourde qu’elle équivaut à la mauvaise foi.
À titre d’exemple, l’accomplissement du mandat de l’avocat exige qu’il vérifie
la véracité des propos potentiellement diffamatoires et l’omission de le faire
constitue une faute tellement lourde qu’elle s’assimile à de la mauvaise foi et
engage sa responsabilité.
3386. De même,
le privilège du plaideur n’autorise pas pour autant un avocat à nuire, par ses
propos et accusations, à la vie professionnelle d’un autre procureur. La
responsabilité solidaire du client pourrait être retenue à titre de mandant
s’il n’a pas désavoué son avocat. Advenant le cas où l’avocat
est en mesure de se disculper, le client ne l’est pas pour autant et il
pourrait donc tout de même être condamné.
3387. Les
tribunaux accordent une attention particulière à la question de diffamation par
et envers des avocats puisque leur carrière dépend grandement de leur
réputation, leur intégrité et leur conscience professionnelle.
La conduite de l’avocat devant être irréprochable pour qu’il puisse remplir ses
obligations professionnelles. Il doit s’abstenir de prononcer des mots pouvant
provoquer une réaction négative à
[Page 1411]
son égard et qui peut
dans certains cas provoquer une réplique majeure, voire fatale. Dans ce type de
situation, les tribunaux ont tendance à accorder une indemnité suffisante pour
compenser les dommages causés à l’avocat lorsque sa carrière est mise en péril
par la diffamation. L’avocat ne peut
cependant invoquer l’immunité pour réclamer des dommages-intérêts
déraisonnables, mais il doit faire preuve de prudence dans les procédures qu’il
engage.
3388. En général,
un ensemble de circonstances peuvent être considérées pour évaluer le préjudice
réellement subi par un membre du barreau. Ainsi, la teneur des propos formulés,
la personne qui les formule, le lieu ainsi que le choix du vocabulaire utilisé
peuvent être interprétés en faveur ou en défaveur de l’avocat qui se dit
victime de diffamation. Le contexte judiciaire constitue en principe un facteur
aggravant à la diffamation et le fait de tenir des propos péjoratifs à l’égard
d’un avocat devant le tribunal aggrave les conséquences lorsqu’il n’y a pas
possibilité pour le décideur de sévir directement les propos tenus par l’autre
partie. Notons toutefois que si de tels propos sont tenus par imprudence devant
le tribunal par une personne se représentant seul,
la teneur du propos ne sera pas considérée de la même façon que si ce discours
déplacé avait été formulé par un confrère ou une consoeur qui se doit de
connaître et d’appliquer les devoirs de sa profession.
c) L’immunité
politique
3389. La
confrontation politique peut parfois donner lieu à l’échange de propos
diffamants. Aussi, les élus
jouissent en raison de dispositions particulières, notamment la Loi sur l’Assemblée
nationale et la Loi sur le Parlement du Canada, d’une immunité
absolue quant aux propos tenus au sein de l’hémicycle, ainsi que d’une immunité
relative pour les propos tenus
dans l’exercice normal de leurs fonctions de député.
Les élus municipaux bénéficient, dans l’exercice de leurs fonctions, du même
type d’immunité pour les déclarations faites en conseil.
En raison des fonctions exercées, le tribunal saisi d’une plainte pour
diffamation portera une attention particulière aux propos
[Page 1412]
tenus afin de
déterminer s’ils bénéficient de la protection accordée à leur auteur. Ainsi, un
élu sera reconnu coupable de diffamation, s’il apparaît qu’il mentionne sans
vérifications et en les déformant, des faits non avérés dans l’unique dessein d’aboutir
à une conclusion précise.
7) Le délai de prescription
a) Point de départ
du délai de prescription
3390. L’article
2929 C.c.Q. prévoit pour l’action fondée sur une atteinte à la réputation, un
délai de prescription d’un an à compter du jour où la personne diffamée a eu
connaissance de l’atteinte à sa réputation. Il importe
cependant de préciser que ce délai ne s’applique qu’aux actions qui ont pour
seul et unique fondement l’atteinte à la réputation. Par conséquent, toutes les
actions fondées non seulement sur le droit à la réputation, mais également sur
d’autres chefs tels que la vie professionnelle, la vie privée, la dignité et l’intégrité
physique, sont soumis au délai général de trois ans prévus à l’article 2925 C.c.Q..
Bien que ces réclamations soient indissociables de l’atteinte à la réputation,
il est de jurisprudence constante d’appliquer le délai de trois ans dans ces
cas-ci.
3391. La détermination de la date de départ de ce délai d’un an constitue
essentiellement une question de faits. Ainsi, nonobstant la date de la
connaissance de l’acte diffamatoire, le tribunal peut retenir comme point de
départ du délai, la date à laquelle la victime identifie la source des propos
diffamatoires. En effet, ce délai de
prescription ne peut commencer à courir qu’à partir du moment où la personne
diffamée a la possibilité réelle d’identifier la personne ayant porté atteinte
à sa réputation. Cette identification n’a cependant pas à être établie
judiciairement quoiqu’elle doive relever de plus que de simples soupçons.
Dans le cas où l’identité de l’auteur de la diffamation est connue, on peut
[Page 1413]
considérer la date de
circulation d’une rumeur comme date de connaissance de l’atteinte à la
réputation.
3392. Le facteur
déterminant doit être celui de la date à laquelle la victime a à sa
disposition, tous les éléments essentiels requis pour instituer son recours.
Elle doit alors être en mesure de déterminer l’existence d’une faute, d’un
préjudice et d’un lien de causalité tel que le prévoit l’article 1457 C.c.Q.
Afin de réussir dans son action pour atteinte à sa réputation, le demandeur
doit avoir des éléments de preuve suffisants pour lui permettre d’établir la
faute du défendeur. Dès lors que la victime a une connaissance suffisante
de ces éléments sans pouvoir raisonnablement s’attendre à obtenir des
informations supplémentaires, la prescription commence à courir. Notons
toutefois que la personne diffamée doit faire preuve de diligence raisonnable
dans la recherche des faits lui permettant d’établir le bien fondé de son
recours en diffamation. L’obtention d’informations complémentaires relatives à
sa diffamation n’a donc pas pour effet de modifier le point de départ du délai
de prescription si la victime disposait
de tous les éléments essentiels pour intenter son recours.
3393. D’ailleurs,
le tribunal n’est pas tenu de retenir la date de la prise de connaissance de la
diffamation par la victime. Il peut retenir toute autre date en tenant compte
de la possibilité pour la victime d’exercer son recours à l’encontre de la
personne responsable ou auteur de la diffamation. En effet, on peut prendre
connaissance d’un texte ou d’une rumeur diffamatoire sans toutefois en
identifier l’auteur ou la source. Dans ce cas, le point de départ du délai
devrait correspondre à la date à laquelle, la victime est en mesure d’exercer
légalement son recours en identifiant l’objet, la cause et les défendeurs
responsables de la diffamation. Ainsi, une victime qui n’a connaissance que de
quelques renseignements l’informant d’un reportage la diffamant ne permettra
pas de faire débuter le délai de prescription tant que celle-ci n’aura pas pris
connaissance et visionné ce reportage en entier.
[Page 1414]
b) La Loi sur la
presse
3394. La Loi sur la presse prévoit un délai de prescription plus court : l’action en diffamation doit être intentée dans
les trois mois qui suivent la publication de l’article diffamant ou dans les
trois mois de la connaissance par la victime de cette publication, pourvu, dans
ce dernier cas, que l’action soit intentée dans le délai d’un an du jour de la
publication de l’article incriminé.
3395. Le délai plus court prévu par cette loi particulière peut avoir des
conséquences sur les droits de la personne diffamée. En effet, cette dernière
peut ne pas être informée de l’existence de l’article incriminé au moment de sa
publication ou en prendre connaissance tardivement. Elle pourrait, dans ce cas,
être dans l’impossibilité d’intenter une action car forclos. De plus, en raison
de sa nature, la diffamation peut produire ses effets longtemps après la
publication de l’article litigieux. La victime de diffamation risque, en
application de l’article 2 de la Loi sur la presse, de se voir privée de
tout recours.
3396. L’article 2 de la Loi
sur la presse pourrait de cette façon aller à l’encontre de l’intention du
législateur et contrevenir aux objectifs visés lors de la réforme du Code
civil du Québec, à savoir l’unification du délai de prescription. La Loi
sur la presse a certes été adoptée dans le but d’assurer une certaine
protection aux journaux dans le cadre de leur mission d’information. Toutefois,
cela ne peut se faire au détriment des droits d’éventuelles victimes de
diffamation car un délai de prescription plus court a pour effet de restreindre
la protection accordée contre toute atteinte à un droit fondamental.
3397. Toute application d’un délai plus court en raison du statut du
défendeur aurait pour effet de restreindre la protection que le législateur a
voulu donner à la victime pour ne pas dire lui enlever son droit à l’indemnisation.
Une loi particulière, telle que la Loi sur la presse, ne peut avoir pour
effet de restreindre l’exercice par la victime de diffamation, de son droit à l’action
en dommages-intérêts. La personnalité particulière du défendeur, notamment en
raison de sa fonction d’information, n’est pas un motif valable pour écarter l’application
du délai de prescription normalement applicable, soit le délai de prescription
extinctive du Code civil du Québec. L’exercice de la liberté d’expression
ne peut non plus justifier l’application d’un délai plus court que celui de
droit commun.
[Page 1415]
3398. De plus, l’application
de l’article 2 de la Loi sur la presse peut aboutir à l’instauration de
deux délais de prescription pour une action en diffamation relativement à des
propos identiques. En effet, la victime de diffamation disposerait d’un délai
de prescription d’une année pour intenter une action contre une personne ayant
tenu des propos diffamatoires. Si ces mêmes propos sont repris par un journal,
la victime ne pourrait intenter une poursuite que dans un délai de trois mois à
compter de sa connaissance de la publication, à condition que l’action soit
intentée dans un délai d’un an du jour de cette publication.
3399. Il serait
paradoxal que la victime d’une diffamation soit assujettie à un délai d’un an
pour l’action intentée contre une personne ayant tenu des propos diffamatoires,
alors qu’elle dispose d’un délai de trois mois contre un journal qui reprend à
son compte les mêmes propos. Ces deux actions trouvent leur fondement dans la
même source, soit la diffamation qui cause un préjudice.
3400. L’application
de deux délais de prescription va à l’encontre de la philosophie du Code
civil du Québec qui vise à uniformiser les règles en matière de
responsabilité civile. L’application des délais de prescription prévus dans les
lois particulières risque d’établir deux systèmes de justice et de reconnaître
indirectement ce que le législateur a refusé d’admettre directement.
J. La concurrence
déloyale
3401. La notion de
concurrence déloyale est une notion issue du concept de passing-off développé
par la common law. Elle peut donner lieu à une réparation autant en droit
fédéral qu’en responsabilité civile sous l’article 1457 C.c.Q.