III — DE LA CAPACITÉ - DE CONTRACTER
|
|
III — CAPACITY - TO CONTRACT
|
|
|
Art. 1409. Les règles relatives à la
capacité de contracter sont principalement établies au livre Des personnes.
|
|
Art.
1409. The rules relating to the capacity to contract are
established principally in the Book on Persons.
|
C.C.B.-C.
985. Toute
personne est capable de contracter, si elle n’en est pas expressément
déclarée incapable par la loi.
986. Sont
incapables de contracter :
[Page 638]
Les mineurs et les majeurs sous régime de protection, dans les cas et suivant
les dispositions prévues par la
loi;
Ceux à qui des dispositions spéciales de la loi défendent de
contracter à raison de leurs
relations ensemble, ou de l’objet du contrat;
Les personnes aliénées
ou souffrant d’une aberration temporaire causée par maladie, accident, ivresse ou autre
cause, ou qui, à raison de la
faiblesse de leur esprit, sont incapables de donner un consentement valable.
O.R.C.C. (L.
V, DES OBLIGATIONS)
10. Les règles
relatives à la capacité de contracter sont principalement établies au livre Des
personnes.
C.c.Q. : art. 153, 154, 156 et
suiv., 256, 283 et suiv., 287 à 290, 293, 294,
1409, 1709, 1783 et 1813.
C.c.B-C. : art. 985 et 986.
1. Généralités
1508. Cette
disposition renvoie aux règles énoncées au Livre premier, Des personnes, au
titre De la capacité des personnes. Ce
renvoi a paru préférable, puisque non seulement les règles qui ont trait à la
capacité de contracter sont-elles directement liées au droit des personnes et
non au droit des obligations, mais aussi « parce qu’elles ne constituent réellement que des applications de
règles, par ailleurs plus générales, gouvernant l’exercice même des droits
civils ou visant l’ensemble des actes juridiques ».
1509. De façon
plus précise, l’article 1409 C.c.Q.
réfère principalement aux articles 153, 154, 156 et suiv. C.c.Q. qui traitent de la majorité et de la minorité des
personnes et qui prévoient la règle générale selon laquelle « la capacité
du majeur ne peut être limitée que par une disposition expresse de la loi ou par un jugement prononçant l’ouverture d’un
régime de protection ». Sont
aussi visés les articles 256, 283 et
suiv., 287 à 290, 293 et 294 C.c.Q. qui ont trait aux régimes de protection du
majeur, soit la curatelle, la tutelle et le conseiller au majeur.
1510. D’autres
règles relatives à la capacité de contracter sont réunies aux articles 1709, 1783 et 1813 C.c.Q. L’article 1709 C.c.Q.
prévoit
[Page 639]
qu’en matière de vente,
celui qui est chargé de la vente du bien d’autrui ne peut se rendre personnellement
acquéreur du bien. Il en est de même pour celui qui est chargé d’administrer le
bien d’autrui ou de surveiller l’administration qui en est faite. En matière de
vente de droits litigieux, l’article 1783 C.c.Q. précise que les juges,
avocats, notaires et officiers de justice ne peuvent se porter acquéreurs de
tels biens et, enfin, en matière de donation, l’article 1813 C.c.Q. établit que
le mineur ou le majeur protégé, même représenté par son tuteur ou curateur, ne
peut donner que des biens de peu de valeur.
1511. Enfin, notons
que l’article 1398 C.c.Q. ne traite pas de la capacité de contracter, mais
plutôt de l’aptitude. C’est avec raison que
le législateur a voulu maintenir la règle prévue à cet article dans le livre
qui traite des obligations. La règle exigeant l’aptitude au moment où un
contractant donne son consentement à un contrat ne constitue pas une règle
relative à la capacité de contracter, mais une règle relative à la qualité du
consentement. C’est pourquoi il y a
lieu de parler d’un vice de consentement lorsque le contractant est inapte à s’obliger
au moment où il a donné son consentement au contrat. Le fait que le contractant
soit présumé avoir la capacité de contracter en raison de sa majorité, n’empêche
pas que son consentement compte tenu de son inaptitude, ne soit ni éclairé, ni
réfléchi, ni voulu.
2. Notion et critères
1512. Les articles
1410 à 1413 C.c.Q. renvoient à la notion d’ordre public.
Une disposition peut être qualifiée d’ordre public lorsque le législateur le mentionne
explicitement ou implicitement ou lorsque les tribunaux en décident ainsi.
1513. Il arrive
fréquemment que le législateur détermine ce qui constitue l’ordre public dans
ses textes législatifs, lorsqu’il emploie des expressions telles que « ordre
public » ou « réputée non écrite ou sans effet », ou encore par
l’emploi de la mention « nullité absolue », ou lorsqu’il
[Page 640]
dicte la règle et termine la disposition avec l’expression
nonobstant ou malgré toute
stipulation contraire. Lorsqu’aucune indication quant au caractère
d’ordre public de la disposition ne peut être dégagée du texte même,
le tribunal aura alors à trancher en appliquant divers critères élaborés
par la jurisprudence.
D’abord, il faut délimiter le but
ou l’objectif de la disposition et, en cas de difficulté,
le tribunal peut se référer au contexte historique qui a amené le législateur à
adopter une telle disposition. Par la suite, il faut évaluer s’il existe des
raisons sérieuses qui motivent une restriction au principe de la liberté
contractuelle et de la libre négociation. Enfin, le tribunal doit veiller à
équilibrer les intérêts des parties en cause et ceux de la collectivité, en
tenant compte de l’objectif de la disposition et des motifs invoqués au profit
d’une restriction de la liberté
contractuelle.
1514. Par ailleurs,
les tribunaux sont souvent appelés à se prononcer sur la validité d’un contrat
ou d’une clause contractuelle, et ce, même en l’absence d’une disposition
législative traitant de la question. En effet, la notion d’ordre public ne se
limite pas au concept législatif, mais peut être également constituée par des
décisions judiciaires, puisque les tribunaux ont, même en cas de vide
législatif, le devoir de sanctionner et de modeler la notion, en tenant compte des
valeurs fondamentales de la société. À titre d’exemple,
on peut penser au concept d’ordre public en matière de clauses de
non-concurrence dans les contrats de travail qui, avant d’être intégré à la
législation québécoise aux articles 2089 et 2095 C.c.Q. était de création
jurisprudentielle. Ce processus créatif a été utilisé afin d’imposer des
limites précises et raisonnables à des clauses cherchant à restreindre la
liberté de travail d’un employé dans l’avenir afin de les rendre conformes à l’ordre
public.
3. La
classification de l’ordre public
1515. Il convient d’apporter
une distinction entre l’ordre public politique qui vise à protéger l’administration
de la justice, l’organisation de l’État, les corporations professionnelles et
la famille, et l’ordre public économique qui réglemente plus particulièrement
le transfert de biens et de services. Lorsque l’ordre public a comme but la
sauvegarde de l’individu et de ses intérêts, il s’agit d’ordre public de
protection alors que
[Page 641]
lorsqu’il promeut
une conduite politique ou économique déterminée, il est alors question d’ordre public de direction.
1516. Il
existe plusieurs catégories d’ordre
public parmi lesquelles il importe
de faire la distinction. Notons d’abord la distinction entre l’ordre public
politique et l’ordre public économique. L’ordre public économique varie selon le secteur d’intervention dans lequel il tire sa source, ce qui nous mène forcément à établir la différence entre l’ordre
public économique de direction et l’ordre public économique de protection. Cette dernière distinction est
toutefois reliée à la finalité visée par l’ordre public, soit la protection de
l’intérêt public ou la protection des intérêts particuliers ou privés. Dans ce
dernier cas, on parle d’un ordre public qui est au service de l’individu, telle
que la Loi sur la protection du consommateur, les dispositions sur le
bail résidentiel et les dispositions relatives à certains contrats.
A. L’ordre
public politique et moral
1517. L’ordre
public politique et moral vise à établir certaines règles régissant les
activités des citoyens, afin d’assurer le bon fonctionnement de la société. Ces
règles ont pour but la protection de certaines institutions essentielles, le
bon fonctionnement de la société et de l’État, en sanctionnant la conduite des
individus qui porte atteinte à la conservation de l’ordre public. Ainsi, les lois ayant trait à l’administration de la
justice, à l’organisation de l’État, de même que la législation administrative et fiscale relèvent de l’ordre
public politique. Par exemple, ces règles rendent invalides les contrats visant
la corruption des fonctionnaires et la fraude fiscale. Les règles entourant l’organisation
des corporations professionnelles sont aussi d’ordre public politique.
1518. L’ordre
public politique protège également la famille ainsi que d’autres institutions
sociales essentielles. Pour ce faire, le législateur impose des règles visant
la protection de certaines valeurs morales telles la filiation, en interdisant
d’établir la filiation d’un enfant par convention de sorte que tout contrat de
procréation ou de gestation pour le compte d’autrui sera entaché d’une nullité
absolue.
1519. Il importe
toutefois de noter que le principe visant à interdire et à invalider certaines conventions
souffre d’exceptions pouvant rencontrer leur application en présence de
situations factuelles et juridiques qui impliquent un intérêt à caractère
public et social. Il en est
[Page 642]
ainsi lorsqu’une
convention conclue dans un autre pays en conformité avec ses lois et ses règlements, a déjà créé une
situation mettant l’intérêt de l’enfant
en question. En un tel cas, la demande en homologation pour légaliser la situation doit être accueillie afin que la filiation qui a
été établie conformément à cette convention puisse produire son plein effet.
De même, la filiation établie par un tribunal étranger ayant compétence et en
toute légalité doit avoir effet au Québec et, ce, même si elle est issue d’une
convention prohibée par une disposition d’ordre public telle que celle prévue à
l’article 540 C.c.Q. qui interdit la conclusion d’une convention
de procréation ou de gestation pour le compte d’autrui.
1520. L’ordre
public politique et moral a donc pour objectif une certaine organisation de la
société pour ne pas dire organisation de la moralité. Il a certainement comme
dogme l’harmonisation de la société. Ainsi, un individu ne doit pas se
comporter, poser des gestes ou accomplir des actes pouvant frustrer la moralité
de ses concitoyens ou troubler la paix sociale. Le concept de l’ordre public
peut être établi en tenant compte de ce qui peut être acceptable par la
majorité des membres de la société.
1) Sanctions
1521. Les effets de
la nullité d’un contrat conclu en violation de l’ordre public politique et
moral ne sont pas identiques à ceux de la nullité d’un contrat allant à l’encontre
de l’ordre public économique, même s’il s’agit d’une disposition d’ordre public
de direction, et cela, bien qu’il soit question de nullité absolue dans les
deux cas. Ainsi, dans le cas d’un contrat contrevenant à une disposition d’ordre
public politique et moral, les tribunaux ne s’intéressent pas à la partie lésée
et ne lui accordent aucune protection lui permettant d’être remise en état,
lorsque celle-ci a été sciemment partie à l’infraction commise en violation de
l’ordre public. La jurisprudence a déjà appliqué l’adage
Nemo auditur propriam
turpitudinem allegans et elle crée une exception au principe de la restitution en distinguant
entre le contrat nul parce qu’il est contraire à l’ordre public économique et
celui qui est nul parce qu’il contrevient à l’ordre public politique et moral
(autrefois les bonnes mœurs). De son côté, la partie lésée à la suite de la
déclaration de nullité
[Page 643]
d’un contrat portant atteinte
à l’ordre public économique pourra être remise en état. Cependant, il y a lieu
de mentionner que, dans certains cas, les tribunaux ont ordonné la restitution
même si le contrat avait été conclu en violation de l’ordre public politique et
moral.
1522. Une
partie de la doctrine fait une distinction entre les contrats immoraux et les
contrats illicites. Dans le premier cas, il ne faut pas accorder la
restitution, mais tout simplement le principe Nemo auditur propriam
turpitudinem allegans. Dans le second cas, la restitution doit être
ordonnée lorsque le paiement a été fait en vertu d’un contrat illicite. Le même
raisonnement doit s’appliquer lorsque la partie qui réclame la restitution est
une victime qui n’a joué aucun rôle immoral. Par contre, la restitution doit
être refusée à un cocontractant qui est partie à une infraction criminelle lors
de la conclusion du contrat. Il ne doit pas y avoir de recours civil pour
répéter ce qu’il a payé. En cas d’immoralité partagée, il n’y a pas lieu à la
restitution non plus.
2) Hiérarchie
1523. À l’intérieur
même de l’ordre public politique et moral, une hiérarchie s’impose en fonction
des intérêts en cause et selon leur portée et leur étendue. Les droits et
libertés reconnus et protégés par la Charte des droits et libertés de la
personne sont pour la plupart des droits et libertés individuels. Ainsi,
lors de l’exercice de ses droits et libertés, l’individu sera parfois confronté
à certaines restrictions imposées dans une volonté de préserver la paix et l’harmonie
sociale. L’exercice des droits et libertés fondamentales et individuelles doit
donc, souvent au nom de l’ordre politique et social, être limité.
L’article 9.1 de la Charte
québécoise est un article
limitatif illustrant justement la notion d’ordre politique et moral en
démontrant un caractère non absolu aux droits et libertés inclus dans la
Charte, car les droits et libertés individuels doivent s’harmoniser avec le
bien-être de la société collective. À titre d’exemple,
un individu peut, en vertu de la liberté d’expression,
[Page 644]
exprimer en public ses
opinions personnelles sur certaines pratiques gouvernementales ou sur la façon
dont la société doit s’organiser. Il ne lui est toutefois pas permis d’inviter
la société à la révolution ou à troubler l’ordre public sous prétexte qu’il
dispose de la liberté d’expression. Cette liberté doit alors être tempérée afin
qu’un ordre social puisse régner.
1524. Même si la
liberté d’expression est un droit fondamental et d’ordre public, elle ne doit
pas être utilisée d’une manière pouvant semer la tension ou pour véhiculer une
propagande haineuse au sein des composantes de la société. S’il est vrai que la
liberté d’expression, protégée par les chartes canadienne et québécoise, est
une question qui intéresse l’ordre public, il est également vrai que la
préservation de la paix et l’harmonie au sein de la société est aussi d’ordre
public et doit avoir préséance. Cette primauté implique que la liberté
individuelle d’expression devra parfois s’incliner. Tout comportement ou
conduite ayant pour effet de troubler la paix sociale ne doit pas être permis
ou toléré sous prétexte qu’il fait l’objet d’une protection par nos chartes.
1525. De la même
façon, la liberté de religion doit recevoir une interprétation conforme à l’ordre
de priorité qui se dessine à l’intérieur de l’ordre public. Bien qu’il soit
reconnu que la liberté de religion est une liberté fondamentale et que toute
atteinte à cette liberté doit se faire dans des limites qui soient raisonnables
et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre
et démocratique, il faut reconnaître qu’il existe inévitablement des limites
réelles à cette liberté. Il en est ainsi lorsque l’adoption d’une loi
raisonnable dans une société libre et démocratique est justifiée par l’intérêt
collectif et ce, nonobstant le fait que cette loi porte atteinte à la liberté
de religion d’un groupe minoritaire de citoyens.
1526. Enfin, l’article
premier de la Charte canadienne permet aussi la
possibilité de déroger par une règle de droit aux droits et libertés
fondamentaux véhiculés dans la Charte canadienne, pourvu qu’un tel empiètement
soit justifié et raisonnable dans une société libre et démocratique.
[Page 645]
a) Exercice de
réconciliation entre deux droits constitutionnels : le concept de l’accommodement
raisonnable
1527. La
question du port du kirpan dans les écoles a été tranchée par la Cour suprême
en 1987 dans un jugement où la
Cour la plus haute du pays a décrété que la prohibition totale du port du
kirpan dans les écoles enfreignait la liberté de religion et dévalorisait ce
symbole religieux. Aux yeux de la Cour, cette prohibition « envoie aux élèves le message que
certaines religions ne méritent pas la même protection que d’autres ». La Cour suprême rejette l’argument selon
lequel le kirpan est une menace à la sécurité puisque le poignard, d’une
vingtaine de centimètres « n’a
pas été à ce jour associé à aucun incident violent ». Le port de ce symbole religieux est depuis
autorisé en milieu scolaire, sous réserve toutefois de certaines mesures d’encadrement.
1528. Doit-on
voir dans cette décision une reconnaissance que la liberté de religion n’a pas
de limites et que le débat sur cette question est clos. Une telle idée doit
être exclue catégoriquement car la Cour suprême a clairement reconnu à maintes
reprises que la portée de la liberté de religion peut être restreinte lorsque
la liberté d’une personne d’agir suivant ses croyances est susceptible de
porter atteinte à l’exercice des droits d’autrui ou d’y causer préjudice.
D’ailleurs, la Cour suprême a réitéré indirectement son invitation au
gouvernement de poser des restrictions internes à la portée de la liberté de
religion.
1529. La Cour
suprême a examiné la possibilité de procéder en suivant la méthode déjà
appliquée, à savoir la réconciliation entre deux droits constitutionnels,
lorsqu’il y a une atteinte apparente et un conflit opposé entre ces droits. La
Cour est arrivée à la conclusion que le port du kirpan ne porte aucune atteinte
apparente à un autre droit fondamental et qu’il n’y a pas lieu d’appliquer la
méthode de réconciliation, puisque seule la liberté de religion était invoquée
devant elle. En d’autres termes, la Cour affirme que dans cette affaire, la
liberté de religion qui réside dans le port du kirpan n’entre en conflit avec
aucun autre droit constitutionnel. Partant de cette prémisse, la Cour suprême,
en s’appuyant sur le concept de la liberté de religion qu’elle a déjà défini
dans
[Page 646]
l’arrêt Big M Drug
Mart Ltée, arrive à la conclusion que le jeune sikh croit
sincèrement que, pour se conformer à sa religion, il doit porter le kirpan. En
l’absence de motifs valables, il n’y a pas lieu de restreindre cette liberté de
religion.
1530. La Cour
suprême a justifié sa décision, d’une part, par le principe d’accommodement
raisonnable basé sur un compromis entre la majorité et le représentant d’une
minorité. Selon la Cour, ce compromis consiste en la solution suggérée par la
Commission scolaire Marguerite-Bourgeois (CSMB) permettant le port du kirpan à
l’école, sous les vêtements, à condition qu’il soit cousu dans un étui de
tissu. À tout égard, le raisonnement de la Cour d’appel
respecte davantage le principe de l’intérêt public de la collectivité qui
souscrit à l’idée que, même si l’interdiction de porter le kirpan porte
atteinte à la liberté de religion, cette prohibition est motivée par l’article
premier de la Charte. Les établissements scolaires ont une obligation
fondamentale d’assurer la sécurité des élèves afin de promouvoir un milieu qui
favorise l’apprentissage scolaire. Le port du kirpan est un droit individuel
qui peut effectivement contrevenir à l’intérêt de la société en général par la
dangerosité de cet objet qui empêche d’assurer la sécurité de ses membres, d’autant
plus que des armes semblables sont prescrites par la Commission scolaire et que
celles-ci ont déjà été impliquées dans des incidents. Conclure autrement menace
certainement l’intégrité physique de la clientèle scolaire et engendre des
risques pour préserver la paix et l’harmonie sociale. Finalement, autoriser une
telle demande d’accommodement revient à souscrire à une contrainte excessive.
1531. Il nous
semble que la question du port du kirpan dans les écoles est loin d’être réglée
de façon définitive. En effet, il suffit que la solution proposée par la
commission scolaire ne soit pas respectée de façon adéquate et appropriée pour
que le débat se retrouve à nouveau devant les tribunaux, pour ne pas dire que
tout incident impliquant un porteur du kirpan fasse resurgir le problème.
Doit-on comprendre de
[Page 647]
l’argument évoqué que
la survenance d’un incident violent relié au port du kirpan pourra modifier la
position de la Cour suprême. La question peut être aussi soulevée à nouveau si
jamais une telle tolérance implique des coûts excessifs dus à des problèmes d’application,
notamment à la protection de la sécurité et des libertés de la société en
général.
1532. Une question
se pose à savoir s’il faut continuer à traiter chaque cas comme s’il s’agissait
d’un cas d’espèce et procéder à chaque fois à une analyse contextuelle et
factuelle ou bien s’il n’est plus approprié d’élaborer une hiérarchie qui
pourra trouver application et servir de guide face à ce genre de situation. En
attendant que l’État remplisse son rôle et choisisse les restrictions à imposer
selon les circonstances, rien n’empêche les juges des cours inférieures de
procéder eux-mêmes à l’établissement, en matière d’ordre public, de la
hiérarchie adéquate et nécessaire au bon fonctionnement de notre société tout
en respectant son caractère multiculturel.
1533. Bien que l’on
soit en faveur des droits des minorités religieuses et d’une place mutuellement
acceptable aux individus et aux groupes permettant une vie sociale conforme
autant que possible aux prescriptions de leur religion, l’intérêt général de la
société peut justifier l’imposition de certaines limites à la manifestation des
symboles religieux. Dans le cas du port du kirpan en milieu scolaire, la
réalité sociale impose une limite à l’expression et à l’apparence des symboles
religieux puisque celles-ci doivent céder le pas à la paix, à l’harmonie et à
la sécurité de l’ensemble de la population. Il s’agit d’une question de
stabilité sociale qui ne vise pas nécessairement à restreindre ou à limiter la
liberté de religion. Au contraire, elle cherche plutôt à organiser et à
encadrer les apparences et les expressions en public des gestes et des symboles
religieux.
1534. Certes, le
concept d’accommodement raisonnable peut s’avérer une solution valable pour
bien des problèmes soulevés par l’exercice de la liberté de religion. Ce
concept est devenu depuis quelques années une exception consentie par les
tribunaux à des personnes à l’égard desquelles l’application de la règle
générale aura un effet discriminatoire, donc lorsqu’elle porte atteinte à l’exercice
de leurs droits fondamentaux. L’accommodement raisonnable naît donc suite à une
opposition entre le respect des droits d’autrui et la nécessité de créer une
seule société avec les mêmes valeurs sociales.
Le droit à l’égalité, formellement garanti dans nos chartes et lois, est la
source du devoir
[Page 648]
d’accommodement
raisonnable avec lequel les tribunaux sont venus ajouter considérablement à
notre droit en marge de la législation actuelle.
1535. Il faut
cependant se préparer à confronter d’autres problèmes à l’avenir où ce concept
ne pourrait pas nécessairement être la source d’une solution adéquate. De plus,
le fait de recourir trop souvent à l’application de ce concept pourrait
contribuer à l’installation d’une multitude de concepts d’ordre communautaire qui risquent, en cas d’incompatibilité
ou de contradiction, de constituer un dilemme en soi. Afin d’éviter une telle
situation, il est temps d’élaborer et d’établir les éléments constitutifs d’un
ordre social permettant l’existence d’une société harmonieuse. À cet effet, les
spécialistes dans les relations sociales et les juristes devront continuer leurs
réflexions sur la notion d’accommodement raisonnable, car avec leur formation
ils pourront apporter une vision conceptuelle des accommodements raisonnables
beaucoup plus près de la réalité sociale, contrairement à une analyse parfois
plus superficielle que l’on a observée en réaction à des décisions judiciaires.
1536. Il faut
éviter tout décalage entre la raison juridique et l’opinion publique. La
sécurité, ou à tout le moins le sentiment d’être en sécurité et en paix dans
une société, ne peut être déterminé selon un critère seulement subjectif. Au
contraire, cet état d’esprit doit être déterminé selon un critère objectif,
basé sur la croyance raisonnable de la collectivité ou de la majorité de la
collectivité. Il ne suffit donc pas d’assurer la collectivité que la conduite d’un
individu ou d’un groupe d’individus ne présente pas une dérogation aux valeurs
sociales reconnues, ni un danger ou un risque pour la sécurité et la paix
sociale, mais au contraire, il faut qu’une telle assurance soit le résultat d’une
conviction qui puise sa source de l’impression ressentie par la majorité de la
société. Même s’il peut être vrai que l’exercice d’un droit ou d’une liberté
par un individu ou un groupe minoritaire dicté par ses convictions religieuses,
politiques ou morales, ne constitue pas une dérogation aux valeurs sociales
reconnues collectivement depuis toujours, ni un danger en soit, il n’est pas
moins probable que le comportement en question crée un sentiment d’insécurité
au sein de la collectivité, nuisant par le fait même au maintien d’un équilibre
et d’une paix sociale.
1537. En somme, le
respect de la liberté de conscience, de religion ou de toute autre forme d’expression des différences individuelles doit
s’harmoniser au devoir d’assurer la sécurité et le bien-être de la
collectivité. Alors que bien souvent, dans une société les droits des uns
[Page 649]
affronteront
incontestablement les droits des autres, la vie à l’intérieur d’une société
impose certaines restrictions à l’exercice des droits et libertés individuels
que l’on doit accepter pour permettre la mise en place d’une société organisée
et fonctionnelle. À ce titre, l’intérêt
d’un individu ou d’un groupe d’individus occupera un échelon inférieur à celui
de l’intérêt général de l’ensemble de la collectivité dans la hiérarchisation
de l’ordre public.
1538. Lorsque l’on
veut justement écarter un droit individuel, il faut préalablement vérifier si
un droit fondamental est affecté, car si tel n’est pas le cas, l’exercice de
réconciliation n’a pas lieu d’être, étant donné l’absence de conflit entre deux
droits. Par contre, lorsqu’il
y a atteinte apparente et conflit opposé entre ces deux droits, il faut
appliquer la méthode de la réconciliation entre deux droits constitutionnels. À
titre d’illustration, la Cour suprême du Canada est venue à la conclusion qu’une
délimitation adéquate des droits en jeu permettait d’éviter tout conflit alors
qu’elle était appelée à statuer sur la façon de concilier la liberté de
religion d’un petit groupe de personnes avec le droit à l’égalité qui
préoccupait l’ensemble de la société. Elle confirme
que ces droits peuvent coexister et rappelle que la Charte doit s’interpréter
comme un tout, de manière à éviter de privilégier un droit au détriment d’un
autre.
1539. L’article 9.1 de la Charte
permet aux tribunaux d’assurer la cohésion sociale et le bien-être général des
citoyens du Québec par la nécessité de concilier les droits et libertés
individuelles avec les valeurs démocratiques actuelles.
L’exercice de conciliation se distingue fortement de la recherche d’un simple accommodement, car il ne s’agit
pas ici de faire une évaluation subjective des droits et valeurs de la
personne, mais plutôt de prendre en considération l’intérêt de la société
[Page 650]
en premier. L’examen
qui vise à concilier les droits qui entrent en conflit doit être représentatif
des valeurs publiques, de la volonté de protéger l’intérêt général de la
société et l’ordre public. Le recours à l’approche de conciliation peut mener
dans certains cas à des décisions choquantes pour une partie de la population.
En effet, si un droit comme celui de la liberté de religion ne peut s’exercer
de façon compatible avec l’intérêt général de la collectivité et ne peut s’harmoniser
avec l’ordre public, l’atteinte à ce droit pourra être valable. Notons à cet
effet que la conciliation doit aussi tenir compte du Code civil du Québec qui
définit de façon précise le principe d’ordre public.
1540. Ainsi,
la Cour suprême est allée trop loin dans certaines décisions en accordant le
droit à un élève de porter son kirpan à l’intérieur de la commission scolaire,
laissant de côté la notion de réconciliation entre deux droits. Elle a donné à
la liberté de religion une portée infinie en oubliant de restreindre celle-ci dans
la mesure où son exercice vient porter atteinte aux droits d’autrui.
Il faut admettre que la Cour suprême a surpris la majorité des citoyens par ses
décisions, notamment dans l’affaire du kirpan où sa décision était vue comme
visant à faire subir à l’ensemble des élèves de la communauté scolaire les
risques du kirpan en menaçant leur intégrité physique et en créant un climat
plus tendu.
1541. Lorsqu’il est
question de l’intérêt d’un individu par rapport à celui d’un autre, le même
genre de limitation pourra survenir. Cette fois-ci cependant, la limitation ne
sera pas rendue possible en raison de la différence de rang de priorité des
droits des individus entre eux, mais plutôt parce que les droits et libertés d’un
individu vont s’exercer dans la mesure où ils ne portent pas atteinte et n’empiètent
pas sur ceux d’un autre individu ayant droit au même traitement. Il ne s’agit
pas de subordonner les droits des uns à ceux des autres mais de permettre leur
coexistence. Il est primordial que la liberté d’un individu s’arrête là où
commence celle d’un autre afin que la société soit assurée que tout fonctionne
normalement et avec harmonie. En effet, la liberté
d’expression ou la liberté de religion devront être tempérées lorsqu’elles
viennent
[Page 651]
affecter le droit au
respect de la vie privée des autres individus.
Il sera alors important de concilier tous ces droits afin de s’assurer de ne
pas favoriser un droit au détriment d’un autre par un accommodement
raisonnable.
1542. C’est
ainsi qu’il faut concevoir la hiérarchisation au sein de la notion d’ordre
public, en donnant un ordre de priorité particulier selon les intérêts que l’on
vise à protéger et à défendre. Cette forme d’encadrement social nous paraît
nécessaire, voire même essentielle, au maintien et à la préservation de la
paix, l’harmonie et la stabilité à l’intérieur d’une société démocratique. L’encadrement
social ci-haut décrit varie cependant d’intensité à l’intérieur des différentes
sociétés occidentales selon leur composition et les valeurs fondamentales qui y
sont préconisées. À titre d’exemple, la France et le Canada ont adopté des vues
différentes en ce qui a trait au port de symboles religieux dans les lieux
publics. En France, les mesures d’accommodements sont beaucoup moins nombreuses
et par conséquent, on retrouve davantage de limitations
et d’interdictions.
1543. Dans le même
ordre d’idées, doit-on, au nom de la liberté de presse ou d’expression, tolérer
ou permettre certaines publicités qui ne sont d’aucune utilité mais qui
représentent, à certains égards, un jeu de provocation ? Il nous semble que la société a la
responsabilité de ne pas permettre ce genre de publicité ou d’information même
si le but recherché est de provoquer un débat avec une communauté religieuse ou
un groupe social.
1544. Toute
information ou publicité provocatrice est contraire à l’ordre public politique
et social et doit être interdite et prohibée pour assurer l’harmonie et la
cohabitation au sein de la société. La liberté de presse doit s’exercer dans le
respect des religions. Une société multiculturelle ne doit pas permettre une
publicité qui sera le germe d’une crise pouvant constituer une menace pour la
paix sociale.
1545. La liberté d’expression
ne doit pas non plus permettre de tourner en ridicule une croyance, qu’elle
soit politique, religieuse ou autre. Rien ne justifie de ridiculiser sans
raison valable une communauté religieuse ou culturelle. Il est difficile de
défendre une publicité ou une information qui risque d’offenser une communauté
ou la mettre en colère. De plus, cette liberté deviendra préjudiciable et
nuisible pour la société en cas d’une publicité faite de façon gratuite et dans
des circonstances qui ne la justifient pas.
[Page 652]
1546. Toute
société civilisée doit se donner comme objectif le respect
de ses communautés qui ne peut être assuré que par un
respect mutuel entre celles-ci. Pour ce faire, elle doit sanctionner toute
publicité pouvant inciter à la haine contre une communauté religieuse ou un
groupe social. La liberté de presse et d’expression a ses limites et doit s’exercer
avec prudence et en toute responsabilité.
b) Critères
1547. La Cour
suprême a établi certains critères susceptibles d’influencer la mesure à
prendre comme accommodement raisonnable. Par la suite,
ces critères ont étés illustrés dans une décision relative au droit du travail
rendue par la Cour d’appel et qui peuvent être d’application générale lors de l’examen
d’une demande relative à un accommodement raisonnable.
Ainsi, le coût financier relié à la mesure d’accommodement peut être pris en
considération. Une évaluation des dépenses et des coûts reliés à l’implantation
de l’accommodement peut forcément influencer la mesure d’accommodement.
1548. De plus, l’atteinte
au droit, au contrat ou à la convention collective doit nécessairement diriger
les tribunaux selon le niveau d’affectation de l’atteinte. Aussi, l’aspect
psychologique, ou le moral du personnel dans le cadre du droit du travail, est un élément à ne pas négliger.
Effectivement, dans le raisonnement de la Cour d’appel
de l’affaire portant sur le kirpan, il était manifeste que permettre un tel
accommodement pouvait créer des effets psychologiques graves, soit un sentiment d’insécurité chez les membres de
cette commission scolaire. Il est tout aussi pertinent de vérifier l’interchangeabilité
des effectifs et des installations pour évaluer la possibilité de s’adapter aux
circonstances ou à la situation particulière qui se présente. La recherche d’autres
options disponibles pourrait aussi aider à valider la mesure d’accommodement.
Finalement, lorsque la sécurité des individus est menacée, l’appréciation des
risques est un facteur d’évaluation d’une importance cruciale. Tous ces
critères aident nécessairement les tribunaux afin de permettre la mesure d’accommodement
ou de la prescrire, mais ils ne sont pas exhaustifs. De plus, chacun des
facteurs que l’on pendra en
[Page 653]
considération devra
être confronté au droit fondamental de l’individu qui est atteint et variera
selon les circonstances en l’espèce.
1549. Bien que l’obligation
d’accommodement trouve sa source du corpus législatif qui veut que chaque
individu ait une atteinte minimale à ses droits, il ne faut pas permettre de
faire subir des contraintes excessives à la majorité de la population sous
prétexte qu’un règlement neutre cause un préjudice à un groupe restreint d’individus.
Il ne faut pas donner à l’obligation d’accommodement raisonnable une
interprétation large, car elle doit s’inscrire dans les limites de la raison
sans créer une contrainte excessive. Comme l’a
noté la Cour d’appel, l’acceptation du port du kirpan est un accommodement qui
crée une contrainte excessive, soit
un affaiblissement de la sécurité et de la protection de l’ensemble des élèves
qui fréquentent la même école. Notons cependant que
la notion de contrainte excessive ou celle qui est raisonnable varie selon les
circonstances du cas en question.
3) Libertés et droits fondamentaux appliqués à la sphère contractuelle
1550. Il est
important de rappeler que tout contrat dont l’objet est contraire à l’ordre
public politique et moral est frappé de nullité absolue et n’est pas
susceptible d’être ratifié par les parties. Il est toutefois possible qu’une partie décide volontairement et
clairement de renoncer à un de ses droits fondamentaux en adhérent à un
contrat. Dans une telle situation, il ne devrait pas être possible de permettre
à un cocontractant de nier un engagement contractuel et de chercher à y
contrevenir au nom de la liberté d’expression ou d’une pratique religieuse.
Bien que la Cour suprême en ait décidé autrement dans une décision majoritaire,
elle a néanmoins formellement énoncé le principe auquel il est possible de
volontairement renoncer à un droit fondamental, mais à condition de le faire
clairement, précisément et explicitement. En effet,
dans
[Page 654]
cette affaire, même si le contractant a adhéré
à une clause lui interdisant de construire une
structure quelconque dans sa convention de copropriété, ce
qui, par le fait même, l’empêchait de bâtir son installation religieuse, il n’aurait
pas renoncé à son droit de liberté de religion de façon volontaire et
explicite.
1551. Les motifs de
la dissidence de cet arrêt semblent mieux correspondre aux préceptes de notre
droit civil et ont même été repris par la suite dans un jugement de la Cour
suprême. En effet, la
dissidence nous indique que la clause qui porte atteinte à la liberté de religion pour la partie a une raison d’être,
non seulement pour établir l’harmonie générale de l’immeuble, mais aussi pour l’intérêt
de l’ensemble des citoyens de la société qui souhaite le maintien des
obligations contractuelles. Cette clause ne
devrait donc pas, dans pareilles circonstances, être déclarée nulle.
1552. Plus tard,
la Cour suprême a rappelé l’importance de la stabilité contractuelle en faisant
respecter une clause qui avait été négociée entre les parties même si elle
restreignait considérablement les droits du plaignant.
Elle affirme donc qu’il n’est pas contraire à l’ordre public de limiter ses
droits et libertés de façon contractuelle. En fait, pour que l’objet du contrat
soit valable, deux formalités doivent être rencontrées, soit la non-prohibition
par la loi ni être contraire à l’ordre public. Lorsque toutes ces conditions
prévues par la loi sont rencontrées et que l’objet du contrat n’est pas
contraire à l’ordre public, il faut respecter la paix sociale par le respect du principe de stabilité contractuelle.
À la lumière de cette décision, il ne serait pas possible de solliciter un accommodement
raisonnable à une obligation contractuelle librement contractée. Il est
pertinent de mentionner qu’avant l’arrivée de la Charte, les tribunaux, en s’appuyant
sur les principes, rejoignaient le raisonnement de cet arrêt, c’est-à-dire qu’ils
favorisaient l’autonomie et l’équilibre contractuel au détriment des droits et
libertés, à condition toutefois que le cocontractant ait donné un consentement
volontaire, libre et éclairé.
1553. Somme toute,
dans un objectif de respect et de maintien de la stabilité contractuelle, il
serait important que les tribunaux soient
[Page 655]
conscients qu’un
cocontractant ne peut utiliser la Charte pour se soustraire à ses obligations
contractuelles en la détournant de son but véritable, soit celui de maintenir
une paix sociale. Autrement dit, la sécurité contractuelle et la sécurité
juridique en général doivent l’emporter sur la simple méconnaissance du droit
invoqué par le demandeur pour se libérer de ses obligations dûment contractées.
Conclure autrement entraînerait d’importantes conséquences juridiques puisque
les individus n’auraient qu’à prétendre la violation d’un droit de la Charte
pour se permettre de violer leurs obligations contractuelles.
4) Neutralité religieuse de l’État
1554. La Charte
des droits et libertés de la personne nous démontre implicitement et
explicitement par son contenu que l’État doit rester neutre à l’égard de toutes
les religions et qu’il ne doit favoriser aucunes mœurs ni aucune conviction,
croyance ou coutume. Tout cela afin d’assurer
le droit à l’égalité, car la neutralité de l’État permet à l’ensemble des
citoyens d’exercer dans toute égalité ses propres pratiques
religieuses. De plus, la
neutralité de l’État permet à tous et chacun de profiter de leur droit à la
liberté de conscience et de religion. Pour bénéficier pleinement de ce droit,
il faut nécessairement qu’il y ait absence de coercition ou de contrainte.
Ainsi, l’État ne peut venir dicter le comportement de tout individu ou
contrôler ses croyances et pratiques de façon indirecte, car il viendrait
restreindre son droit à la liberté, à moins de le faire afin de préserver l’ordre
public ce qui est de toute évidence nécessaire pour l’ordre et la sécurité
publics. À titre d’illustration, la Loi sur le dimanche, d’inspiration
chrétienne, fut déclarée inopérante et a depuis été abrogée parce qu’elle était
contraire à la neutralité religieuse de l’État.
1555. Dans le
débat public qui anime la société depuis 2007, l’obligation d’accommodement raisonnable est parfois mise en opposition
avec cette obligation de neutralité religieuse de l’État. On peut voir un
paradoxe qui ne doit pas exister si l’État remplissait réellement ces deux
obligations de façon cohérente. En effet, l’obligation de neutralité
[Page 656]
religieuse de l’État et
l’obligation d’accommodement raisonnable visent le même objectif, soit de
permettre l’exercice des libertés fondamentales de conscience et de religion.
Dans le premier cas, le principe veut empêcher l’État de mettre son autorité au
service d’une conception religieuse particulière alors que dans le deuxième
cas, on cherche à permettre aux individus d’exprimer librement leur ferveur
sans toutefois provoquer la collectivité.
5) L’application
d’accommodement raisonnable en droit
1556. On peut
accommoder, pour ne pas dire tolérer, certains comportements ou permettre
certains ajustements dans la mesure où les effets se limitent aux parties
concernées. Ce qu’il faut entendre par les parties concernées est deux
individus et non pas un groupe d’individus. Par contre, cet accommodement doit
être refusé lorsqu’il pourra mettre en question ou contrevenir à des principes
fondamentaux sur lesquels la société a été fondée et s’est développée. Il en
est ainsi lorsqu’on demande d’appliquer des coutumes et des principes
religieux, qui vont à l’encontre de l’ordre public politique, social et moral.
1557. À titre d’illustration,
peut-on exiger d’une demande d’un groupe religieux de recourir à l’arbitrage et
non aux tribunaux de droit commun pour régler les effets accessoires de mariage
selon les principes religieux des parties ? Le législateur, comme les
tribunaux, ne doit pas hésiter à refuser une telle idée. Il ne s’agit pas ici d’une
question d’accommoder ou non ce groupe social, mais on parle plutôt de l’organisation
de la société dans son ensemble. Il ne faut pas négliger les risques que
représente pour les femmes une loi autorisant l’arbitrage religieux en matière
familiale. L’État a incontestablement une responsabilité accrue de tenir compte
des pressions sociales qui influent sur la décision des parties de s’en
remettre à l’arbitrage religieux.
1558. Peut-on
imaginer, avec les différents groupes communautaires et religieux, quelle
serait la situation à l’avenir si on ouvre cette possibilité alors que la population
dans son ensemble regroupe toute une mosaïque de groupes religieux et
communautaires ? Il ne faut pas se retrouver dans quelques années en présence
de tribunaux privés ou d’arbitrages devant lesquels les citoyens seraient
traités différemment selon leur appartenance religieuse ou communautaire. À cet
effet, permettre la création d’une telle société revient à semer tous les
éléments destructifs de son existence en tant que société ou pays et ce, pour
ne pas dire des bombes à retardement. L’acceptation du multiculturalisme est
même reconnue et protégée dans les textes législatifs, permettant à
[Page 657]
tous et chacun de s’épanouir
dans la même société malgré les différences de culture ou de religion.
1559. La majorité
des citoyens peut ne pas être consciente du danger et continuer ainsi à agir
avec la même tolérance. Il est cependant temps de se réveiller avant qu’il ne
soit trop tard. De même, il importe de regarder ce qui se passe ailleurs dans
certains pays qui ont choisi de permettre à leurs groupes communautaires et
religieux d’avoir leurs propres tribunaux et leur propre législation pour
régler des questions qui relèvent forcément de l’unique compétence de l’État.
En comparant le résultat, on peut voir à quel point certains de ces pays ont
fini par éclater. Si ce n’est pas le cas, d’autres vivent un déchirement social
et ethnique, pour ne pas dire une guerre civile.
1560. La grande
majorité de la population est en faveur d’une société multiculturelle puisque
cela constitue sa richesse même. Toutefois, ce multiculturalisme devient un
élément à risque lorsqu’on n’offre pas à son milieu les conditions d’intégration
et d’épanouissement pour former une société harmonieuse. En effet, bien que le
multiculturalisme soit une richesse permettant à une société de se développer
davantage et de faire un progrès vers un rayonnement social culturel et
économique, il peut tout de même avoir des retombées néfastes et devenir, avec
le temps, destructif. Il devient ainsi lorsque, au lieu de s’intégrer au sein d’une
seule société, les groupes culturels s’isolent et s’enferment sur eux-mêmes. Ce
comportement aura pour conséquence la création d’enclaves sociétales qui
cohabitent les unes à côté des autres avec des lignes de démarcation et le
risque que des conflits éclatent entre ces groupes.
1561. Bien que l’on
soit en faveur des droits des minorités religieuses et d’une place mutuellement
acceptable face aux individus et aux groupes pour leur permettre une vie
sociale conforme, autant que possible, aux prescriptions de leur religion, l’intérêt général de la société
peut justifier l’imposition de certaines limites à la manifestation des
symboles religieux. Ceux-ci se devront de parfois céder le pas à la paix, à l’harmonie
sociale et à la sécurité de l’ensemble de la population.
1562. Il ne faut
pas, sous des pressions plus ou moins justifiées et par des prétextes de
discrimination, adopter des décisions qui en fin de compte peuvent constituer
en elles-mêmes une discrimination à l’égard de la collectivité ou du moins à l’égard
de la majorité de la société. Autrement dit, la crainte d’une discrimination à
l’égard de certains
[Page 658]
groupes minoritaires ne
doit pas amener à discriminer l’ensemble de la société et à la provoquer à tort
ou à raison parce que dans ce cas, il y aura actions et réactions qui se
multiplieront avec le temps et finiront par la création de groupes sociaux
isolés avec moins de facteurs communs entre eux.
1563. Il ne suffit
pas d’être une société accueillante, mais il faut faire tout ce qui est
nécessaire pour conserver et renforcer cette qualité. Ce renforcement et ce
développement ne peuvent se réaliser que par l’intégration de ces différents
groupes dans une société d’accueil qui elle-même finit par subir l’influence de
ce multiculturalisme et se transforme avec le temps en société ouverte,
particulière et riche par la contribution de ses membres à tous les niveaux,
soit culturel, économique, intellectuel et industriel.
1564. Afin d’éviter
une situation regrettable, les tribunaux se doivent d’être conscients des
enjeux sociaux et rendre les décisions appropriées pour que tout élément de
distinction négatif soit évité dans les relations entre les différentes
composantes de la société. Tout en espérant, d’autre part, que les politiciens
aient le courage de légiférer pour établir une balise de règlements. Ainsi, il
serait peut-être question un jour d’organiser une société saine, harmonieuse et
fonctionnelle.
B. L’ordre
public économique
1565. L’ordre
public économique, quant à lui, vise l’établissement de règles portant sur les
échanges de biens et de services. Cet ordre public tend à contrôler le contenu
des contrats plutôt que d’interdire le contrat en lui-même comme dans le cas de
l’ordre public politique.
1) L’ordre
public de direction
1566. L’ordre public
de direction vise la protection de l’intérêt public en général et tente d’imprégner
aux agissements des individus une direction politique, sociale ou économique
déterminée. Il permet donc d’assurer l’implantation d’une politique d’économie
dirigée.
1567. La
disposition est d’ordre public de direction lorsque la règle prévue transcende
le seul intérêt individuel et s’attache davantage à l’intérêt collectif. Dans
ce cas, la renonciation à son application n’est pas permise par l’une ou l’autre
des parties au contrat parce que l’intérêt visé par le législateur est celui de
la société dans son ensemble. C’est pourquoi toute
violation de cette disposition sera sanctionnée par
[Page 659]
la nullité absolue. À
titre d’exemple, le législateur a édicté des règles favorisant la libre
concurrence ainsi que des limitations aux prix et aux salaires afin de contrer
l’inflation.
1568. Le
législateur prévoit expressément la nullité absolue comme sanction du contrat
contrevenant à l’ordre public de direction, et elle peut être invoquée par
toute personne ayant un intérêt né et actuel. De plus, un tel contrat ne peut
être confirmé par les parties contractantes, car il n’est pas dans l’intérêt
général que des actes contrevenant à des dispositions d’ordre public de direction
produisent des effets juridiques au même titre que des actes valides.
Ainsi, un contrat portant sur une transaction de drogue est nul de nullité
absolue, l’objet de la prestation contractuelle étant illégal et contraire à l’ordre
public social.
1569. Il arrive
que, face à certains régimes contractuels ou certaines dispositions, il soit
plus difficile d’établir de façon nette et précise le genre d’ordre public en
cause. En effet, le caractère dualiste de la législation portant sur ces
régimes rend plus complexe la question de savoir si l’on est en présence de l’ordre
public de protection ou de direction. En matière de louage résidentiel par exemple, certaines dispositions visent à la fois les intérêts du
locataire et ceux de l’ensemble des citoyens.
Afin de déterminer le type de nullité applicable en cas de violation, il est
nécessaire de déterminer la protection qui est garantie de manière
prépondérante par la disposition. Dans ce contexte, lorsqu’il n’est pas
possible de déterminer la règle dominante pour qualifier correctement l’ordre
public applicable étant donné que les deux concepts se présentent de manière
équivalente, il faut donner préséance à l’ordre public de direction. Ce
raisonnement semble tout à fait logique puisque l’intérêt général prime sur les
intérêts particuliers. À titre d’exemple, les tribunaux ont déjà décidé que la
garantie légale prévue à l’article 2118 C.c.Q. est à la fois d’ordre public de protection et de direction. Elle
vise non seulement la protection de l’intérêt du client partie au contrat de
construction, mais aussi la sécurité de la collectivité.
2) L’ordre public de protection
1570. Contrairement
à l’ordre public de direction, dans le cas d’une règle d’ordre public de
protection, la partie que cette règle vise à
[Page 660]
protéger peut renoncer
au bénéfice qu’elle lui garantit. On reconnaît ce type
d’ordre public à la lecture du texte législatif qui vise la protection d’intérêts particuliers ou privés,
généralement ceux de la partie la plus démunie dans un rapport de forces entre
cocontractants. On trouve plusieurs lois sujettes à ce type d’ordre public,
notamment les lois concernant la protection du consommateur, les lois
établissant des exigences en
matière de permis et de qualification professionnelle, les lois sur les normes
du travail, les lois relatives au logement résidentiel.
1571. La sanction
de la violation de l’ordre public de protection est la nullité relative.
Celle-ci ne pourra être invoquée que par la personne que la loi entend protéger.
En pratique, il n’est pas toujours simple d’établir la nature de la nullité qui
sanctionne la violation puisqu’une même disposition peut à la fois viser l’intérêt
particulier et l’intérêt général. À titre d’exemples, les articles 1411 et 1413 C.c.Q. qui sanctionnent la nullité d’un contrat dont l’objet ou la
cause sont contraires à l’ordre public ne précisent pas le caractère de la
nullité. Il faut alors examiner, à l’aide des nouveaux critères d’ordre public
de direction et d’ordre public de protection, les dispositions de la loi afin
de déterminer si le législateur entend protéger l’intérêt général ou les
intérêts particuliers.
1572. Le tribunal
saisi d’une demande en nullité d’un contrat qui contrevient à une disposition
impérative doit donc procéder à une analyse de l’objectif fixé par le législateur en créant cette règle impérative
qui limite la liberté contractuelle. Si le tribunal, après cette analyse,
arrive à la conclusion que le but visé par le législateur est de protéger l’intérêt
général, la sanction de la violation de la disposition doit être la nullité
absolue. Par contre, lorsque la règle est imposée par le législateur pour
protéger l’intérêt de certains particuliers, même si elle a un caractère d’ordre
public, la sanction doit être la nullité relative.
4. La sanction de
la violation de l’ordre public : nullité absolue ou
nullité relative
1573. La
codification des articles 1416 à 1424 du Code civil du Québec tient
compte de l’évolution de la théorie des nullités, bien que celle-ci ne soit pas
une découverte récente du législateur québécois, mais une notion dont on
retrace l’origine dans le droit romain et l’ancien droit français. Malgré le
principe général de la liberté contractuelle, la formation d’un contrat a
toujours été soumise à certaines conditions
[Page 661]
de validité que les parties au contrat doivent
respecter. Le défaut de respecter
l’une ou l’autre de ces conditions peut donner lieu à la nullité du contrat.
Ces conditions peuvent porter, soit sur la forme du contrat ou soit sur une
condition de fond qui doit être rencontrée lors de l’échange du consentement
des parties. Le législateur a codifié dans le Code civil du Québec certaines
règles jurisprudentielles développées sous le Code civil du Bas-Canada et
qui sont relatives à la sanction des vices de formation des contrats, tout en
laissant aux tribunaux la possibilité, dans certains cas particuliers, d’accorder
une réduction du prix ou d’allouer des dommages-intérêts afin de remédier aux
vices de formation d’un contrat.
1574. La nullité
est absolue ou relative selon le but et les objectifs poursuivis par le
législateur par l’imposition de la condition de formation du contrat. Lorsque
la loi ne précise pas le caractère de la nullité, c’est la distinction entre la
notion d’« intérêt général » et celle d’« intérêt particulier » qui permet de le déterminer. Ainsi, lorsque le législateur cherche à
protéger l’intérêt des contractants (intérêt privé), il s’agit d’une nullité
relative; lorsque dans d’autres cas,
il cherche à protéger l’intérêt général (intérêt public), il s’agit d’une
nullité absolue. Certaines nullités demeurent toutefois difficiles à classifier, mais le législateur a créé une
présomption en faveur de la nullité relative des contrats à l’article 1421
C.c.Q. Cette présomption témoigne du préjugé favorable du législateur envers la
nullité relative et élimine les difficultés de classification en cas de doute.
1575. Enfin,
dans certains cas, une disposition peut viser à la fois les intérêts
particuliers et l’intérêt public. À titre d’exemple, la garantie du
constructeur relative à la solidité de l’immeuble est à la fois d’ordre public
de protection et de direction. Cette disposition a pour objet d’assurer la
qualité et la solidité de l’ouvrage, dans un souci de ne pas compromettre la
sécurité tant du maître de l’ouvrage que du public en général. Par conséquent,
toute renonciation à cette garantie est illégale et sans effet. Il en est de
même pour la règle relative au logement impropre à l’habitation prévue à l’article
1913 C.c.Q. Cette règle est
considérée comme étant d’ordre public de direction, car elle porte non
seulement sur la protection du locataire et de sa famille, mais aussi sur celle
du public. Le tribunal peut, à l’occasion de tout litige relatif au bail,
déclarer d’office qu’un logement est impropre à l’habitation.
[Page 662]
1576. Dans un
autre ordre d’idée, soulignons que la clause qui est nulle ne rend pas le
contrat invalide quant au reste, à moins qu’il n’apparaisse que le contrat
doive être considéré comme un tout indivisible.
A. Sanction de
la violation de l’ordre public en matière d’assurance
1577. En matière d’assurance,
l’article 2414 C.c.Q. rend nulle toute clause qui accorde au preneur, à l’assuré,
à l’adhérent ou au titulaire du contrat moins de droits que les dispositions du
chapitre consacré aux assurances. Il en est de même pour une clause qui
concerne l’intérêt d’assurance ou le droit des tiers lésés en matière d’assurance
responsabilité. Le législateur en matière d’assurances terrestres, cherche donc
à protéger non seulement le preneur, mais aussi les tiers ayant un intérêt dans
le contrat d’assurance. Cette disposition d’ordre public a une portée générale
permettant ainsi au tribunal d’intervenir pour invalider ou déclarer
inopposable toute stipulation pouvant contrevenir à une disposition prévue dans
le chapitre relatif aux assurances et qui accorde moins de droits aux personnes
intéressées par le contrat d’assurance que par la disposition en question
(adhérent, preneur, assuré, bénéficiaire, tiers dans un contrat d’assurance
responsabilité).
1578. Il en est
ainsi lorsqu’une clause prévoit que le contrat entrera en vigueur lors de la
livraison de la police d’assurance-vie; cette clause est illégale et sans effet lorsque la date de la livraison
de la police est postérieure à la mise en vigueur de celle prévue par la loi.
Par contre, les parties peuvent convenir d’une date de prise d’effet antérieure
à la date d’entrée en application prévue par la loi puisque cette clause
favorise l’assuré. Dans le même ordre d’idées, l’article 2441 C.c.Q. rend
inopérante toute clause d’exclusion pour cause de suicide au-delà d’une période
de deux ans d’assurance ininterrompue. Bien que ces dispositions
en matière d’assurance soient d’ordre public, il s’agit d’un
ordre public de protection. Dans ce cas, la nullité d’une clause ne peut être
invoquée que par les personnes protégées par la loi.
1579. La Cour
suprême a confirmé la décision
de la Cour d’appel du Québec ayant condamné une compagnie d’assurance à payer
le
[Page 663]
montant de l’indemnité
d’une assurance-vie au bénéficiaire désigné. Dans cette affaire, l’assureur a
refusé de payer à l’épouse de l’assuré le montant de l’indemnité de l’assurance
vie, car le décès de l’assuré a été causé par un acte criminel qu’il a lui-même
commis. En l’espèce, l’acte criminel commis par l’assuré ne constituait pas un
acte à caractère intentionnel, puisque la preuve n’a permis d’établir aucun
fait pouvant indiquer qu’il recherchait la réalisation du risque et du dommage.
La compagnie d’assurance a même admis que l’assuré, lorsqu’il a commis l’acte
criminel causant sa mort, n’avait pas l’intention de mettre fin à ses jours.
Cependant, la compagnie d’assurance a invoqué le principe d’ordre public selon
lequel « nul ne peut profiter de son propre acte criminel » pour l’opposer
à l’épouse bénéficiaire du contrat d’assurance.
1580. Bien que la
Cour suprême, à l’instar de la Cour d’appel, ait refusé à l’assureur d’opposer
ce principe au bénéficiaire innocent, elle a cependant laissé entendre que l’assureur
aurait pu se libérer de son obligation envers le bénéficiaire si le contrat d’assurance avait contenu une
clause d’exclusion de garantie expresse en cas de décès lors de la perpétration
d’un acte criminel. La Cour suprême est loin d’avoir tranché définitivement,
par son arrêt, la question déjà soulevée par la compagnie d’assurance. En
effet, la réaction prévisible des compagnies d’assurance sera d’introduire dans
leurs contrats de telles clauses expresses d’exclusion de garantie.
1581. La Cour
suprême et la Cour d’appel n’ont évidemment pas traité de la validité d’une
telle clause d’exclusion puisqu’elles n’étaient pas saisies de cette question,
et c’est simplement en obiter qu’elles ont mentionné cette possibilité.
La question restera donc à régler, quand, le cas échéant, un bénéficiaire
contestera la validité d’une telle clause.
1582. Il n’existe
aucune disposition législative traitant de façon spécifique et particulière de
la validité d’une telle clause. Il appartiendra donc aux tribunaux d’évaluer sa
validité à la lumière des principes généraux applicables en matière d’assurance.
Ils peuvent ainsi élaborer les critères de validité de cette clause et établir
des limites et des restrictions à
son application. Une telle clause peut être ainsi déclarée contraire à l’ordre
public. Rappelons que la notion d’ordre public n’est pas uniquement constituée
de dispositions législatives, mais englobe également le concept déjà développé
par les tribunaux et la doctrine. En effet, les tribunaux sont souvent appelés
à se prononcer sur la validité d’un engagement ou d’une clause contractuelle en l’absence d’une disposition
législative. Ils ont le devoir de le sanctionner et de le modeler en appliquant
les principes de droit pertinents, et en tenant compte des valeurs fondamentales.
[Page 664]
1583. Si la loi
permet (art. 2402 C.c.Q.) à l’assureur
d’exclure par une clause expresse, spécifique et précise, le paiement du
montant de l’indemnité de l’assurance en cas d’acte criminel commis par l’assuré,
cette possibilité n’est pas sans restrictions. Une telle clause ne peut être
opposable qu’à l’assuré lui-même, mais elle est inopposable à un tiers ou à un
bénéficiaire innocent. La disposition d’ordre public qui empêche un criminel de
toucher le bénéfice de l’assurance à la suite de son propre crime, ne permet
pas à l’assureur de s’en prévaloir afin d’empêcher un bénéficiaire innocent de
réclamer le montant de l’indemnité en vertu d’un contrat d’assurance.
1584. L’article
2414 C.c.Q. peut rendre nulle toute clause qui accorde au bénéficiaire d’un
contrat d’assurance moins de droits que les dispositions législatives du
chapitre consacré aux assurances. Ainsi, l’article 2441 C.c.Q. rend inopposable
et sans effet, au-delà de deux ans ininterrompus, la clause qui exclut le
paiement de l’indemnité en vertu d’une police d’assurance-vie en cas de suicide
par l’assuré. Cette disposition accorde
une protection au bénéficiaire d’une assurance-vie, en prévoyant le droit à l’indemnité,
même dans un cas de suicide de l’assuré, si le suicide survient après deux d’assurance
ininterrompue. Par l’application de l’article 2414 C.c.Q. et, par analogie, des
dispositions de l’article 2441 C.c.Q., qui sont d’ordre public, la clause
prévoyant expressément que l’assureur n’est pas tenu de verser l’indemnité. Si
l’assuré perd la vie lors de la perpétration d’un acte criminel, peut être
également déclarée inopérante et sans effet à l’égard du bénéficiaire après
deux ans d’assurance-vie ininterrompue.
1585. En dépit du
principe selon lequel l’assureur n’assure jamais la faute intentionnelle de l’assuré,
le législateur a créé plusieurs exceptions qui font échec à son application; les plus pertinentes sont celles qui visent à protéger les tiers ou les
bénéficiaires innocents contre les conséquences de l’activité criminelle de l’assuré,
ou à ne pas permettre à l’assureur d’opposer au bénéficiaire les causes de
nullité ou d’échéance qui sont purement personnelles à l’assuré.
On peut également citer, à titre d’exemple, l’article 2441 C.c.Q. qui limite l’exclusion
de garantie expresse en cas de suicide à une durée de deux ans, alors que l’attentat
commis par l’assuré à sa vie est un acte intentionnel. Il est donc tout à fait
plausible que ces règles s’appliquent lorsque l’assuré commet un acte criminel
sans avoir l’intention de mettre fin à ses jours. S’il est vrai que, dans ce
dernier cas, l’assuré commet un acte criminel sans vouloir
[Page 665]
mettre fin à sa vie
(mais dans un but illégal et illégitime), il est également vrai, au moins du
point de vue moral, que l’assuré qui se suicide commet ainsi un acte criminel,
parce que rien ne l’autorise à s’enlever la vie.
1586. Enfin,
dans certains cas, il est difficile de mettre en évidence l’intérêt visé par la
disposition d’ordre public. Il faut alors trouver quel fondement prime en l’espèce
afin de qualifier le caractère de la nullité qui sanctionne sa violation. En
cas de doute, le législateur a créé une présomption en faveur de la nullité
relative des contrats.
B. Personnes
pouvant invoquer la nullité
1587. La nullité
peut faire l’objet d’une action directe ou être invoquée en défense. Afin de
déterminer les personnes qui peuvent intenter un recours en nullité, il faut,
en premier lieu, se référer au principe général de l’article 85 du
Code de procédure civile, qui exige un
intérêt « suffisant » pour intenter un recours en justice. Il s’agit,
en outre, d’un intérêt pécuniaire, puisqu’un intérêt purement moral ne semble
pas suffire. Par la suite, il faut
établir la nature de la nullité qu’on entend invoquer afin de déterminer, de
façon encore plus précise, qui peut ou non exercer ce recours.
1588. Les
articles 1418 et 1420 C.c.Q. traitent respectivement, et de
façon spécifique, des personnes qui peuvent intenter un recours en nullité
absolue et en nullité relative.
C. La
prescription de l’action en nullité
1589. Selon l’article
2927 C.c.Q.,
la prescription de l’action en nullité court à partir de la connaissance de la
cause de la nullité ou de la cessation de la violence ou de la crainte.
Cependant, afin d’établir le délai précis, il faut se référer à l’article 2925
C.c.Q. qui énonce, entre autres,
[Page 666]
que les actions portant sur un droit personnel ou un
droit réel mobilier se prescrivent par trois ans.
1590. Un auteur
est d’avis que la codification des articles relatifs à la prescription de l’action
en nullité risque de causer un problème d’interprétation lorsqu’elle vise la
nullité d’un contrat portant sur un droit réel immobilier. En effet, selon l’article
2923 C.c.Q., la prescription de l’action
portant sur un bien immobilier étant de dix ans, on peut alors se demander si l’action
en nullité d’un contrat portant sur un bien immobilier sera de dix ans au lieu
de trois ans ou s’il faut plutôt considérer cette action comme une action
personnelle qui se prescrirait alors par trois ans, comme le suggère d’ailleurs
cet auteur. Nous pensons plutôt
qu’en cas de doute sur le délai à appliquer à une telle situation, il faut en
faire bénéficier le demandeur, détenteur du droit à l’action en nullité, et lui
accorder le délai de dix ans (art. 2923 C.c.Q.). Les principes de justice et d’équité nous amènent à opter pour
l’application des dispositions de
l’article 2923 C.c.Q. dans une telle situation en attendant, bien sûr, que le
législateur y apporte les précisions qui s’imposent. Rappelons toutefois que
malgré le court délai de prescription de l’action en nullité, l’exception en
nullité peut toujours être invoquée par la partie défenderesse à l’action.
1591. Par
ailleurs, nous sommes d’avis qu’une distinction s’impose entre la prescription
d’une action en nullité relative et celle d’une action en nullité absolue. En
effet, le caractère absolu d’une nullité rend l’action en nullité
imprescriptible dans ces circonstances. Même si le
principe général est à l’effet que toute action est prescriptible, nous ne
pouvons nous joindre à l’opinion générale lorsqu’il s’agit de nullités absolues.
En effet, dans un premier temps, il est impensable qu’un contrat frappé d’une
nullité absolue en raison de sa contravention à une disposition
d’ordre public politique et social devienne valide à l’expiration
du
[Page 667]
délai de prescription.
Dans un deuxième temps, le contrat, qui ne peut être confirmé par la volonté
expresse des parties contractantes, ne saurait être valide par le simple
écoulement du temps et l’expiration d’un délai quelconque. Enfin, nous voyons
difficilement comment l’action en nullité absolue serait prescriptible et par
conséquent rejetée pour ce motif par le juge, alors que celui-ci a le devoir de
soulever d’office cette nullité sans aucune restriction dans le temps.
1592. La
doctrine moderne estime généralement que le Code civil ne fait plus de
distinction entre la prescription de la demande en nullité absolue et celle de
la demande en nullité relative. Selon elle, le délai de prescription établi par
le Code civil du Québec, et ce, quel que soit le type de nullité
invoqué, est de trois ans. Ainsi, toujours selon la doctrine moderne, la
théorie classique, à savoir que le droit d’invoquer la nullité de l’acte
entaché de nullité absolue est imprescriptible, ne peut être retenue. Bien que
la prescription de l’action en nullité d’un acte violant l’ordre public
politique et moral ne soit pas souhaitable, cette doctrine
soutient que l’on doit admettre la prescription en raison
du fait que la nullité d’un tel acte est prévue par un texte législatif et que
reconnaître la prescription d’un recours en nullité absolue permet d’assurer la
stabilité de la justice. À son avis, la prescription d’un tel recours n’a pas
pour effet de rendre valable un contrat qui ne l’est pas, mais plutôt de prévenir
les actions réelles ou personnelles que le créancier pourrait vouloir intenter
à l’encontre de son cocontractant.
1) Cas d’illustration
1593. En droit
québécois, certains contrats sont interdits expressément par le législateur.
Mentionnons, outre la convention de procréation (art. 541 C.c.Q.), le mariage d’un mineur (art. 373 et 161 C.c.Q.). Bien que ces actes soient entachés de nullité absolue, la loi
ne reconnaît absolument pas leur existence, et ce, contrairement à d’autres
contrats qui sont également entachés de nullité absolue parce qu’ils ne
remplissent pas les conditions requises par la loi pour leur validité (comme le
contrat d’hypothèque immobilier (art. 2693 C.c.Q.), le contrat de mariage (art. 440 C.c.Q.), le contrat de donation (art. 1824 C.c.Q.)). Ces contrats qui sont annulables pour vice de formation sont
reconnus par la loi et leur existence n’est pas interdite ni prohibée. D’où la
distinction entre les actes frappés de nullité absolue parce qu’ils
contreviennent à l’ordre public de direction, mais dont l’existence n’est pas
interdite par la loi, et les actes frappés d’une nullité absolue, dont l’existence
est expressément
[Page 668]
prohibée par la loi.
Dans le premier cas, la prescription du droit d’invoquer la nullité absolue est
concevable pour la stabilité de la justice, alors que, dans le second cas, la
prescription n’est pas nécessairement souhaitable puisque l’intérêt général qui
est le fondement même de l’interdiction de ces actes s’oppose à ce que le droit
d’invoquer la nullité absolue s’éteigne par la prescription.
1594. Ces types de
conventions, dont la loi ne reconnaît pas l’existence d’une manière ou d’une
autre, ne peuvent être confirmés par la volonté des parties et leur nullité ne
peut être couverte par le seul effet de l’écoulement du temps, comme nous l’avons
déjà mentionné. La nullité absolue peut être invoquée en tout temps, par toute
personne ayant un intérêt à le faire et le juge a le devoir de la soulever d’office
sans aucune limite dans le temps.
1595. D’ailleurs,
le législateur a exceptionnellement reconnu dans certains cas précis l’imprescriptibilité
d’une action lorsque l’ordre public politique et moral est en cause. À titre d’exemple,
l’article 380 al. 2 C.c.Q., prévoit que l’action en nullité du mariage est
irrecevable s’il s’est écoulé trois ans depuis la célébration du mariage.
Cependant, lorsque le mariage n’a pas été célébré en respect des prescriptions légales
alors que ces dernières sont d’ordre public, l’action en nullité peut toujours
être intentée, indépendamment du délai écoulé depuis sa célébration.
1596. Il en est
ainsi lorsque le mariage implique un mineur âgé de moins de seize ans. La loi
interdit, sous peine de nullité absolue, le mariage avant l’âge de seize ans.
En effet, l’article 6 de la Loi d’harmonisation no 1 du droit
fédéral avec le droit civil prévoit que « nul
ne peut contracter mariage avant d’avoir atteint l’âge de seize ans ». Il est
tout à fait normal qu’un mariage impliquant un mineur de moins de seize ans
soit toujours annulable, puisqu’il s’agit d’une interdiction totale et absolue.
1597. De même, le
mariage d’une personne déjà mariée sera toujours annulable, quel que soit le nombre
d’années écoulées depuis sa célébration. Rappelons qu’il est d’ordre public qu’une
personne mariée ne peut se remarier tant que son divorce n’a pas fait l’objet d’un
jugement définitif rendu par un tribunal compétent selon les lois canadiennes.
Ce deuxième mariage est non seulement illégal, mais aussi contraire à l’ordre
public politique et moral. Le fait que cette personne se retrouve plus tard
libérée de son premier mariage par un jugement de divorce ne légalise pas pour
autant le deuxième mariage célébré avant le divorce. À cet effet, l’article 7
de la Loi d’harmonisation stipule que « nul ne peut
[Page 669]
contracter un nouveau
mariage avant que tout mariage antérieur ait été dissous par le décès ou le
divorce ou frappé de nullité ».
1598. Une
troisième situation est le mariage entre collatéraux (frères, sœurs, oncles,
nièces, etc.). De même, la Loi sur le mariage (degrés prohibés)
stipule, à son article 2 (2), que le mariage entre personnes ayant des liens de parenté en ligne
directe, par consanguinité ou adoption, en ligne collatérale, par
consanguinité, s’il s’agit de frère et sœur ou de demi-frère et demi-sœur, et
en ligne collatérale, par adoption, s’il s’agit de frère et sœur, est prohibé. Notons que l’écoulement du
temps ne peut le rendre ni légal ni valide. Ce mariage interdit pour cause de
moralité ne sera jamais accepté ou confirmé, quel que soit le délai écoulé
entre sa célébration et la demande en justice invoquant la nullité.
1599. Dans ces
trois exemples, l’action en nullité de mariage ne peut pas être prescrite, car
le mariage, non seulement était et demeure nul, mais n’existe même pas
légalement. Un mariage qui n’existe pas aux yeux de la loi lors de sa
célébration ne pourra jamais exister postérieurement, quelque soit le délai
écoulé. Il s’agit d’une théorie bien connue en droit civil français, à savoir
la théorie de l’inexistence du contrat interdit. C’est cette théorie de l’inexistence
de l’acte de mariage qui constitue le fondement du principe de la
non-prescriptibilité de l’action en nullité.
1600. Dans
toutes ces situations, le mariage n’existe pas, car il n’est pas reconnu par la
loi. L’interdiction d’un mariage sera toujours sanctionnée par la loi et les
tribunaux. Toute personne intéressée peut invoquer l’inexistence légale d’un
mariage interdit, c’est-à-dire sa nullité. Le juge, en tant que gardien de l’ordre
public, peut toujours l’invoquer d’office en l’absence de toute demande par les
personnes impliquées dans un litige qui lui est soumis.
1601. Il faut
toutefois noter que, malgré le caractère absolu de la nullité, l’action en
nullité peut être prescrite dans bien des cas. En effet, le juge doit concilier
deux principes fondamentaux dans le droit québécois, soit celui voulant que
toute action est prescriptible et celui qui a trait à la notion de contrat nul
puisqu’il n’a aucune existence, notion développée en droit français et par
Mignault.
1602. Un dernier
exemple de l’imprescriptibilité d’une action en nullité sera le testament fait
par une personne mineure. Rappelons que l’article 708 C.c.Q. prévoit que le
mineur ne peut tester d’aucune partie de ses biens si ce n’est que des biens de
peu de valeur. Le testament fait
[Page 670]
par une personne alors
qu’elle était mineure sera toujours frappé d’une nullité absolue (art. 161 C.c.Q.), même si la personne devenue plus
tard majeure ne révoque pas son testament. En effet, le défaut de révoquer son
testament après avoir atteint l’âge de la majorité, ne peut jamais être
interprété comme une confirmation ou ratification de ce testament. D’ailleurs,
l’art. 1418 al. 2 C.c.Q. prévoit expressément que le contrat ou
l’acte frappé de nullité absolue n’est pas susceptible de confirmation.
1603. En somme,
nous sommes d’avis que le juge saisi d’une demande en nullité doit, lorsque la
question de prescription est soulevée, faire la distinction entre une
disposition d’ordre public de direction économique et une disposition d’ordre
public politique et moral de direction. C’est seulement dans le cas d’un contrat contrevenant à l’ordre public
de direction économique que l’action en nullité absolue doit être assujettie à
un délai de prescription. Par contre, il doit rejeter tout moyen de défense
fondé sur la prescription lorsque la disposition à laquelle contrevient le contrat
est d’ordre public politique et moral, car la loi ne reconnaît pas l’existence
de ce contrat ni dans le passé ni dans l’avenir et elle l’interdit
expressément.
5. La rétroactivité
d’une disposition d’ordre public
1604. Les
dispositions du Code civil du Québec en matière de nullité sont, en
règle générale, d’application immédiate.
1605. Bien que
le principe général de non-rétroactivité ne reçoive en droit canadien et
québécois aucune consécration dans un texte législatif, les tribunaux l’ont
toujours reconnu et affirmé. Ainsi, la Cour suprême du Canada a décidé que : « Selon le principe
général, les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée
rétroactive, à moins que le texte de la loi ne le décrète expressément ou n’exige
implicitement une telle interprétation ».
1606. Lorsque la
loi est muette sur le principe général de la non-rétroactivité, il y a
possibilité d’interpréter la nouvelle loi ou la nouvelle disposition pour voir
s’il y a lieu de lui attribuer une portée rétroactive.
1607. La
question qui se pose maintenant est de savoir si une disposition
d’ordre public, en cas de silence du législateur sur la
possibilité de l’interpréter rétroactivement, peut s’appliquer à un contrat
conclu
[Page 671]
avant son entrée en
vigueur. Dans l’affirmative, quels sont les critères à retenir pour déterminer
si telle disposition doit avoir un effet rétroactif ? Premièrement, en dehors d’une loi expressément rétroactive, une
nouvelle disposition, même d’ordre public, ne peut, en principe s’appliquer à
un contrat formé avant son entrée en vigueur. Deuxièmement, en suivant le
principe établi par la Cour suprême, même si le texte exige implicitement une
interprétation, en présence d’un texte donnant lieu à plusieurs
interprétations, on doit opter pour celle qui permet à la nouvelle disposition
de prendre seulement effet dans l’avenir. Troisièmement, en dehors d’une
disposition expressément rétroactive, la jurisprudence et la doctrine s’accordent
pour dire qu’une nouvelle disposition ne peut s’appliquer à une situation
survenue avant son entrée en vigueur. Quatrièmement, il y a lieu, lors de la
détermination de la rétroactivité, de distinguer entre une disposition d’ordre
public de direction et celle d’ordre public de protection.
1608. En effet,
certaines dispositions d’ordre public de direction, notamment d’ordre public
politique et moral, peuvent s’appliquer non seulement aux faits accomplis ou
survenus postérieurement à leur entrée en vigueur, mais aussi à la validité du
contrat même.
1609. Quant à la
validité du contrat, la disposition sera mise en pratique si un vide législatif
existait avant son adoption. Au contraire, si le contrat avait valablement été
formé en vertu d’une loi antérieure, il est inconcevable qu’une nouvelle
disposition, même d’ordre public de direction, puisse invalider un contrat
conforme à la loi en vigueur lors de sa formation, à moins d’une stipulation
expresse prévoyant la rétroactivité.
1610. C’est le cas
d’une convention de procréation conclue avant l’adoption et l’entrée en vigueur
de l’article 541 C.c.Q. Rappelons
qu’aucune disposition législative ne traitait de la validité ni des effets d’une
telle convention dans le Code civil du Bas-Canada. Cette convention,
déjà en cours avant l’entrée en vigueur de l’article 541 C.c.Q., sera
sanctionnée par la nullité absolue. Il est impensable qu’un tribunal refuse de
sanctionner la violation de cette convention d’ordre public politique et moral
pour la simple raison que la nouvelle règle d’ordre public établie par l’article
541 C.c.Q. est postérieure à sa
conclusion. Les raisons sérieuses ayant justifié l’adoption de la nouvelle
règle, l’incompatibilité de la convention de procréation avec les objectifs
visés par le législateur, et les préjudices sociaux en résultant doivent amener
le tribunal à conclure à l’application rétroactive de cette règle.
1611. Par contre, s’il
s’agit d’une disposition d’ordre public de protection, la nouvelle règle ne
pourra régir la forme ni la validité du
[Page 672]
contrat déjà en cours.
En effet, lorsque l’ordre public est de protection, une nouvelle disposition ne
peut invalider un contrat déjà conclu avant son entrée en vigueur, sauf si ce
dernier avait pour but d’échapper à l’application future d’une telle
disposition ou de la contourner. Dans ce cas, il faudrait notamment faire la
preuve de la mauvaise foi du ou des contractants.
1612. Une
nouvelle disposition d’ordre public de protection peut cependant invalider une
clause contenue dans un contrat conclu antérieurement à son entrée en vigueur,
lorsque les faits qui donnent lieu à l’application de cette clause se
produisent après la prise d’effet de la nouvelle règle ou lorsque ces faits se
produisent avant, mais que la procédure a été entamée postérieurement à
celle-ci. À titre d’exemple, la règle prévue dans le deuxième alinéa de l’article
1604 C.c.Q. est d’ordre public de protection. Cette règle, de droit nouveau,
invalide une clause résolutoire que les parties auraient pu inclure dans leur
contrat. Ainsi, le créancier ne peut procéder à la résolution ni à la
résiliation du contrat lorsque le défaut du débiteur est de peu d’importance,
il a seulement droit à la réduction de sa propre obligation, et si celle-ci ne
peut avoir lieu, il doit exercer un recours en dommages-intérêts. Le législateur
a voulu protéger les droits du débiteur, surtout lorsqu’il s’agit de contrats d’adhésion
où l’insertion de clauses résolutoires plus ou moins imposées à l’une des
parties est pratique courante. Le législateur cherche par la nouvelle règle à
établir une certaine équité et justice contractuelle. Ces objectifs, qui
constituent le fondement juridique de la nouvelle disposition,
doivent également justifier son application à une
situation juridique survenue alors qu’elle est en vigueur indépendamment de la
date de formation du contrat
contenant la clause résolutoire.
1613. On peut se
demander, lorsque des faits surviennent après l’entrée en vigueur d’une
nouvelle disposition d’ordre public, alors que ces derniers résultent d’un
contrat conclu antérieurement, s’il faut parler de rétroactivité ou tout
simplement d’effet immédiat de la loi. À vrai dire, ce que l’on cherche à ce
moment-là, c’est à appliquer la nouvelle disposition à un droit prévu dans un
contrat antérieur, mais exercé postérieurement à son entrée en vigueur.
1614. En
appliquant la nouvelle disposition d’ordre public, le tribunal
ne cherche pas à s’immiscer dans le passé, puisque les
droits acquis des parties ne seront pas touchés par cette application; au
contraire, elle ne modifie que le droit ou la situation prévue par les parties, mais qui n’est exercé ou réalisé qu’après
l’entrée en vigueur de la nouvelle disposition. En d’autres termes, la nouvelle
règle d’ordre public ne peut régir ou régler que l’exercice futur du droit
prévu dans le passé.
[Page 673]
Cette application ne
peut changer une situation juridique déjà accomplie ou les droits acquis des
parties, à moins d’une stipulation expresse de rétroactivité dans la loi. Ce
principe du respect des droits acquis est souvent confondu avec celui de la
non-rétroactivité.
1615. En somme,
la démarche judiciaire pour décider de l’application d’une nouvelle règle d’ordre
public à un contrat en cours se révèle très difficile et fait appel à une
volonté et à un raisonnement exceptionnel de la part du juge.
6. La renonciation
à une règle d’ordre public
1616. La
renonciation à une règle d’ordre public est une pratique courante dans les
relations contractuelles. En effet, une personne peut renoncer à invoquer un
droit dont elle est la titulaire ou à se prévaloir d’une disposition qui lui
garantit une protection. Pour décider de la validité d’une renonciation, il y a
lieu de déterminer d’abord le type d’ordre public établi par la disposition.
1617. Dans le
cas d’une disposition d’ordre public de direction, la renonciation à l’application
de la règle ou au droit qui y est prévu est nulle et sans aucune valeur
juridique. Une telle renonciation ne produit aucun effet entre les parties, car
il n’est pas dans l’intérêt général que des activités ou des actes contrevenant
à des dispositions d’ordre public soient confirmés d’une façon ou d’une autre
afin de contourner l’application de la loi et de faire échec à l’atteinte des
objectifs recherchés par le législateur.
1618. De plus,
le législateur prévoit expressément que le juge doit soulever d’office la
question de l’ordre public de direction. En effet, le tribunal a non seulement
le pouvoir de soulever d’office la nullité absolue d’un contrat, mais il a le
devoir de le faire lorsque ce contrat contrevient à une disposition d’ordre
public de direction.
1619. Au
contraire, le tribunal ne peut soulever d’office la violation
contractuelle à une disposition d’ordre public de
protection. Dans ce dernier cas, la renonciation à son application est possible
à certaines conditions. À titre d’exemple, le contractant en faveur de qui la
nullité a été établie peut confirmer son contrat, c’est-à-dire renoncer à
invoquer sa nullité. Cependant, une telle renonciation ne peut être valide
lorsqu’une disposition de la loi l’interdit.
[Page 674]
1620. La
confirmation peut être tacite ou expresse à condition
que la volonté de confirmer soit évidente. Rappelons que la confirmation est un
acte juridique unilatéral qui ne nécessite pas le consentement de la partie qui
en bénéficie. Par sa confirmation, le contractant renonce à l’action en nullité
relative qui frappe son contrat. Il s’agit en fait d’un acte par lequel le
contractant fait disparaître le vice du contrat qu’il aurait pu invoquer comme
cause de nullité.
1621. La
confirmation tacite peut résulter, entre autres, de l’exécution volontaire des
obligations de la convention atteinte de nullité par la personne qui aurait pu
invoquer celle-ci. Il en est de même lorsque cette personne fait ou accomplit
des actes qui laissent croire qu’elle n’a pas l’intention de demander la
nullité de son contrat. Ainsi, lorsqu’une partie au contrat reconnaît par un
acte l’existence de sa dette, cela implique une renonciation à invoquer la
nullité du contrat dont la cause est l’erreur. Il y a également renonciation
tacite lorsqu’un locataire signe un bail contenant une clause compromissoire
et, dans sa défense soumise à l’arbitre, n’invoque pas que la clause
compromissoire est contraire à l’ordre public.
1622. Que la
confirmation du contrat soit exprimée par déclaration écrite ou verbale, la
personne en faveur de qui est établie la protection doit auparavant satisfaire, outre la règle exigeant la capacité de
contracter, à deux autres conditions : dans un premier temps, elle doit
connaître l’existence de la cause de nullité, et, dans un second temps, avoir l’intention
certaine et évidente de corriger le défaut.
1623. Aussi, il est
évident que toute renonciation à invoquer la nullité d’un contrat avant ou
pendant sa formation sera nulle et sans effet
puisqu’elle ne peut pas remplir ces deux conditions. En effet, une personne ne
peut renoncer au droit de demander la nullité, car un tel droit ne peut être
acquis que postérieurement à la formation du contrat. En d’autres termes, la
renonciation n’est possible que lorsque le droit est né, et non à l’avance,
dans la mesure où celui qui renonce doit être en mesure de peser le pour et le
contre. La partie la plus faible ne peut faire un choix éclairé entre la
protection que la loi accorde et la contrepartie
[Page 675]
que lui offre son
cocontractant en échange de la renonciation, puisqu’elle est soumise aux
pressions de ce dernier. C’est une fois le contrat conclu que la protection
commence à produire ses effets, et l’intéressé peut en toute liberté et en connaissance
de cause décider d’y renoncer ou de s’en prévaloir.
1624. Ainsi, en
matière de bail résidentiel, les tribunaux ont décidé que la renonciation faite
à l’avance, lors de la formation du bail, au droit au maintien dans les lieux
est inopérante. L’augmentation du prix du loyer consentie par le locataire par
la signature d’un nouveau bail en dehors de la période de reconduction du bail
peut être déclarée nulle. Par contre, elle est valable lorsqu’elle intervient
durant la période de reconduction, car à ce moment, les droits sont acquis et
les parties peuvent en convenir librement.
1625. Également,
l’article 93 de la Loi sur les
normes du travail édicte qu’il
est impossible de déroger aux conditions de travail prévues dans cette loi. L’employeur
peut cependant accorder à son employé des conditions plus avantageuses que les
normes minimales qui y sont prévues. Soulignons
toutefois que seul le salarié peut personnellement renoncer à une condition
imposée par la Loi sur les normes du travail dans la mesure où l’avantage
qui lui sera accordé en contrepartie n’aura pas pour effet de diminuer les
conditions de travail des autres salariés. Outre la Loi sur les normes du
travail, la Loi sur la protection du consommateur prohibe
expressément une telle renonciation. En effet, les articles 261 et 262 de cette loi interdisent au consommateur de renoncer à un droit édicté
par cette loi.