Première
section : Les critères gouvernant l’application du par. 24(2) de la Charte
578. Pour que la preuve contestée soit
écartée en application du par. 24(2) de la Charte, la défense doit démontrer, selon
la balance des probabilités, (1) que la preuve a été obtenue dans des
conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la Charte,
et (2) que son utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de
la justice. La première exigence
est parfois désignée comme la « condition préalable ou préliminaire »
(« threshold requirement »), tandis que la seconde renvoie aux
trois critères de l’arrêt Grant (« evaluative stage »).
(1) La preuve a-t-elle été obtenue
dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la
Charte ?
579. Comme l’exclusion des éléments de
preuve ne s’applique que si le tribunal a conclu que ces derniers ont été
obtenus
[Page 858]
dans des conditions
qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la Charte, c’est de ce
côté que nous allons commencer notre analyse du par. 24(2). Que signifie
l’expression « obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits
ou libertés garantis par la charte » ? Est-ce que tous les éléments
de preuve associés de près ou de loin à la violation alléguée
satisfont au critère, peu importe leur degré de connexité ? Ou,
exige-t-on, au contraire, la présence d’un lien de causalité si strict qu’il
aurait pour effet d’exclure tout ce qui ne découle pas directement de la
violation alléguée ? Et si la réponse se trouvait entre les deux, dans le
rapport qui existe entre la violation des droits de l’accusé et les éléments de
preuve ainsi obtenus ? Discutant de l’admissibilité d’un aveu arraché par
un policier après avoir confronté un suspect avec une déclaration antérieure
qu’il avait donnée à un autre enquêteur à la suite d’une violation de son droit
à l’avocat, le juge Fish, dans R. c. Wittwer, écarte l’exigence
d’un lien de causalité strict entre la violation et la seconde déclaration au
profit d’un lien « temporel, contextuel, causal ou un mélange des trois ».
Sans être « direct », le lien ne
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doit pas être trop « éloigné »
ou « ténu ». Cette exigence s’applique autant au lien temporel, qu’au
lien causal. Au lien temporel,
[Page 860]
tout d’abord,
puisqu’il est évident qu’un aveu arraché après que le suspect fut confronté à
une déclaration incriminante obtenue la veille dans des conditions qui violent
la Charte répond à cette exigence. Sans être contemporaine dans le temps, une
déclaration illégale obtenue il y a quelques mois peut également créer une
incitation immédiate à parler chez le suspect qui est confronté à la
déclaration incriminante. La détermination d’un lien temporel ne se limite donc
pas à compter les jours, les semaines ou les mois qui séparent les deux
événements en question. Suffisante dans la
plupart des cas, l’existence d’un lien
temporel entre la violation et la preuve obtenue n’est pas toujours concluante
en présence d’un lien « éloigné » ou « ténu ».
Dans une décision récente,
[Page 861]
la Cour d’appel du
Québec s’interroge sur la validité d’une perquisition effectuée chez un
trafiquant de drogues après que deux policiers soient entrés dans son
appartement afin de sécuriser les lieux en attendant la délivrance du
télémandat. Comme il n’y avait
pas de situation urgente au sens du par. 11(7) LRCDAS, l’entrée sans mandat
violait les droits à la vie privée du suspect. Cette constatation, précise la
Cour d’appel, ne signifie pas pour autant que le tribunal doive automatiquement
s’interroger sur les critères de l’arrêt Grant. Le Tribunal, en effet,
doit d’abord vérifier si les fruits de la perquisition ont été obtenus dans des
conditions qui portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Charte.
Après avoir rappelé la nécessité d’un lien étroit, d’une connexité suffisante
entre la violation et la preuve découverte, la Cour souligne que
l’existence d’un tel lien ne se limite pas à « constater la proximité dans
le temps de deux incursions dans un même lieu ».
Le Tribunal doit tenir compte « de ce qui s’est passé » durant les 90
minutes qui ont séparé les deux interventions. Comme le policier est entré dans
le logement de l’appelant pour s’assurer que personne ne s’y trouvait, qu’il
est demeuré deux à trois minutes sans fouiller les lieux, qu’il est sorti par
la suite en fermant la porte derrière lui et qu’aucune des observations faites
dans le but de sécuriser les lieux n’a été utilisée afin d’obtenir le
télémandat, le Tribunal conclut qu’il s’agissait plutôt « de deux
événements distincts qui n’ont en commun que leur proximité dans le temps et la
nature de l’incursion dans la vie privée de l’appelant qui permettent tout au
plus d’y voir un lien très ténu entre eux. Il appert, en effet, que la
violation des droits constitutionnels de l’appelant a pris fin dès la sortie du
policier Fortier du logement et est sans effet sur les événements subséquents,
lesquels aboutissent à l’obtention de la preuve ».
[Page 862]
Encore une fois, « un
lien “éloigné” ou “ténu” ne sera pas suffisant ».
La preuve doit démontrer un lien suffisamment « étroit » entre la
violation et les éléments de preuve contestés pour conclure qu’ils ont été
obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés
garantis par la Charte.
580. La question de savoir si la preuve a
été obtenue dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés
garantis par la Charte, se pose fréquemment lorsqu’une personne est arrêtée
pour une infraction relative aux stupéfiants et que son accès à un avocat est
injustement retardé par les policiers afin de ne pas compromettre l’obtention
ou l’exécution d’un mandat de perquisition à son domicile. Bien qu’il n’existe
pas de lien de causalité entre la découverte de la drogue et la violation de
l’al. 10b), la présence d’un lien temporel étroit peut être suffisante
pour remplir la première condition. Les
tribunaux, précise le juge Fish dans R. c. Wittwer, doivent
privilégier « une approche généreuse et fondée sur l’objet visé [par le
par. 24(2)] ». Cette approche
permet de sanctionner la découverte de la preuve qui se produit non seulement
après la violation du droit, mais également avant sa constatation. C’est du
moins ce que soutient la Cour d’appel de l’Ontario, sous la plume du juge
Laskin, dans R. c. Pino. À
la suite d’une enquête concernant la production de cannabis, des policiers ont
obtenu un mandat de perquisition pour fouiller deux résidences. Une opération
de surveillance ayant été mise en place avant l’exécution des mandats, les
policiers ont aperçu l’accusée sortir de l’une des maisons avec une boite
qu’elle déposa dans le coffre
[Page 863]
arrière de sa
voiture. L’appelante ayant pris un homme à bord, les policiers procédèrent à
son arrestation, puis fouillèrent la valise du véhicule pour y saisir la boite
qui contenait 50 plants de marijuana. Après avoir été informée de son droit à
l’avocat d’une manière plutôt inadéquate, l’accusée fut transportée au poste de
police où elle fut détenue pendant 5 heures et demie afin de ne pas
compromettre l’exécution du mandat. En plus des deux violations de l’al. 10b),
l’arrestation et la fouille subséquente de Madame Pino ont été effectuées d’une
manière déraisonnable par un policier cagoulé qui pointa son arme en sa
direction. À la suite d’une analyse fouillée de la jurisprudence, la Cour
d’appel proposa une liste de facteurs pouvant guider les tribunaux au moment de
déterminer si la preuve a été obtenue dans des conditions qui portent atteinte
aux droits ou libertés garantis par la Charte. En effet :
« – the approach should be generous,
consistent with the purpose of s. 24(2);
– the court should consider the entire
“chain of events” between the accused and the police;
– the requirement may be met where the
evidence and the Charter breach are part of the same transaction or
course of conduct;
– the connection between the evidence and
the breach may be causal, temporal or contextual, or any combination of these
three connections;
– but the connection cannot be either too
tenuous or too remote. »
581. Ces facteurs, une fois considérés,
amènent la Cour à conclure que les deux violations de l’al. 10b)
jumelées à celle de l’art. 8 remplissent la condition liminaire du par. 24(2)
de la Charte. En effet, la saisie des plants de marijuana et les trois
violations en question font partie de la même opération, à savoir l’arrestation
de l’accusée. Toujours selon la Cour, le lien entre la preuve et les violations
alléguées est à la fois temporel et contextuel et ni l’un ni
l’autre n’est trop « éloigné » ou « ténu ». Temporel, tout
d’abord,
[Page 864]
puisque les trois
violations sont rapprochées dans le temps et font partie du même continuum se
rapportant à l’arrestation de l’accusée. Contextuel, ensuite, car les deux
violations de l’al. 10b) et celle de l’art. 8 découlent de l’arrestation
et font partie de l’ensemble des circonstances entourant l’intervention
policière.
582. Cette décision doit être distinguée de
celle rendue par la même Cour dans R. c. Do.
À la suite de l’exécution d’un mandat de perquisition dans une maison, des
policiers ont trouvé
[Page 865]
une quantité
importante de cannabis et des éléments de preuve reliant l’appelante à la
propriété. L’accusée ayant été arrêtée par les policiers à son arrivée à la
résidence en question plusieurs heures après l’exécution du mandat de
perquisition, une fouille incidente à son arrestation a permis de récupérer la
clé de la résidence. L’accusée ayant exprimé son intention d’exercer son droit
à l’assistance d’un avocat, les policiers lui ont demandé de demeurer sur place
afin de leur permettre de compléter leur travail, puis l’ont transportée au
poste de police où elle a dû attendre encore quelques heures avant de parler à
son avocat. La poursuite ayant reconnu la violation de l’al. 10b) de la
Charte, la Cour devait déterminer si la preuve obtenue à la suite de la
perquisition et la clé trouvée dans le cadre de la fouille accessoire à
l’arrestation étaient admissibles. D’après la Cour d’appel, la saisie de la drogue
et des autres éléments de preuve obtenus à la suite de l’exécution du mandat de
perquisition était pratiquement terminée au moment de l’arrivée de l’accusée et
de son arrestation. S’agissant de deux événements distincts qui ne font pas
partie de la même opération, il n’y avait pas de lien temporel, causal ou
contextuel entre l’obtention de la preuve et la violation subséquente du droit
à l’avocat. En ce qui concerne la
découverte de la clé suite à la fouille accessoire à l’arrestation, celle-ci
possède un lien temporel suffisamment étroit avec la violation de l’al. 10b)
pour engager l’analyse des trois critères de l’arrêt Grant.
[Page 866]
(2) Est-ce que l’utilisation de la
preuve ainsi obtenue est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ?
583. Pour déterminer si l’utilisation d’un
élément de preuve obtenu en violation d’un droit prévu dans la Charte est
susceptible de déconsidérer l’administration de la justice, le tribunal doit
mesurer l’impact que peut avoir son utilisation « sur la confiance de la
société envers le système de justice » en tenant compte des trois
questions suivantes : « (1) la gravité de la conduite attentatoire de
l’État, (2) l’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par
la Charte et (3) l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond ».
Regardons brièvement en quoi consistent ces trois questions.
1. La gravité de la conduite
attentatoire de l’État
584. Le premier critère se rapporte à la
gravité de la conduite attentatoire de l’État. En effet, le tribunal doit
veiller au respect de la primauté du droit et une conduite qui constitue une
violation grave ou délibérée des droits fondamentaux de l’accusé ne serait être
tolérée sans miner la confiance du public envers l’administration de la justice.
Plus les gestes reprochés aux policiers sont graves, plus les tribunaux doivent
s’en dissocier. Pour déterminer la
gravité de la conduite attentatoire de l’État, l’ancienne juge
[Page 867]
en chef McLachlin et
la juge Charron proposent une classification de la conduite reprochée en
fonction de sa nature et de son impact sur la confiance du public à l’égard de
l’administration de la justice :
« À une extrémité de l’éventail des
possibilités, l’utilisation d’éléments de preuve obtenus par suite de
violations mineures ou commises par inadvertance peut ébranler minimalement la
confiance du public à l’égard de la primauté du droit. Par ailleurs, à l’autre
extrémité, celle d’éléments de preuve obtenus au mépris délibéré des droits
garantis par la Charte ou en ne s’en souciant pas aura nécessairement une
incidence néfaste sur cette confiance et risquera de déconsidérer
l’administration de la justice. »
585. À l’extrémité inférieure de l’échelle
de gravité, se trouvent les
violations mineures, techniques ou commises par
[Page 868]
inadvertance. Sur ce point, citons l’arrêt R. c. Nolet
dans lequel la Cour suprême confirma l’admissibilité des éléments de preuve
découverts à la suite d’une fouille à des fins d’inventaire de la cabine d’un
semi-remorque qui avait été saisi quelques heures plus tôt dans le cadre d’une
arrestation pour possession de produits de la criminalité. D’après le juge
Binnie, qui rédigea le jugement au nom de la Cour, les documents
supplémentaires relativement au transport routier et les « autocollants »
s’y rapportant doivent être admis en vertu du par. 24(2). En effet, « [l]a
fouille ultérieure à des fins d’inventaire, effectuée pour des raisons
administratives, d’un camion saisi qui avait déjà fait l’objet d’une fouille
(moins méticuleuse toutefois) devrait être considérée comme une violation technique
ayant une incidence minime sur les intérêts des appelants protégés par la
Charte ». S’agissant
d’une violation mineure, technique ou commise par inadvertance, celle-ci
a moins d’impact sur la primauté du droit et la considération dont jouit
l’administration de la justice qu’une violation délibérée, flagrante ou manifeste
des droits en question.
586. Aux violations mineures, techniques ou
commises par inadvertance s’ajoutent les erreurs compréhensibles ou
commises de bonne foi et sans négligence de la part des policiers. C’est
du moins ce qu’indique la Cour suprême dans R. c. Grant.
Après avoir attiré l’attention de policiers qui patrouillaient près d’une
école où l’on avait rapporté une série d’infractions, l’accusé fut interpellé
par un agent de police en uniforme. Comme le suspect semblait nerveux et
continuait à regarder autour de lui, deux policiers habillés en civil se sont
approchés d’eux, ont montré leur insigne, puis se sont placés derrière l’agent
Gomes, bloquant ainsi le chemin au suspect. Très rapidement les questions
d’ordre général ont fait place à un interrogatoire plus ciblé. À la question :
« Avez-vous quelque chose sur vous que vous ne devriez pas avoir ? »,
le suspect a répondu qu’il avait un petit sac de pot. Le
[Page 869]
policier ayant
demandé des précisions supplémentaires, le suspect admit également la
possession d’une arme à feu. D’où les accusations portées contre lui. D’après
la Cour suprême, l’accusé était en détention au moment de ses déclarations.
Comme les policiers n’avaient pas de motifs raisonnables de soupçonner que
l’individu était impliqué dans la commission d’un crime et qu’il était
nécessaire de le détenir, sa détention reposait uniquement sur de simples
soupçons et devenait, par conséquent, abusive au sens de l’article 9 de la
Charte. Ne sachant pas que le suspect était en détention, les policiers ont
également omis d’informer l’individu des motifs de sa détention et de son droit
d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat. Discutant de la gravité
de la violation des droits du suspect à la lumière des critères prévus au par.
24(2) de la Charte, la Cour souligna les difficultés entourant la détermination
du moment précis où le contact initial, permis dans le cadre des fonctions
d’assistance et de maintien de l’ordre, s’était transformé en détention,
illégale en l’absence de soupçons raisonnables. Ainsi, bien que « les
policiers ont commis une erreur en détenant l’appelant au moment où ils l’ont
fait, [...] l’erreur est compréhensible. Ils ont également commis une
erreur en n’informant pas l’appelant de son droit d’avoir recours à
l’assistance d’un avocat, mais puisqu’ils croyaient à tort que ce dernier
n’était pas en détention, cette erreur est, elle aussi, compréhensible ».
La Cour suprême ayant profité de l’occasion pour préciser davantage la notion
de détention, on peut s’attendre à ce que les tribunaux se montrent plus
sévères dans l’avenir à l’égard de cas similaires.
Quant à
[Page 870]
l’incertitude
entourant certaines questions juridiques, « les policiers ne peuvent
prendre le moyen le moins compliqué lorsque le droit comporte une zone grise.
En général, lorsqu’ils sont vraiment incertains, les policiers devraient
redoubler de prudence en optant pour une ligne de conduite qui est plus
respectueuse des droits [de] l’accusé ».
L’absence de mauvaise foi, précise la Cour suprême dans R. c. Le,
ne permet pas d’établir automatiquement la bonne foi des policiers.
Pour conclure à la violation commise de bonne foi, le ministère public doit
prouver « que les policiers “se sont conduits d’une manière [...]
compatible avec ce qu’ils [croyaient] subjectivement, raisonnablement et non
négligemment être la loi” (R. c. Washington, 2007 BCCA 540,
248 B.C.A.C. 65, par. 78) ». L’erreur
sincère et de bonne foi est donc pardonnable lorsqu’elle
[Page 871]
est raisonnable.
Il ne faut pas « confondre » ici la bonne foi avec la négligence ou
l’aveuglement volontaire du policier.
Avec la négligence, tout d’abord, puisqu’un agent ne peut pénétrer sans
mandat sur le terrain d’un suspect afin d’enquêter ou de valider ses soupçons.
La demeure d’un individu faisant l’objet d’une protection accrue en matière de
respect de la vie privée, « ou bien les policiers savaient que
c’était une intrusion, ou bien ils auraient dû le savoir. Dans l’un ou
l’autre cas, on ne peut pas dire qu’ils ont agi “de bonne foi”, au sens où on
l’entend dans la jurisprudence fondée sur le par. 24(2) ».
Au même effet, citons le cas des
[Page 872]
policiers qui ont
demandé l’émission d’un mandat de perquisition sans rencontrer les exigences
minimales à sa délivrance ou respecter les conditions essentielles à sa validité.
D’après l’ancien juge en chef Dickson, dans R. c. Genest, « les
vices que comportait le mandat de perquisition étaient graves et les policiers auraient
dû les remarquer. Je ne crois pas que l’intimée puisse prétendre que
l’erreur résultait d’une inadvertance de la part de la police. [...] Ces vices
ne suffisent peut-être pas pour justifier l’exclusion de la preuve, mais ils
laissent supposer un comportement inconsidéré de la part des policiers ».
Comme l’indiquent les arrêts Kokesch
[Page 873]
et Genest, l’ignorance
de celui qui peut et doit savoir neutralise l’argument « de
bonne foi » des policiers et accentue la gravité de la violation alléguée.
Cette règle n’est pas nouvelle. Déjà, au XIIIe siècle, saint Thomas
d’Aquin avait formulé le principe. En effet, « l’ignorance des choses que
l’on est tenu de savoir peut être reprochée à l’agent dans le cas où celui-ci
ne prend pas garde actuellement à ce qu’il peut et doit considérer; dans ce
cas, l’ignorance des choses que chacun est tenu de connaître est dite
volontaire comme provenant de la négligence ».
La diligence, précisent les tribunaux, impose au policier « de chercher
activement à connaître les obligations qui lui sont imposées »
par la loi et la jurisprudence. Sans exiger une interprétation parfaite des
questions juridiques encore débattues, les policiers ne peuvent ignorer les
principes proclamés à plusieurs reprises par les tribunaux
[Page 874]
canadiens.
En effet, l’agent qui a des doutes et qui ne pousse pas plus loin son analyse
agit de façon volontaire. Dans ce cas, il est impératif, écrivent l’ancienne
juge en chef McLachlin et la juge Charron dans l’arrêt Grant, « de
ne pas récompenser ou encourager l’ignorance des règles établies par la Charte
et de ne pas assimiler la négligence ou l’aveuglement volontaire à la bonne foi ».
C’est
[Page 875]
d’ailleurs ce que
souligne la juge Arbour, dans R. c. Buhay,
en confirmant la décision du juge du procès d’exclure la preuve d’un sac
contenant de la marijuana, saisi sans mandat dans un casier loué par l’accusé
dans une gare routière de Winnipeg. Comme le premier policier n’a jamais pensé
à obtenir un mandat et que le second y avait songé mais avait conclu que
l’accusé n’avait pas d’attente raisonnable de vie privée relativement au casier
loué ou que, s’il en avait une, il n’avait pas les motifs suffisants pour
obtenir un mandat, la Cour souligne, d’une part, la désinvolture du premier
agent et, d’autre part, le mépris flagrant du second policier pour les droits
fondamentaux de l’accusé. Comme l’indique la
juge Arbour, en citant les auteurs Sopinka, Lederman et Bryant : « [Traduction] la bonne foi ne peut être
invoquée lorsqu’une atteinte à la Charte découle d’une erreur déraisonnable d’un
agent de police ou de la méconnaissance de l’étendue de son pouvoir. Puisque le
casier avait été loué pour un usage privé et était verrouillé, et vu
l’interprétation libérale par la Cour du droit à la vie privée, je ne pense pas
que la perception de l’agent selon laquelle l’appelant avait “renoncé” au
respect de sa vie privée était de quelque façon raisonnable ».
Sans être délibérée, l’erreur déraisonnable doit être imputée à son
auteur comme provenant de
[Page 876]
sa mauvaise
interprétation du droit ou de la situation. C’est
l’erreur qu’un policier raisonnable, placé dans la même situation, n’aurait pas
commise. Sans nécessairement
engager la mauvaise foi des policiers, l’erreur déraisonnable peut constituer
une « grave inconduite » de leur part. Il en va ainsi lorsque, par
exemple, des agents entrent sans mandat, sans consentement et sans s’annoncer,
dans la cour arrière d’une propriété privée pour enquêter sur des personnes qui
ne faisaient rien de mal et qui étaient juste en train de discuter.
587. Si l’absence de mauvaise foi ne permet
pas d’établir automatiquement la bonne foi des policiers,
on peut dire également que l’erreur déraisonnable n’équivaut pas toujours à de
la
[Page 877]
mauvaise foi.
C’est l’exemple des policiers qui croient erronément, mais sincèrement, avoir
suffisamment de motifs pour procéder à l’arrestation d’un suspect. Comme l’indique le juge Doherty dans R. c. Kitaitchik :
« Police conduct can run the gamut from blameless conduct, through
negligent conduct, to conduct demonstrating a blatant disregard for Charter rights
.... What is important is the proper placement of the police conduct along that
fault line, not the legal label attached to the conduct ». Nous sommes tout à fait d’accord avec cette affirmation. La
négligence peut, selon les circonstances, être simple, marquée ou grossière.
Les policiers qui croient sincèrement mais erronément avoir des motifs
suffisants pour procéder à une arrestation, alors qu’ils n’ont en fait que des
soupçons raisonnables, ne font pas preuve d’un mépris flagrant à l’égard des
droits de l’individu. La distinction entre des soupçons raisonnables et des
motifs raisonnables de croire étant parfois difficile à établir, les erreurs
sont toujours possibles. Sans être irréprochable, l’erreur qui découle d’une
mauvaise évaluation de la preuve, et donc d’une simple négligence, n’équivaut
pas nécessairement à une « violation délibérée » ou à un « mépris
flagrant » des droits de l’accusé. En effet, « negligent police conduct itself may fall on a
spectrum. Clear violations of well-established rules governing state conduct
may exist at one end of a negligence spectrum, while less clear violations of
less clear rules may be at the other ». Les éléments de preuve se situant,
en l’espèce, à la couture des motifs raisonnables et probables de croire, la
conduite
[Page 878]
des policiers ne
correspondait pas à une « violation délibérée, volontaire ou flagrante »
de la Charte. Cette conclusion, de toute évidence, serait différente si les
policiers avaient agi précipitamment sur la base de simples soupçons concernant
l’implication possible du suspect dans le trafic de drogues. En l’absence d’une
enquête sérieuse visant à confirmer les informations obtenues, la décision des
policiers de procéder à l’arrestation du suspect sur la base de renseignements
non corroborés constitue une inconduite sérieuse de la part des agents de
police.
588. À l’extrémité supérieure de l’échelle
de gravité de la conduite des policiers se trouvent les « violations
délibérées, volontaires ou flagrantes » de
la Charte. Une violation délibérée est celle qui est « commise dans
le but de contrevenir à la Charte ». C’est
l’exemple des policiers qui, malgré le refus clairement exprimé de la part de
l’accusé, ont procédé, après avoir menacé le suspect de recourir à la force, à
des prélèvements de cheveux et de poils pubiens ainsi qu’à la prise
d’empreintes dentaires. Une fois les prélèvements effectués, le suspect, qui
était adolescent, fut interrogé pendant plus d’une heure en l’absence de son
avocat. D’après le juge Cory, les policiers ont fait preuve d’un « mépris
flagrant » à l’égard des droits fondamentaux de l’accusé et de la volonté
du suspect. S’agissant d’une
violation délibérée et
[Page 879]
volontaire de ses droits protégés par la Charte, les échantillons de cheveux et
de poils, les empreintes dentaires et les prélèvements faits dans la bouche du
suspect furent écartés conformément au par. 24 (2) de la Charte. Sera également
fortement réprimé par les tribunaux, « le mépris flagrant et systématique »
des garanties constitutionnelles de l’accusé. On n’a qu’à penser aux policiers
qui se rendent chez la conjointe d’un individu décédé à la suite d’une blessure
à la tête. Les policiers s’étant présentés à la résidence de la suspecte dans
le but d’enquêter sur l’homicide de son mari, les agents ont (1) fouillé
l’intérieur et l’extérieur de la maison sans consentement ni mandat préalable,
(2) interrogé la suspecte sans l’informer de la blessure par balle à la tête de
son mari, (3) procédé à sa détention sans l’aviser des motifs à son appui ni de
son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat, (4) fourni des
déclarations incomplètes, voire trompeuses, dans le but d’obtenir un mandat
général et de perquisition, (5) dénigré le rôle de l’avocat et (6) donné des
conseils inappropriés quant à l’opportunité de parler ou non aux policiers.
Comme les exigences reconnues par les tribunaux en semblable matière sont
claires et sans équivoques, « le mépris flagrant et systématique des
droits constitutionnels de Mme Côté n’exige rien de moins que l’exclusion de
l’ensemble de la preuve ». Sans prétendre
à un acte délibéré, l’atteinte à un droit garanti par la Charte qui résulte
d’un « abus systématique ou institutionnel » constitue une conduite
blâmable qui doit également être fortement dénoncée.
[Page 880]
2. L’incidence de la violation sur
les droits de l’accusé garantis par la Charte
589. En plus de déterminer la gravité de la
conduite attentatoire de l’État, le tribunal doit évaluer l’incidence de la
violation sur les droits en question. En effet, plus l’incidence de la
violation sur les droits garantis par la Charte est grande, plus l’admission de
la preuve ainsi obtenue risque de donner l’impression que ces droits ne sont
pas importants. On n’a qu’à penser au policier qui obtient une déclaration
incriminante sans avoir informé le suspect de son droit à l’assistance d’un
avocat. Les conséquences de l’omission étant importantes sur la décision de
l’accusé de parler ou non aux policiers, son admission risque fortement de
déconsidérer l’administration de la justice.
Malgré l’importance du droit à l’avocat, l’incidence de la violation peut être
plus faible lorsque l’inconduite policière n’a pas eu d’impact significatif sur
le choix de l’accusé de parler aux policiers.
C’est l’exemple du trafiquant de drogues qui a fait une déclaration spontanée
après avoir été informé à trois
[Page 881]
reprises de ses
droits de garder le silence et d’avoir recours à l’assistance d’un avocat. La
déclaration incriminante ayant précédé les questions subséquentes et le délai
de 52 minutes avant d’avoir accès à un téléphone, il est évident, poursuit la
Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. Miller, que l’appelant
aurait fait sa déclaration nonobstant toutes les violations subséquentes.
En ce qui concerne les policiers qui pénètrent dans la demeure d’un suspect
sans obtenir de consentement ni d’autorisation judiciaire préalable, l’attente
de vie privée étant particulièrement élevée à l’égard du domicile, l’impact de
cette violation sur les droits de l’accusé peut s’avérer « profondément
attentatoire ». Envisagée sous
l’angle du droit à la vie privée, il est évident que la fouille ou la saisie
abusive qui se produit dans des circonstances où l’attente raisonnable de vie
privée est très élevée s’avère plus préjudiciable que celle ayant lieu dans un
contexte où l’attente est moins grande ou
[Page 882]
diminuée.
Si la première violation milite en faveur de l’exclusion de la preuve, la
seconde risque moins de miner la confiance du public envers la primauté du
droit et l’administration de la justice. L’incidence de la violation sur les
droits de l’accusé garantis par la Charte peut donc être « fortement
attentatoire », « grave sans être des plus extrêmes »,
« minime », « anodine »,
« passagère ou d’ordre simplement formel ».
Sans entraîner des conséquences irrémédiables pour l’accusé, une violation
moins importante peut tout de même s’avérer suffisante pour militer en faveur
de l’exclusion de la preuve. Cela est
particulièrement
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vrai lorsque
l’ampleur des conséquences sur la reconnaissance des « intérêts protégés
par le droit transgressé » s’avère plus
importante que les effets ressentis par l’accusé. Enfin, mentionnons que
l’accumulation des violations aux droits protégés par la Charte augmentera
l’effet de la violation.
3. L’intérêt de la société à ce que
l’affaire soit jugée au fond
590. Le troisième critère se rapporte à
l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond. Cette question
vise à déterminer si la recherche de la vérité est « mieux servie par
l’utilisation ou l’exclusion » des éléments de preuve obtenus en
contravention des droits fondamentaux de l’accusé. En effet, la société, écrit
le juge Cory dans R. c. Askov, « a intérêt à s’assurer que
ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la
loi ». Dans la
poursuite de cet objectif, le tribunal doit considérer non seulement les
conséquences négatives que peut avoir l’utilisation d’éléments de preuve
obtenus illégalement sur la considération dont jouit l’administration de la
justice, mais également celles que pourrait avoir son exclusion. La fiabilité
de la preuve et son importance pour la poursuite sont des considérations
pertinentes
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aux fins de
l’analyse. La fiabilité, tout
d’abord, puisqu’une preuve obtenue dans des conditions qui permettent de douter
de sa véracité nuit au droit de l’accusé à la tenue d’un procès juste et
équitable et à l’intérêt du public à ce que la vérité soit connue. L’exemple de
l’accusé qui confesse la commission d’un crime après avoir été soumis à un
interrogatoire abusif et trompeur, illustre bien cette situation. L’accusé
ayant admis le crime pour
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échapper à son
mauvais traitement, la déclaration obtenue ne résulte pas de sa volonté de
parler ou de confesser son crime, mais plutôt, de mettre fin à
l’interrogatoire. D’où son absence de fiabilité. Quant à la preuve dont la
fiabilité ne peut être contestée, son exclusion va à l’encontre de la recherche
de la vérité et risque de miner la confiance du public à l’égard de
l’administration de la justice. L’importance des éléments de preuve pour la
poursuite est un second facteur à considérer dans l’analyse de l’intérêt de la
société à ce que l’affaire soit jugée au fond. En effet, l’inadmissibilité
d’éléments de preuve d’une grande fiabilité peut entraver la recherche de
vérité si leur exclusion mène au rejet de la poursuite. « Plus
l’infraction est grave, plus l’exclusion de la preuve est susceptible de
déconsidérer l’administration de la justice, surtout lorsque la preuve est
essentielle à une déclaration de culpabilité. »
Ce principe, une fois compris, ne signifie pas qu’une personne accusée d’une
infraction grave doive être condamnée sur la base d’une preuve dont la
fiabilité est douteuse. « La société a certes grandement intérêt à ce
qu’une affaire de crime grave soit jugée au fond, mais elle a un intérêt tout
aussi important à ce que le système de justice demeure à l’abri de tout
reproche, particulièrement lorsque l’accusé encourt de lourdes conséquences
pénales. » Il en va ainsi
lorsque la preuve est fiable, mais
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recueillie à la
suite d’une violation extrêmement grave des droits fondamentaux de l’accusé. En
somme, « bien qu’elle puisse découler de l’exclusion d’éléments de preuve
pertinents et fiables (Grant, par. 81), la déconsidération pourrait
aussi résulter de l’utilisation d’éléments de preuve qui privent l’accusé d’un
procès équitable ou qui équivalent à « l’absolution judiciaire d’une
conduite inacceptable de la part des organismes enquêteurs ou de la poursuite »
(Collins, p. 281) ». Cela est
particulièrement évident lorsque l’obtention de la preuve résulte de la
violation de plusieurs droits constitutionnels de l’accusé.
591. Après avoir soigneusement soupesé la
preuve relativement à chaque question, le tribunal doit déterminer si
l’utilisation des éléments de preuve contestés serait susceptible de
déconsidérer l’administration de la justice. Aucune question n’est déterminante
à elle seule. L’approche est holistique et prospective. Elle
appréhende son objet comme un tout et doit tenir compte de la considération
dont jouit à long terme l’administration de la justice. Évidemment, la justice
doit se prémunir contre les « violations délibérées, volontaires ou
flagrantes » de la Charte.
Même si la preuve est fiable et que l’infraction est grave, la recherche de la
vérité doit céder le pas devant les dangers qui guettent à long
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terme la
considération dont jouit l’administration de la justice. « La fin ne justifie
pas les moyens », écrit la juge Cronk dans R. c. Harrisson.
On ne peut tolérer l’intolérable au nom d’un pragmatisme juridique qui a trop
souvent démontré ses limites.