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Table des matières
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Article 11
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Charte canadienne des droits et libertés (partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11)
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GARANTIES JURIDIQUES
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Article 11
Affaires criminelles et pénalesTout inculpé a le droit : a) d’être informé sans délai anormal de l’infraction précise qu’on lui reproche; b) d’être jugé dans un délai raisonnable; c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche; d) d’être présumé innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l’issue d’un procès public et équitable; e) de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable; f) sauf s’il s’agit d’une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d’un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l’infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave; g) de ne pas être déclaré coupable en raison d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une infraction d’après le droit interne du Canada ou le droit international et n’avait pas de caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations; h) d’une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d’autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni; i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence.
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Section 11
Proceedings in criminal and penal mattersAny person charged with an offence has the right (a) to be informed without unreasonable delay of the specific offence; (b) to be tried within a reasonable time; (c) not to be compelled to be a witness in proceedings against that person in respect of the offence; (d) to be presumed innocent until proven guilty according to law in a fair and public hearing by an independent and impartial tribunal; (e) not to be denied reasonable bail without just cause; (f) except in the case of an offence under military law tried before a military tribunal, to the benefit of trial by jury where the maximum punishment for the offence is imprisonment for five years or a more severe punishment; (g) not to be found guilty on account of any act or omission unless, at the time of the act or omission, it constituted an offence under Canadian or international law or was criminal according to the general principles of law recognized by the community of nations; (h) if finally acquitted of the offence, not to be tried for it again and, if finally found guilty and punished for the offence, not to be tried or punished for it again; and (i) if found guilty of the offence and if the punishment for the offence has been varied between the time of commission and the time of sentencing, to the benefit of the lesser punishment.
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Annotations
Alter Ego : Chartes des droits de la personnee (2022) par Henri Brun, Pierre Brun et Fannie LafontaineExtraits de : Henri Brun, Pierre Brun et Fannie Lafontaine, Chartes des droits de la personne : Législation, jurisprudence et doctrine, Collection Alter Ego, 35e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2022 ( version intégrale dans eDOCTRINE). L'authentification est requise pour accéder à ce contenu Traité de droit criminel. Tome IV, Les garanties juridiques (2021) par Hugues ParentExtraits de : Parent, Hugues, Traité de droit criminel. Tome IV, Les garanties juridiques, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2021 ( version intégrale dans eDOCTRINE).
Chapitre cinquième - L’article 11
475. S’adressant à des « atteintes
spécifiques au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes »,
les garanties prévues à l’article 11 constituent « des éléments essentiels
d’un système d’administration de la justice fondé sur la foi en la dignité et
la valeur de la personne humaine et en la primauté du droit ».
De la présomption d’innocence au droit d’être jugé dans un délai raisonnable,
en passant par le droit de ne pas être déclaré coupable en raison d’une action
ou d’une omission qui ne constituait pas une infraction au moment de sa
commission, l’article 11 de la Charte protège l’accusé contre des atteintes à
ses droits fondamentaux et rétablit sensiblement l’équilibre entre les intérêts
de l’État et ceux de l’accusé.
476. Sans prétendre à l’exhaustivité, ce
chapitre propose une analyse des plus importantes garanties ou protections
offertes par l’article 11. Si la présomption d’innocence trône au sommet des
droits conférés par la Charte (al. 11d)), le droit de ne pas être
déclaré coupable en raison d’une action ou d’une omission qui ne constituait
pas une infraction au moment de sa commission (11g)), et de bénéficier
de la peine la plus douce (11i)) assure la primauté du droit en
régissant l’application des lois criminelles dans le temps. Quant au droit
d’être jugé dans un délai raisonnable, nul besoin de rappeler son importance
compte tenu de son actualité et de la controverse qui entoure son application
(11b)).
[Page 726]
Première
section : La présomption d’innocence (al. 11d) de la Charte)
477. Reconnue par la common law,
garantie par la Charte, la présomption d’innocence est le « fil d’or »
de la procédure criminelle, le principe qui surplombe son application au point
de vue éthique et spirituel. Aux termes de ce principe fondamental : une
personne accusée d’une infraction est présumée innocente tant et aussi
longtemps que l’État n’a pas prouvé sa culpabilité hors de tout doute
raisonnable. La présomption d’innocence exprime la foi du système de justice
dans l’intégrité et l’honnêteté des citoyens. Son application contrebalance le
pouvoir coercitif de l’État et atténue, dans la mesure du possible, la stigmatisation
et l’opprobre qui découlent d’une accusation criminelle. Comme l’indique le
juge en chef Dickson, dans R. c. Oakes :
« La présomption d’innocence est un
principe consacré qui se trouve au cœur même du droit criminel. Bien qu’elle
soit expressément garantie par l’al. 11d) de la Charte, la présomption
d’innocence relève et fait partie intégrante de la garantie générale du droit à
la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, contenue à l’art. 7 de la
Charte (voir Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2
R.C.S. 486, le juge Lamer). La présomption d’innocence a pour effet de
sauvegarder la liberté fondamentale et la dignité humaine de toute personne que
l’état accuse d’une conduite criminelle. Un individu accusé d’avoir commis une
infraction
[Page 727]
criminelle s’expose à de lourdes
conséquences sociales et personnelles, y compris la possibilité de privation de
sa liberté physique, l’opprobre et l’ostracisme de la collectivité, ainsi que
d’autres préjudices sociaux, psychologiques et économiques. Vu la gravité de
ces conséquences, la présomption d’innocence revêt une importance capitale.
Elle garantit qu’un accusé est innocent tant que l’état n’a pas prouvé sa
culpabilité hors de tout doute raisonnable. Voilà qui est essentiel dans une
société qui prône l’équité et la justice sociale. La présomption d’innocence
confirme notre foi en l’humanité; elle est l’expression de notre croyance que,
jusqu’à preuve contraire, les gens sont honnêtes et respectueux des lois. »
478. La présomption d’innocence a pour
corollaire l’exigence que la culpabilité de l’accusé soit établie hors de tout
doute raisonnable (1) et que ce soit à l’État qu’incombe la charge de la preuve
(2). Malgré son importance, la présomption d’innocence comporte plusieurs entorses
et exceptions qui, tout en reconnaissant ses limites, en consacrent le principe
et l’application (3). Première sous-section : La
culpabilité de l’accusé doit être prouvée hors de tout doute raisonnable
479. Comme la culpabilité de l’accusé doit
être prouvée hors de tout doute raisonnable et que la notion de doute
raisonnable est au cœur de l’obligation qui échoit à la poursuite, c’est de ce
côté qu’il faut commencer notre analyse de la présomption d’innocence. Tout
d’abord, en quoi consiste la notion de doute raisonnable ? Quel est son
contenu ? Quelles sont ses limites ? Telles sont les questions
auxquelles tente de répondre le juge Cory, dans l’arrêt R. c. Lifchus.
Comme la signification « positive » d’un concept, de ce qu’il est
ou représente au point de vue juridique, se révèle, bien souvent, plus
clairement de manière « négative », à travers ce
[Page 728]
qu’il n’est pas, le
Tribunal commence son analyse du doute raisonnable en indiquant les définitions
qui devraient être évitées.
480. Premièrement, la notion de doute
raisonnable n’est pas un concept ou une expression « ordinaire »,
mais un terme juridique dont la signification en droit pénal ne peut être
confondue avec la norme de preuve que les citoyens utilisent à tous les jours,
dans leur vie quotidienne, afin de régler leurs affaires courantes ou de
prendre des décisions importantes. Il ne s’agit pas ici de tirer une conclusion
« raisonnable » sur la culpabilité de l’accusé, mais bien de décider
si la poursuite a prouvé « hors de tout doute raisonnable » la
culpabilité de l’accusé. La norme de preuve exigée en droit criminel suppose
donc un niveau de certitude plus élevé que la norme de probabilité utilisée
dans notre vie quotidienne. Résultat : « Dire au jury que le doute
raisonnable ne signifie rien de plus que ce que ces mots signifient dans leur
“sens [...] de tous les jours” est trompeur et constitue une erreur donnant
lieu à révision ».
481. L’expression « hors de tout doute
raisonnable » n’est pas non plus synonyme de « certitude morale ».
Ce qui est certain au point de vue moral peut ne pas l’être au point de vue
légal. « Par conséquent, si la norme de preuve est expliquée comme étant
l’équivalent de la “certitude morale”, sans plus, les jurés peuvent penser
qu’ils sont habilités à conclure à la culpabilité s’ils se sentent “certains”,
même si le ministère public n’a pas réussi à prouver les accusations hors de
tout doute raisonnable. » Le degré de
preuve requis pour être « moralement certain » de la culpabilité de
l’accusé pouvant varier d’un juré à l’autre, le danger de confusion est bel et
bien réel. Sans être fatal à tout coup, l’emploi de l’expression « certitude
morale » dans les exposés et directives au jury devrait donc être évité.
[Page 729]
482. Enfin, il faut s’empêcher de qualifier
le mot « doute » par d’autres adjectifs que « raisonnable ».
Le juge qui dit au jury qu’un doute « raisonnable » est un doute « obsédant »,
« substantiel » ou « sérieux » commet une erreur puisqu’il
emploie une expression dont le sens n’est pas consacré en droit pénal. Comme
ces expressions renvoient à une norme de preuve plus élevée pour certains, et
moins exigeante pour d’autres, il est préférable de s’en tenir à la notion de « doute
raisonnable ». Cette mise en garde s’applique également au juge qui
explique au jury qu’un doute « raisonnable » est « un doute à ce
point sérieux qu’il leur fait perdre l’appétit ou le sommeil »,
puisqu’une telle définition a pour effet d’élever le seuil de certitude exigé
en semblable matière et de semer la confusion dans l’esprit du jury.
483. Après avoir identifié certains écueils
à éviter, le juge Cory examine la notion de doute raisonnable à travers son
rapport avec la présomption d’innocence, la certitude morale et la
prépondérance des probabilités.
484. Premièrement, le juge doit indiquer au
jury que la notion de doute raisonnable est étroitement liée à la présomption
d’innocence. En effet, « si la présomption d’innocence est le fil d’or de
la justice pénale, alors la preuve hors de tout doute raisonnable en est le fil
d’argent, et ces deux fils sont pour toujours entrelacés pour former la trame
du droit pénal ». Le ministère
public, rappelons-le, doit prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout
doute raisonnable. Ce fardeau, qui ne devrait pas se déplacer sur les épaules
de l’accusé, doit être clairement rappelé au moment d’instruire le jury sur la
charge de preuve qui incombe à la poursuite.
485. Sans parler d’une pratique généralisée,
plusieurs tribunaux associent la présence d’un doute raisonnable à l’existence
[Page 730]
« d’un doute
que l’on peut motiver ». Cette approche
repose sur l’idée qu’un juré devrait être en mesure d’expliquer pourquoi il a
conclu qu’il existait ou non un doute raisonnable quant à la culpabilité de
l’accusé. Dans le premier cas, il devrait dire, par exemple, « j’ai un
doute raisonnable parce que je ne crois pas le témoignage de A et de B.
J’estime que ces témoins ne sont pas crédibles en raison des contradictions et
des incohérences relevées dans leur témoignage ou de l’absence de preuve à
l’appui de leurs dépositions ». Dans
l’hypothèse contraire, le juré devra également expliquer sa décision. Il
pourrait dire, par exemple, que les témoignages de A et B l’ont convaincu de la
culpabilité de l’accusé en raison de la crédibilité des témoins ou de la
solidité de leurs versions qui, sans être contredites, s’appuyaient sur la
preuve admise au procès. Malgré sa pertinence, cette approche soulève certaines
difficultés. On craint, par exemple, que les personnes qui sont incapables
d’exprimer clairement leur pensée ne soient pas en mesure de motiver la
présence d’un doute raisonnable. Les raisons menant à la décision finale d’un
juré ne sont pas toujours faciles à expliquer : certaines conclusions
quant à la culpabilité ou non de l’accusé découlent d’impressions, de jugements
qui, tout en étant pleinement ressentis par le sujet, ne peuvent être
identifiés clairement. Pourquoi un juré rejette telle ou telle déposition :
les explications sont légion sans toutefois pouvoir être formulées
expressément. C’est pourquoi la Cour suprême met en garde les tribunaux contre
les risques d’une telle approche et rappelle l’importance d’indiquer au jury « qu’un
doute raisonnable est un doute fondé sur la raison et le bon sens, et qui doit
reposer logiquement sur la preuve ou l’absence de preuve ».
L’existence ou non d’un doute raisonnable ne peut s’appuyer sur la sympathie ou
sur un préjugé. Le jury qui acquitte,
malgré la preuve écrasante, un individu accusé d’avoir aidé sa femme
lourdement handicapée à se suicider ne juge pas en fonction de la raison et de
la preuve, mais des émotions et de la compassion. Quant au jury qui condamne,
malgré l’absence de preuve incriminante, un jeune noir d’une agression
sexuelle
[Page 731]
commise sur une
blanche, celui-ci ne juge pas en fonction de la preuve mais sur la base de
préjugés raciaux. Ce qui est interdit,
avons-nous dit.
486. En plus de ne pas être fondé sur la
sympathie ou les préjugés, « un doute raisonnable n’est pas un doute
imaginaire ou frivole qui repose sur des conjectures ou des suppositions ».
Le jury est donc appelé « à fonder leur verdict non pas sur des
impressions ou des intuitions, mais sur un examen sérieux de la preuve ».
487. L’expression « hors de tout doute
raisonnable » n’exige pas une certitude absolue. Cette norme étant
quasi impossible à respecter, une personne peut être condamnée malgré
l’existence d’un doute résiduel. La culpabilité, en effet, n’exclut pas la notion
d’incertitude. Par contre, s’il subsiste dans l’esprit du juge ou des jurés un
doute raisonnable sur la culpabilité de l’accusé ou une possibilité raisonnable
que ce dernier ne soit pas coupable, il doit être acquitté des charges qui
pèsent contre lui.
488. Il est important d’expliquer au jury la
distinction entre la norme de preuve en droit pénal et celle utilisée en droit
civil. L’expression « hors de tout doute raisonnable » exige « quelque
[Page 732]
chose de plus »
que la prépondérance des probabilités. Moins sévère qu’en droit pénal, le
fardeau qui incombe au demandeur en droit civil est rencontré lorsque la preuve
apportée « est suffisante pour rendre l’existence d’un fait plus probable
que son inexistence ». Quant à la
norme de preuve utilisée en droit pénal, celle-ci doit démontrer la culpabilité
de l’accusé hors de tout doute raisonnable : « le jury qui conclut
seulement que l’accusé est probablement coupable doit acquitter l’accusé ».
489. Des directives indiquant aux jurés « qu’ils
peuvent déclarer l’accusé coupable s’ils sont “sûrs” ou “certains” de sa
culpabilité » peuvent
s’avérer « insuffisantes » ou même « trompeuses » suivant
les circonstances, car si l’acquisition de la certitude peut être encouragée,
voire même recherchée, le chemin menant à cette conviction n’est pas toujours
clairement indiqué. Résultat : « Ce n’est qu’après avoir donné aux
jurés des directives appropriées sur le sens de l’expression “hors de tout
doute raisonnable” qu’il est possible de leur dire qu’ils peuvent déclarer
l’accusé coupable s’ils sont “certains” ou “sûrs” de sa culpabilité ».
490. Si un exposé conforme à ces principes
est suffisant pour éclairer le jury sur la signification de la norme de preuve
exigée en droit pénal, le juge Cory va plus loin et propose, à la suite du
souhait exprimé par la Cour d’appel du Québec dans R. c. Girard,
un modèle de directives concernant le sens de l’expression « hors de
tout doute raisonnable ». D’après le juge Cory :
« Au début du procès, l’accusé est
présumé innocent. Cette présomption demeure tant et aussi longtemps que le
ministère public ne vous a pas convaincus hors de tout doute raisonnable de sa
culpabilité à la lumière de la preuve qui vous est présentée.
[Page 733]
Que signifie l’expression “hors de tout
doute raisonnable” ?
L’expression “hors de tout doute
raisonnable” est utilisée depuis très longtemps. Elle fait partie de l’histoire
et des traditions de notre système judiciaire. Elle est tellement enracinée
dans notre droit pénal que certains sont d’avis qu’elle se passe
d’explications. Néanmoins, certaines précisions s’imposent.
Un doute raisonnable n’est pas un doute
imaginaire ou frivole. Il ne doit pas reposer sur la sympathie ou sur un
préjugé. Il doit reposer plutôt sur la raison et le bon sens. Il doit
logiquement découler de la preuve ou de l’absence de preuve.
Même si vous croyez que l’accusé est
probablement ou vraisemblablement coupable, cela n’est pas suffisant. Dans un
tel cas, vous devez accorder le bénéfice du doute à l’accusé et l’acquitter,
parce que le ministère public n’a pas réussi à vous convaincre de sa
culpabilité hors de tout doute raisonnable.
Cependant, vous devez vous rappeler qu’il
est virtuellement impossible de prouver quelque chose avec une certitude
absolue, et que le ministère public n’est pas tenu de le faire. Une telle norme
de preuve est impossiblement élevée.
En bref, si, en vous fondant sur la preuve
soumise à la cour, vous êtes sûrs que l’accusé a commis l’infraction, vous
devez le déclarer coupable, car cela démontre que vous êtes convaincus de sa
culpabilité hors de tout doute raisonnable. »
[Page 734]
491. Bien que forts utiles, certaines
précisions furent apportées aux directives proposées par le juge Cory, dans R.
c. Lifchus. Ces précisions concernent le rapport entre la « certitude
morale », la « prépondérance des probabilités » et la notion de « doute
raisonnable ». Comme nous l’avons vu, la « certitude absolue »
exclut la présence de tout doute quant à la culpabilité de l’individu. C’est la
conviction absolue et inébranlable en la culpabilité de l’accusé. Cette norme,
qui se situe à l’extrémité supérieure de l’échelle de certitude, est quasi
impossible à rencontrer et n’est pas requise en droit criminel. Quant à la « prépondérance
des probabilités », celle-ci signifie que l’accusé doit « probablement »
ou « vraisemblablement » être coupable. Il ne s’agit pas d’une simple
possibilité, mais d’une norme exigeant que la culpabilité de l’accusé soit
plus probable qu’improbable. Entre les deux se situe la preuve « hors de
tout doute raisonnable ». « Contrairement à la certitude absolue ou à
la prépondérance des probabilités, le doute raisonnable n’est pas une norme
facile à quantifier. » Sa position
sur l’échelle de certitude « se rapproche davantage de la certitude
absolue que de la preuve selon la prépondérance des probabilités ».
« Comme l’arrêt Lifchus l’a précisé, le juge du procès est tenu
d’expliquer qu’il faut moins que la certitude absolue et plus que la
culpabilité probable pour que le jury prononce une déclaration de culpabilité.
Ces deux normes subsidiaires se comprennent assez facilement. Il sera très
utile au jury que le juge du procès situe la norme du doute raisonnable de la
bonne façon entre ces deux normes. » Malgré ces
précisions, certaines incertitudes peuvent demeurer quant à la notion de doute
raisonnable. Dans ce cas, la répétition textuelle de l’exposé initial peut
s’avérer suffisante lorsque le texte de cet exposé n’a pas été remis au jury et
que les questions posées semblent indiquer que ce dernier a oublié certains
détails de l’exposé. Lorsque le texte de l’exposé initial se trouve entre les
mains du jury, le juge peut utiliser d’autres mots afin d’expliquer la notion
de doute raisonnable. Si le juge refuse d’apporter des éclaircissements
supplémentaires ou se contente de la répétition textuelle de l’exposé initial,
il doit « impérativement laisser au jury la
[Page 735]
possibilité de
revenir poser d’autres questions, plus précises, si la notion de doute
raisonnable demeurait obscure pour lui ».
492. Appliquée concrètement, dans le cadre
d’un procès en droit pénal, la notion de doute raisonnable peut causer des
problèmes importants dans les cas de preuves contradictoires. Cela est
particulièrement évident lorsque l’accusé et le plaignant témoignent en
l’absence de preuves extrinsèques pouvant corroborer leur version. La tentation
de favoriser la version la plus crédible étant grande, le juge des faits doit
se prémunir contre ce danger et considérer l’ensemble de la preuve en fonction
du fardeau qui incombe à la poursuite. Pour s’en convaincre, citons la décision
R. c. W.(D.) dans
laquelle l’appelant fut déclaré coupable de deux chefs d’accusation d’agression
sexuelle commise sur sa nièce qu’il hébergeait à l’époque des événements
reprochés. Au cours de sa déposition, la plaignante a affirmé avoir eu, à deux
reprises, des rapports sexuels avec l’accusé alors qu’il la conduisait chez son
ami. À chaque fois, l’accusé stationnait sa voiture dans un endroit isolé pour
ensuite lui demander d’avoir des rapports sexuels. La victime affirme s’être
soumise aux rapports sexuels en raison de la crainte de l’emploi de la force à
son égard. Après les deux événements, l’accusé aurait conduit la plaignante
chez son ami. Les éléments de preuve pouvant corroborer sa version des faits
sont plutôt faibles. Des taches de liquide séminal du groupe A ont été trouvées
dans ses petites culottes. Près du tiers des hommes appartiennent à ce groupe.
L’accusé en fait partie. La victime qui aurait passé deux nuits chez son ami
n’a pas changé de sous-vêtements. On ne sait pas à quel groupe son ami
appartient, ni si elle a eu des rapports sexuels avec lui. L’accusé, toujours
selon la plaignante, aurait éjaculé dans un papier mouchoir lors des deux
épisodes rapportés. De son côté, l’accusé nie catégoriquement les accusations
de la poursuite. Selon lui, il aurait reconduit tout simplement la victime chez
son ami. Les allégations de la plaignante seraient motivées par la vengeance et
plus particulièrement par le fait que sa femme et lui auraient indiqué à la
jeune fille qu’ils ne
[Page 736]
pouvaient plus
l’héberger en raison de leurs difficultés financières. Aucune preuve ne
corrobore sa version des faits. Plusieurs contradictions ont été relevées dans
son témoignage. Il est difficile de dire si ces incohérences découlent de son
manque d’instruction et d’une intelligence limitée, ou d’une « dénégation
incohérente de la vérité ». Quoi qu’il en
soit, après avoir expliqué, dans son exposé principal, que le ministère public
avait le fardeau de prouver les chefs d’accusation hors de tout doute
raisonnable, le juge est revenu quelques minutes plus tard afin d’apporter des
précisions sur la question de la crédibilité des témoins. Au cours de son
exposé supplémentaire, le juge du procès a indiqué aux membres du jury qu’ils
devaient déterminer s’ils croyaient la plaignante ou s’ils croyaient
l’appelant. D’après le juge Cory, « il est manifeste que le juge du procès
a commis une erreur dans son exposé supplémentaire. Il est incorrect d’indiquer
aux jurés, dans une affaire criminelle que, pour arriver à un verdict, ils
doivent décider s’ils ajoutent foi à la preuve de la défense ou à celle de la
poursuite ». Rappelant
l’importance de la présomption d’innocence et de son corollaire, l’obligation
de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable, le juge
Cory proposa les directives suivantes :
« Premièrement, si vous croyez la
déposition de l’accusé, manifestement vous devez prononcer l’acquittement.
Deuxièmement, si vous ne croyez pas le
témoignage de l’accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez
prononcer l’acquittement.
Troisièmement, même si vous n’avez pas de
doute à la suite de la déposition de l’accusé, vous devez vous demander si, en
vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute
raisonnable par la preuve de la culpabilité de l’accusé. »
[Page 737]
493. Comme l’exposé principal sur le fardeau
de la preuve était correct et que les directives supplémentaires ont été
données moins de dix minutes plus tard, le jury savait que l’existence d’un
doute raisonnable devait bénéficier à l’accusé et entraîner son acquittement.
Malgré l’erreur commise par le juge du procès lors de son exposé
supplémentaire, le jury n’a pas été laissé avec l’impression qu’il devait
croire la déposition de l’accusé pour l’acquitter. D’où le rejet du pourvoi
logé par la défense.
494. Malgré son utilité, la démarche proposée
par le juge Cory, dans R. c. W.(D.), « peut ne pas être
suivie à la lettre ». En effet,
c’est la substance de ce qui a été dit au jury qui compte et non le formalisme
des mots utilisés. L’omission de se conformer à ces directives n’est pas
préjudiciable « si l’exposé, considéré dans son ensemble, indique
clairement que le fardeau de la preuve incombe toujours au ministère public et
que si le jury conserve un doute raisonnable fondé sur l’ensemble de la preuve,
il doit prononcer l’acquittement ». Regardons
brièvement en quoi consistent ces directives.
[Page 738]
495. La première directive prévoit que le
jury doit acquitter l’accusé s’il croit sa déposition. Cette règle, qui ne
souffre d’aucune difficulté, découle du fardeau qui incombe à la poursuite et
de la présence d’un doute raisonnable.
496. La seconde directive permet au tribunal
qui ne croit pas l’accusé, mais qui conserve un doute raisonnable sur sa
culpabilité, de prononcer l’acquittement. Cette
hypothèse fut examinée par la Cour suprême, dans R. c. Dinardo.
L’accusé, un chauffeur de taxi, conduisait la victime, une jeune femme
souffrant de déficience intellectuelle, de la résidence spécialisée où elle
habitait la semaine, jusqu’à une « maison des jeunes » où elle
passait plusieurs après-midis en compagnie de ses amies. En cours de route,
l’accusé aurait procédé à des attouchements sexuels sur la plaignante. D’après
la victime, l’accusé aurait touché ses seins et lui aurait mis le doigt dans le
vagin tout en l’invitant à lui toucher le pénis. Ce qu’elle refusa. À son
arrivée à la maison des jeunes, la plaignante a rapporté les événements à une
enseignante, récit qu’elle répéta, au cours de l’après-midi, à une employée de
la résidence. Accusé d’agression sexuelle et d’exploitation sexuelle d’une
personne ayant une déficience, M. Dinardo nia catégoriquement les allégations
de la poursuite et prétendit, photos à l’appui, que la configuration intérieure
de sa voiture l’empêchait de poser
[Page 739]
les gestes qu’on lui
reprochait. Quant à la plaignante, celle-ci admit, en contre-interrogatoire,
avoir inventé cette histoire pour ensuite nier, en ré-interrogatoire, l’avoir
inventée et affirmer ne pas savoir ce que signifie le mot « inventer ».
Après avoir déclaré que l’accusé « avait bien témoigné », le juge du
procès rejeta son argument à l’effet qu’il ne pouvait pas toucher à la plaignante
sans se pencher. L’accusé ayant été déclaré coupable des charges qui pesaient
contre lui, la défense porta la cause en appel. Dans une forte dissidence, le
juge Chamberland affirma que « l’appelant, qui nie avoir posé les gestes
reprochés et qui, selon le juge de première instance, a “bien témoigné” a le
droit fondamental de savoir précisément non seulement pourquoi le juge ne le
croit pas, mais également pourquoi son témoignage ne soulève pas de doute
raisonnable ». Après avoir
rappelé que la démarche proposée par le juge Cory, dans R. c. W.D., n’est
pas une formule « sacramentelle », la Cour suprême réitéra le
principe qui surplombe l’analyse sur la question et, plus particulièrement,
l’obligation pour le juge du procès « de répondre à la question
déterminante de savoir si la preuve offerte par l’accusé, appréciée au regard
de l’ensemble de la preuve, soulève un doute raisonnable quant à sa culpabilité ».
Privilégiant une analyse de la substance plutôt que de la forme, la Cour
suprême poursuivit son analyse en disant que « le juge du procès doit
déterminer si la preuve dans son ensemble établit la culpabilité de l’accusé
hors de tout doute raisonnable ». Comme la
défense reposait sur le manque de crédibilité du témoignage de la plaignante et
sur les dénégations de l’accusé, le juge du procès se devait d’expliquer « comment
il avait résolu les problèmes que posait ce témoignage pour rendre un verdict
hors de tout doute raisonnable ». Le juge qui ne
croit pas l’accusé, mais qui conserve un doute raisonnable sur sa culpabilité
doit l’acquitter des charges qui pèsent contre lui. Comme le rappelle le juge
LeBel, dans R. c. Van, les jurés « n’ont pas à accepter la
preuve de la défense dans son entier pour prononcer l’acquittement ».
Le
[Page 740]
juge peut écarter
certaines parties de la déposition de l’accusé, tout en acceptant d’autres
parties. S’il subsiste un doute raisonnable dans l’esprit du juge ou des jurés,
l’accusé doit être acquitté. Au-delà des mots utilisés, c’est la substance de
ce que le jury a compris qui compte. Des directives claires quant au fardeau de
la preuve qui incombe à la poursuite ainsi qu’à l’obligation de prononcer
l’acquittement dans les cas où le jury conserve un doute raisonnable sur la
culpabilité de l’accusé, peuvent pallier les lacunes ou erreurs dans la
directive du juge aux jurés.
497. Sans convaincre le tribunal, le
témoignage de l’accusé peut donc laisser planer un doute raisonnable sur sa
culpabilité. C’est l’exemple de Gilbert Rozon qui fut accusé d’attentat à la pudeur
et de viol relativement à des événements qui se seraient produits au tournant
des années 1980. Les faits peuvent
être résumés brièvement. L’accusé, qui s’occupait de l’organisation d’un
festival réunissant plusieurs artistes, a invité la victime, une employée à
temps partiel dans une station de radio avec laquelle il entretenait des liens
d’affaires, à prendre un verre. Une fois dans la voiture, l’accusé et la
plaignante se rendirent à une discothèque où ils passèrent une partie de la
soirée. Comme l’heure de fermeture approchait, M. Rozon et AB décidèrent de
quitter les lieux. Bien que leurs versions se contredisent sur la suite des
événements, les deux personnes se retrouvèrent dans une résidence à laquelle M.
Rozon avait accès. À partir de ce moment, les choses se compliquent. D’après la
plaignante, l’accusé se serait jeté sur elle pour ensuite tenter de l’embrasser
et de la toucher. Celle-ci ayant résisté énergiquement, l’accusé s’arrêta après
quelques instants. La victime s’étant endormie dans une chambre de la
résidence, elle se réveilla le lendemain matin avec l’accusé sur elle.
Manifestement, M. Rozon souhaitait avoir une relation sexuelle. Comme la
victime n’avait plus la force de résister, elle se résigna à le laisser faire.
Quant à l’accusé, il est catégorique : après être entrés dans la
résidence, lui et la plaignante se sont embrassés, puis la jeune femme aurait
manifesté son inconfort en se raidissant alors que l’accusé glissa sa main le
long de sa cuisse. Surpris et contrarié
[Page 741]
par la réaction de
la victime, ce dernier se serait arrêté pour ensuite lui demander d’aller se
coucher dans une chambre de la résidence. L’accusé se dirigea alors vers une
autre chambre où il s’endormit. À son réveil, la victime, selon l’accusé, le
chevauchait à moitié nue. Après avoir eu une relation sexuelle consensuelle, M.
Rozon a reconduit la jeune femme chez elle. Dans un jugement bien fouillé, la
juge Mélanie Hébert, procéda à l’analyse de la culpabilité de l’accusé à l’aune
des principes issus de l’arrêt W.(D.). D’entrée de jeu, la juge rappelle
qu’il n’est pas question ici de choisir la version la plus crédible ou la plus
plausible, mais de déterminer si la poursuite a prouvé hors de tout doute
raisonnable la culpabilité de l’accusé. D’après la juge Hébert, les deux
premières étapes de l’analyse énoncée dans l’arrêt W.(D.) se concentrent
sur le témoignage de l’accusé. Est-ce que le tribunal croit la version de
l’accusé ? Si oui, l’acquittement doit être prononcé. Dans le cas
contraire, le tribunal doit décider si le témoignage de M. Rozon soulève
néanmoins un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Cette évaluation,
précise la magistrate, doit se faire à la lumière de la preuve présentée au
procès et, plus précisément, du témoignage de la victime. D’après la juge
Hébert, le témoignage de Gilbert Rozon est plausible. Sa version des faits ne
comporte pas de contradictions pouvant en miner la crédibilité ou la fiabilité.
Elle précise toutefois que l’accusé a parfois une tendance à exagérer et à
rapporter certains faits d’une manière plus affirmative que sa mémoire pourrait
lui permettre de le faire, compte tenu du passage des années, ce qui a pour
effet « d’affecter la crédibilité de son témoignage ».
De son côté, le témoignage de la victime est honnête et sincère; la présence
d’imprécisions doit toutefois être relevée. De plus, la qualité des souvenirs
de la victime relativement à des événements importants s’étant produits le
lendemain matin est de nature à affaiblir la fiabilité de son témoignage. Bien
que le tribunal ne croit pas l’accusé, « l’analyse du témoignage de
monsieur Rozon, à la lumière de l’ensemble de la preuve, incluant le témoignage
de AB, ne révèle pas d’éléments suffisamment sérieux permettant au Tribunal de
l’écarter. Dit autrement, le tribunal ne peut pas priver monsieur Rozon du
doute raisonnable sur la question de la crédibilité, et ce, même si sa version
apparaît moins plausible
[Page 742]
que celle de AB ».
L’analyse est impeccable. Le tribunal ne croit pas la version de l’accusé, mais
conserve néanmoins un doute raisonnable sur sa culpabilité. Ce doute
raisonnable, poursuit la juge Hébert, « découle à la fois des qualités
intrinsèques du témoignage donné par monsieur Rozon et des faiblesses
précédemment identifiées quant à la fiabilité du témoignage de AB ».
Le ministère public n’ayant pas prouvé au-delà de tout doute raisonnable la
culpabilité de l’accusé, ce dernier fut acquitté des charges qui pesaient
contre lui.
498. Lorsque la déposition de l’accusé n’est
pas crue ou ne soulève aucun doute raisonnable, le juge ou le jury doit se
demander si la culpabilité de l’accusé, à la lumière de la preuve qu’il
accepte, a été établie hors de tout doute raisonnable. Si la réponse est
affirmative, le tribunal doit déclarer l’accusé coupable.
Dans
[Page 743]
le cas contraire,
l’acquittement doit être prononcé. Cette situation est
magnifiquement illustrée par la juge Beauchemin, dans R. c. Laraque.
En l’espèce, la poursuite reprochait à l’accusé, un ancien joueur de hockey
professionnel, d’avoir frauduleusement
[Page 744]
détourné à son
bénéfice personnel des sommes d’argent qui appartenaient à sa compagnie. Après
avoir soigneusement examiné la crédibilité des témoins, dont l’accusé et le
plaignant, la juge Beauchemin souligne les « lacunes » et les « faiblesses
dans la preuve principale » et prononce l’acquittement malgré « le
rejet de la version présentée en défense ».
Selon la magistrate, « même en dépit du mensonge que l’accusé admet (au
sujet du versement d’une commission due à un tiers, alors que cela n’était pas
le cas), il subsiste néanmoins un doute raisonnable dans l’esprit du Tribunal
quant à la culpabilité de celui-ci ». En
effet, « ce dernier est possiblement, voire probablement, coupable. S’il
était permis au Tribunal de choisir entre les deux versions des protagonistes,
celle du plaignant pèserait davantage dans la balance. Celle-ci s’avère plus
compatible avec les témoignages respectifs de MM. Ho et Léger et les messages
textes échangés, et ce, en dépit des réserves déjà exprimées à son égard. Or,
dans un procès criminel, cela n’est pas permis, ni souhaitable ».
Bien que la juge Beauchemin ne retienne pas les explications fournies par
l’accusé, elle conclut que la preuve de la poursuite ne l’a pas convaincue hors
de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé. Cette décision n’est
pas sans analogie avec celle rendue par le juge Dalmau dans le procès d’Éric
Salvail, cet animateur de télévision et de radio bien connu de la scène
artistique québécoise, qui fut accusé de harcèlement, de séquestration et
d’agression sexuelle à l’endroit d’un ancien collègue de travail à Radio-Canada.
Même si le tribunal ne croit pas la version de l’accusé et que « sa
défense ne laisse pas de doute raisonnable » sur sa culpabilité,
les lacunes soulevées à l’égard de la crédibilité et de la fiabilité du
témoignage du plaignant sont préoccupantes et
empêchent le tribunal de conclure à la
[Page 745]
culpabilité de
l’accusé hors de tout doute raisonnable. Sans prétendre catégoriquement que le
plaignant invente certaines portions de son récit, « la fiabilité de son
témoignage et sa crédibilité sont tout de même grandement affectées par
l’évolution de sa mémoire, parfois fautive, le refus du plaignant d’admettre
des faiblesses apparentes à cet égard, [sa tendance à exagérer et dramatiser
les faits] et la trop grande confiance qu’il accorde à celle-ci ».
D’où le verdict d’acquittement sur tous les chefs reprochés.
499. Comme la plupart des concepts
juridiques, la crédibilité des témoins ne se résume pas à une question de tout
ou rien. C’est d’ailleurs ce que rappelle la juge en chef McLachlin, au nom de
la Cour suprême, dans R. c. R.E.M..
Statuant sur le pourvoi logé contre un jugement de la Cour d’appel de la
Colombie-Britannique qui avait annulé les déclarations de culpabilité de
l’accusé relativement à diverses infractions de nature sexuelle qu’il aurait
commises sur sa belle-fille lorsqu’elle avait entre 9 et 17 ans, la Cour
accueille le pourvoi et rétablit les verdicts de culpabilité. Même s’il a conclu
que, sur certains points, sa déposition n’avait pas été mise en doute, le juge
du procès n’a pas cru le témoignage de l’accusé. Quant à la plaignante, le juge
estime qu’il s’agit d’un témoin crédible. En effet, il retient en grande partie
sa déposition, mais relève certaines erreurs qu’il attribue au jeune âge de
[Page 746]
la plaignante au
moment des événements en question. Estimant que la
plaignante était généralement sincère et « fort crédible », le juge
du procès affirma « que son témoignage sur des événements précis n’était [Traduction] “pas sérieusement mis en
doute” ». Comme les
trois infractions que l’on reprochait à l’accusé étaient « étayées par la
preuve relative à plusieurs incidents » et
que « les condamnations elles-mêmes permettaient d’inférer raisonnablement
que l’accusé n’a pas réussi à soulever un doute raisonnable en niant les
accusations », la Cour écarta
la décision de la Cour d’appel et rétablit les verdicts de culpabilité.
500. L’application du fardeau de la preuve
et de la notion de doute raisonnable dans le contexte de l’évaluation de la
crédibilité des témoins fut étudiée de nouveau par la Cour suprême, dans R. c.
H.S.B.. Discutant
de la suffisance des motifs au soutien de la déclaration de culpabilité de
l’accusé relativement à diverses infractions de nature sexuelle, l’ancienne
juge en chef indique que les contradictions ou incohérences relevées dans la
déposition de la plaignante se rapportent à des questions secondaires ou
accessoires à la commission des actes reprochés. Ces lacunes n’affectent pas sa
crédibilité et sont attribuables (1) au nombre élevé des incidents rapportés,
(2) au jeune âge de la plaignante au moment des événements reprochés et (3) à
son désir de « refouler ses souvenirs » douloureux.
Comme il « ressort clairement des motifs du juge du procès que son verdict
découlait de son acceptation du témoignage de la plaignante quant à savoir si
les incidents s’étaient produits, de son rejet de la défense d’absence
[Page 747]
de possibilité de
l’accusé, de sa conclusion selon laquelle l’accusé n’était pas un témoin
crédible et du fait que l’ensemble de la preuve ne laissait aucun doute
raisonnable dans son esprit », la Cour
conclut à la suffisance des motifs à l’appui de la déclaration de culpabilité
de l’accusé.
501. Lorsqu’un ou plusieurs éléments
essentiels de l’infraction reposent uniquement ou en grande partie sur des
éléments de preuve circonstancielle, des explications sur la distinction entre
une preuve directe et une preuve circonstancielle s’imposent au tribunal. Sur
ce point, les Modèles de directives au jury, établis par le Comité
national sur les directives au jury du Conseil canadien de la magistrature,
proposent dans la directive 10.2 un exemple d’explications pouvant être données
aux jurés :
« (1) Comme je vous l’ai expliqué au
début du procès, vous pouvez vous fonder sur la preuve directe et sur la preuve
circonstancielle pour arriver à votre verdict. Je vais passer en revue la
signification de ces termes.
(2) Habituellement, les témoins racontent ce
qu’ils ont eux-mêmes vu ou entendu. Par exemple, un témoin peut dire qu’il a vu
qu’il pleuvait dehors. Il s’agit là d’une preuve directe.
(3) Cependant, les témoins relatent parfois
des choses dont on vous demande de tirer certaines inférences. Par exemple, un
témoin peut dire qu’il a vu quelqu’un entrer dans le palais de justice vêtu
d’un imperméable et tenant à la main un parapluie, tous deux ruisselants d’eau.
Si vous croyez ce témoin, vous pourriez déduire qu’il pleuvait dehors, même si
cette preuve est indirecte. La preuve indirecte est parfois appelée preuve
circonstancielle. »
502. Pour écarter le « danger que les
jurés tirent des conclusions hâtives injustifiées dans des affaires reposant
sur des éléments
[Page 748]
de preuve
circonstancielle », la Cour
suprême suggère de « dire au jury qu’une inférence de culpabilité tirée
d’éléments de preuve circonstancielle doit être la seule inférence raisonnable
qui peut être tirée de ces éléments ». Si
après avoir examiné l’ensemble de la preuve, les jurés concluent qu’il existe
d’autres conclusions raisonnables que la culpabilité, l’accusé doit être
acquitté, faute de preuve hors de tout doute raisonnable. La présence d’un
doute raisonnable ou d’une inférence compatible avec l’innocence de l’accusé
peut découler de l’absence de preuve ou de sa faiblesse quant à un élément
essentiel de l’infraction. Il ne faut pas confondre ici l’existence d’une « autre
thèse plausible » ou d’une « autre possibilité raisonnable »,
avec la présence d’une « pure conjoncture ».
À l’image de la preuve hors de tout doute raisonnable, la seule inférence
raisonnable n’exclut pas toute autre possibilité théorique.
En effet, le ministère public n’a pas à « réfuter toutes les
[Page 749]
hypothèses, si
irrationnelles et fantaisistes qu’elles soient, qui pourraient être compatibles
avec l’innocence de l’accusé ». Par contre,
s’il existe, à la lumière de la preuve présentée au procès ou de son absence,
une « autre thèse plausible » ou une « autre possibilité
raisonnable », l’accusé ne peut être condamné en raison de la présence
d’un doute raisonnable. La preuve hors de tout doute raisonnable est donc
incompatible avec l’existence d’une « autre possibilité raisonnable ».
Les principes énoncés par la Cour suprême dans R. c. Villaroman furent
repris et développés par la Cour d’appel du Québec dans Duboug c. R..
En l’espèce, l’accusé avait été déclaré coupable notamment de voies de fait
graves après avoir lancé un objet en verre à la figure de la victime. Comme
celle-ci avait reçu le coup alors qu’elle se retournait pour rentrer dans le
bar, elle n’était pas en mesure d’identifier l’objet qui l’avait frappée ni
celui qui l’avait lancé. Sans pouvoir affirmé qu’ils ont vu l’accusé lancer
l’objet en question, des témoins ont aperçu l’appelant faire un « mouvement
vers l’avant », un « lancer vers l’avant » un « geste de
l’épaule » et noté des éclats de verre au sol.
Le verdict de culpabilité ayant été porté en appel, la défense prétendit que la
culpabilité de l’accusé n’était pas la seule conclusion raisonnable pouvant
être tirée de la preuve circonstancielle. Dans un jugement bien étoffé, la Cour
d’appel, sous la plume du juge Healy, apporte les précisions suivantes :
tout d’abord « la seule inférence raisonnable se distingue de la seule
inférence rationnelle puisqu’une inférence peut être rationnelle sur un
plan logique sans pour autant être raisonnable après une évaluation de tous les
éléments de preuve et même l’absence de la preuve ».
Ensuite, « la seule inférence raisonnable n’implique aucunement que
cette inférence soit la seule possible dans le même sens qu’une preuve
hors de
[Page 750]
tout doute
raisonnable n’équivaut pas à une preuve hors de tout doute possible ».
Appliquant ces principes aux faits de l’espèce, le Tribunal rejeta la
prétention de la défense voulant qu’une autre personne se trouvant à
l’extérieur du bar aurait pu lancer l’objet qui a atteint l’accusé au visage.
Compte tenu de l’animosité qui existait entre l’accusé et la victime, de
l’altercation qui avait eu lieu entre eux quelques instants avant l’incident et
du témoignage de deux personnes qui ont aperçu l’accusé effectuer un « mouvement
vers l’avant » avec son bras coïncidant avec la chute de la victime au
sol, la juge du procès était justifiée, selon la Cour d’appel, de conclure de
la preuve que la seule inférence raisonnable en l’espèce était que l’appelant
avait lancé l’objet en question. Deuxième sous-section : La
charge de la preuve incombe à l’État
503. Ayant, dans un premier temps, défini la
notion de doute raisonnable, vu en quoi elle consiste et dans quelle mesure
elle se distingue des autres types de preuve, il convient maintenant de
s’interroger sur la charge de preuve qui incombe à la poursuite en matière
criminelle. Sur ce point, les tribunaux sont catégoriques : le ministère
public doit prouver chaque élément de l’infraction hors de tout doute
raisonnable. Cette obligation se rapporte autant à l’actus reus (culpabilité
matérielle) qu’à la mens rea de l’infraction (culpabilité
psychologique). À l’actus reus, tout d’abord, puisque la poursuite doit
toujours prouver l’élément matériel de l’infraction hors de tout doute
raisonnable. Ce principe, qui ne connaît aucun tempérament, s’applique autant
aux infractions criminelles, que pénales ou réglementaires. À la mens rea, ensuite,
puisque les « infractions dans lesquelles la mens rea qui consiste
en l’existence réelle d’un état d’esprit, comme l’intention, la connaissance,
l’insouciance » ou dans
l’omission de prévoir et
[Page 751]
de prévenir un
risque, comme la négligence pénale et criminelle, « doit être prouvée par
la poursuite soit qu’on puisse conclure à son existence vu la nature de l’acte
commis, soit par preuve spécifique ». Le
fardeau de prouver l’élément psychologique de l’infraction s’applique
donc autant aux crimes de faute subjective, qu’objective. C’est pourquoi
l’individu qui touche intentionnellement les seins d’une jeune fille sans son
consentement sera déclaré coupable d’agression sexuelle, contrairement à l’article
271 du Code criminel. Quant à la personne dont la conduite s’écarte de
façon marquée de la norme de diligence qu’un conducteur raisonnablement prudent
aurait respectée dans les circonstances, elle sera déclarée coupable de
conduite dangereuse. La faute en matière de conduite dangereuse consiste donc
dans l’omission d’envisager ou d’éviter un risque qu’une personne raisonnable
aurait envisagé ou évité dans des circonstances qui révèlent la présence d’un
écart marqué par rapport à la norme de diligence applicable.
Ce principe, de toute évidence, s’étend à toutes les infractions dont la mens
rea repose sur la négligence pénale.
[Page 752]
504. Contrairement aux infractions de mens
rea traditionnelle, les infractions de responsabilité stricte s’articulent sur
une présomption de négligence qui intervient à la suite de l’établissement de
l’élément matériel de l’infraction. Une fois l’actus reus prouvé hors de
tout doute raisonnable, la faute est présumée et il incombe alors à la défense
de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que l’accusé a fait preuve
de diligence raisonnable ou qu’il a agi sous l’emprise d’une erreur de fait
raisonnable. Discutant des conditions générales gouvernant la responsabilité
stricte en droit pénal, les auteurs Jacques Fortin et Louise Viau formulent les
commentaires suivants :
« La poursuite n’a pas à établir que
l’accusé a commis l’infraction par négligence. Sa seule obligation consiste à
faire la preuve que l’accusé a commis l’actus reus, cette preuve faisant
présumer la négligence. Précisons toutefois que l’arrêt Sault Ste-Marie n’entend
pas modifier le fardeau de persuasion quant à l’actus reus. La poursuite
a l’obligation de prouver celui-ci au-delà du doute raisonnable. Ce n’est
qu’une fois cette preuve de l’actus reus acquise que la négligence
s’infère de droit. Pour éviter une condamnation, l’accusé doit, dès lors,
réfuter l’imputation de négligence par une preuve d’erreur de fait raisonnable
ou de diligence raisonnable qui doit convaincre le juge de son innocence. »
505. Convaincre le juge de son innocence,
voilà le problème ! L’imposition à l’accusé du fardeau de preuve – en
l’occurrence la nécessité de convaincre le tribunal de l’absence de négligence
– enfreint la présomption d’innocence garantie par l’article 11d) de la
Charte. Comme l’indique l’ancien juge en chef Lamer, dans R. c. Whyte,
c’est l’effet final d’une disposition sur le verdict qui est décisif : « Si
une disposition oblige un accusé à démontrer certains faits suivant la
prépondérance des probabilités pour éviter d’être déclaré coupable, elle viole
la présomption d’innocence
[Page 753]
parce qu’elle permet
une déclaration de culpabilité malgré l’existence d’un doute raisonnable dans
l’esprit du juge des faits quant à la culpabilité de l’accusé ».
Malgré cette violation, l’inversion de la charge de persuasion imposée à
l’accusé en matière de responsabilité stricte est justifiée dans la mesure où « l’allégement
de la charge incombant à l’accusé créerait, d’un point de vue pratique, des
obstacles insurmontables pour le ministère public dans sa tentative de faire
appliquer des dispositions réglementaires ».
[Page 754]
506. Si les infractions de faute subjective
et objective exigent la preuve d’une faute préalable à la constatation du
crime, il en va autrement des infractions de responsabilité absolue. « Ici,
le fait parle de lui-même. » Malgré
l’absence de considération accordée aux données psychologiques de l’offenseur,
la responsabilité absolue demeure une infraction pénale et, comme toutes les
infractions pénales, elle commande, à ce titre, une certaine forme de blâme
moral. Ce blâme, qui résulte de la capacité de l’accusé d’orienter
intelligemment et librement son action (imputabilité) et de la violation
de la disposition concernée, se concrétise dans la primauté accordée aux
données matérielles de l’infraction et dans l’indifférence des données
psychologiques, autres que celles détruisant l’imputabilité. Sur ce point, nous
nous accordons avec l’auteur Adrien-Charles Dana pour affirmer l’importance de
l’actus reus et de l’imputabilité en matière d’infractions de
responsabilité absolue :
« Il faut partir de l’idée que la
culpabilité conçue en termes psychologiques joue un rôle sélectif dans
l’application de la loi pénale. Lorsqu’une action matérielle imputable à son
auteur est constatée à l’encontre du prévenu, le seul moyen qui lui reste pour
écarter sa responsabilité pénale, consiste à établir qu’il est
psychologiquement irréprochable. Il lui reste à prouver qu’il ne réalisait pas
au moment de l’action l’attitude psychologique nécessaire pour que sa
culpabilité soit retenue.
Or, que peut faire dans l’application
positive de la loi pénale celui qui est poursuivi pour avoir commis une
contravention et à l’égard duquel la réalité ainsi que l’imputabilité de son
action sont établies ? Rien. Absolument rien. Toute discussion portant sur
des considérations psychologiques sera stérile. Celles-ci, au lieu de justifier
la violation de la loi, aboutiraient en fait à expliquer cette
violation.
Du côté du prévenu, la seule défense
possible est donc celle qui porte sur l’existence d’une cause de
non-imputabilité, ou sur l’inexistence des faits matériels eux-mêmes. Dans un
cas comme
[Page 755]
dans l’autre, l’agent pénal n’invoque pas
ces considérations psychologiques, censées être de l’essence de la faute
pénale, pas plus d’ailleurs que le ministère public n’a l’obligation de les
viser dans les actes de poursuites. »
507. Limpide dans sa formulation, ce passage
nous oblige à constater l’importance de l’imputabilité en matière de
responsabilité absolue et l’indifférence accordée à la culpabilité psychologique
de l’offenseur. Aussi, prétendre comme l’a fait le juge Dickson, dans l’arrêt Sault
Ste-Marie, que « l’accusé peut être moralement innocent sous tous
rapports et malgré cela être traité de criminel et puni comme tel »
est une affirmation qui participe à la fois de l’erreur et de la vérité,
car si nul ne peut plaider son absence de culpabilité en matière de
responsabilité absolue, rien ne l’empêche de soulever son absence d’imputabilité
(facteur préalable à la constatation de la responsabilité pénale).
[Page 756]
508. Ayant identifié les éléments
constitutifs des différentes infractions, il convient maintenant de
s’interroger sur le fardeau de preuve qui incombe à la poursuite.
Sur ce point, les tribunaux distinguent entre la charge de présentation et
celle de persuasion. Comme son nom l’indique, la charge de présentation
intervient dans le cadre de la présentation de la preuve de la poursuite.
Pour s’acquitter de sa charge, la poursuite doit produire des éléments de
preuve qui, s’ils étaient crus, « permettrai[en]t à un jury ayant reçu des
directives appropriées de conclure rationnellement que l’accusé est coupable
hors de tout doute raisonnable ». À ce stade, la
preuve doit être tenue pour avérée. Il n’y a aucune appréciation de la
crédibilité des témoins ni de la probabilité ou non d’une déclaration de
culpabilité. S’agissant de déterminer si un jury raisonnable, ayant reçu des
directives appropriées, pourrait conclure à la culpabilité de l’accusé, le
dossier doit renfermer des éléments de preuve sur tous les éléments
constitutifs de l’infraction. Une poursuite pour meurtre exigerait, à titre
d’exemple, la présence d’éléments de preuve se rapportant à l’identité du
meurtrier, au décès de la victime, au lien de causalité (actus reus), ainsi
qu’à l’état d’esprit coupable de l’accusé (mens rea).
Une demande de non-lieu présentée lors d’un procès devant juge seul ou de
verdict imposé dans les cas de procès devant juge et jury
[Page 757]
devrait donc être
rejetée « chaque fois qu’il existe des éléments de preuve admissibles qui
pourraient, s’ils étaient crus, entraîner une déclaration de culpabilité ».
À défaut, le juge du procès doit prononcer l’acquittement. Le critère est le
même qu’il s’agisse d’une affaire reposant sur des preuves directes ou
circonstancielles. S’il existe une preuve directe se rapportant à tous les
éléments de l’infraction, le procès doit se poursuivre. Lorsque la preuve
relativement à un ou plusieurs éléments de l’infraction est circonstancielle, « le
juge doit procéder à une évaluation limitée de l’ensemble de la preuve [c.-à-d.
qui comprend la preuve de la défense] pour déterminer si elle est
raisonnablement susceptible d’étayer l’inférence de culpabilité. [...] Des
inférences irrationnelles ou déraisonnables de la preuve circonstancielle, ou
de la spéculation, ne peuvent appuyer une citation à procès ».
Quant au fardeau de
[Page 758]
persuasion, celui-ci incombe à la poursuite qui doit prouver tous les éléments
de l’infraction hors de tout doute raisonnable.
509. Transposée dans le cadre des moyens de
défense, des excuses et des justifications pouvant être soulevées par l’accusé,
la charge de présentation s’incarne dans la notion de vraisemblance, dans
l’établissement d’un fondement probant suffisant pour que le moyen de défense
soit soumis à l’attention du jury. Un moyen de défense est vraisemblable lorsqu’il
existe au dossier des
[Page 759]
éléments de preuve « qui
permettraient à un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant
raisonnablement de prononcer l’acquittement, s’il y ajoutait foi ».
Le fardeau de présentation incombe à l’accusé. Les éléments de preuve
peuvent découler de l’interrogatoire principal ou du contre-interrogatoire de
l’accusé, des dépositions des témoins de la poursuite ou de la défense, des
faits mis en preuve et de tout autre élément de preuve versé au dossier.
L’imposition d’un seul critère de vraisemblance s’applique à tous les
moyens de défense, qu’il s’agisse d’un moyen de défense « ordinaire »
ou « affirmatif », ou emportant une « inversion du fardeau de la
preuve ». La nécessité,
la contrainte morale, la légitime défense, la croyance sincère mais erronée au
consentement communiqué et l’intoxication volontaire constituent des moyens de
défense « ordinaires » ou « affirmatifs ». Ainsi, pour
satisfaire à la charge de présentation en matière de nécessité, la défense doit
soumettre une preuve qui permettrait à un jury ayant reçu des directives
appropriées et agissant raisonnablement de conclure que l’accusé a agi
involontairement, c’est-à-dire en état de nécessité. Le critère de
vraisemblance doit s’appliquer à toutes les conditions d’ouverture. Si, après
avoir pris connaissance de la preuve, « le juge conclut qu’il n’y a pas
apparence de vraisemblance pour l’une d’elles, le moyen de défense fondé sur la
nécessité ne doit pas être soumis à l’appréciation du jury ».
Cette règle s’applique également à la contrainte morale, à la légitime défense,
à l’erreur sur le consentement communiqué et à l’intoxication volontaire. En ce
qui concerne plus précisément la croyance sincère mais erronée au consentement
communiqué, la vraisemblance sera établie « s’il existe une preuve qui
permette à un juge des faits raisonnable agissant d’une manière judiciaire de
conclure (1) que l’accusé a pris des mesures raisonnables pour s’assurer du
consentement et
[Page 760]
(2) que l’accusé
croyait sincèrement que le plaignant avait communiqué son consentement ».
En l’absence d’une telle preuve, le moyen de défense ne sera pas présentée au
jury.
510. La défense d’automatisme, d’aliénation
mentale et d’intoxication extrême constituent des moyens de défense emportant
une « inversion du fardeau de la preuve ». Comme tous les moyens de
défense reconnus en droit pénal canadien, l’automatisme est soumis à la règle
de la vraisemblance. Ainsi, lorsque le juge du procès décide si la partie s’est
acquittée de la charge de présentation applicable au moyen de défense, il doit
déterminer s’il existe une preuve « qui permettrait à un jury ayant reçu
des directives appropriées et agissant raisonnablement de prononcer
l’acquittement, s’il y ajoutait foi ».
Pour s’acquitter de la charge de présentation applicable à l’automatisme,
l’accusé doit alléguer qu’il a agi involontairement au point de vue physique.
Une allégation de caractère involontaire « appuyée par l’opinion
logiquement probante d’un expert compétent, constituera normalement un
fondement suffisant pour soumettre le moyen de défense au jury ».
Quant à l’évaluation de la « vraisemblance » de la preuve soumise au
procès, le juge « doit s’assurer qu’elle a un fondement probant, mais s’il
a un doute sur le respect du critère de la vraisemblance,
[Page 761]
il doit trancher ce
doute en faveur de la présentation du moyen de défense au jury ».
511. Si la charge de présentation qui
incombe à l’accusé qui souhaite soulever un moyen de défense est toujours la
même (« Existe-t-il au dossier une preuve qui permettrait à un juge des
faits raisonnable, ayant reçu des directives appropriées et agissant
judiciairement, de conclure que le moyen de défense est retenu ? »),
il en va autrement de la charge de persuasion applicable en semblable
matière. Ici, la distinction entre les moyens de défense « ordinaires »
ou « affirmatifs » et ceux emportant une « inversion du fardeau
de la preuve » prend tout son sens. « En ce qui concerne les moyens
de défense “ordinaires”, par opposition aux moyens de défense emportant
“inversion du fardeau de la preuve”, aucune charge de persuasion n’incombe à
l’accusé. Dès que la preuve “fait jouer” le moyen de défense invoqué (R.
c. Schwartz, 1988 CanLII 11 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 443), celui-ci sera retenu à moins que son
application ne soit réfutée hors de tout doute raisonnable par le
ministère public. » Quant aux
moyens de défense emportant une « inversion
[Page 762]
du fardeau de la
preuve », « c’est l’accusé qui a la charge de persuasion et la charge
de présentation. Dans un tel cas, une preuve selon la prépondérance des
probabilités permet de satisfaire à la charge de persuasion; il s’agit d’une
norme de preuve moins exigeante que la preuve hors de tout doute raisonnable ».
Cette inversion du fardeau de la preuve s’applique dans les cas d’aliénation
mentale, d’automatisme et d’intoxication extrême au seuil de l’automatisme ou
de l’aliénation mentale. En matière d’aliénation mentale, tout d’abord,
puisqu’en vertu du par. 16 (2) du Code criminel : « Chacun est
présumé ne pas avoir été atteint de troubles mentaux de nature à ne pas engager
sa responsabilité criminelle sous le régime du paragraphe (1); cette
présomption peut toutefois être renversée, la preuve des troubles mentaux se
faisant par prépondérance des probabilités ». En obligeant « l’accusé
à réfuter qu’il était sain d’esprit selon la prépondérance des probabilités »,
le paragraphe 16(4) C.cr. (aujourd’hui 16(2)) porte atteinte à la présomption
d’innocence « parce qu’il permet une déclaration de culpabilité malgré
l’existence d’un doute raisonnable dans l’esprit du juge des faits quant à la
culpabilité de l’accusé ». Cette
disposition, qui fut mise de l’avant afin d’épargner au ministère public « la
charge écrasante de prouver l’inexistence de l’aliénation afin d’obtenir une
déclaration de culpabilité » constitue une restriction raisonnable dont la
justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et
démocratique.
[Page 763]
512. En matière d’automatisme, ensuite,
puisque si le juge du procès, après avoir appliqué la méthode « plus
globale » décrite par le juge Bastarache dans l’arrêt Stone, conclut
à l’absence de troubles mentaux au sens du Code, seule une défense
d’automatisme sans troubles mentaux peut être soumise au jury (dans les cas de
procès devant jury) ou considérée par le juge du procès (dans les cas de procès
devant juge seul). Pour bénéficier d’un
acquittement, la défense devra alors prouver selon la prépondérance des
probabilités que l’accusé a agi involontairement au point de vue physique.
D’après la Cour d’appel du Québec, dans R. c. Boivin :
« L’accusé qui soulève une défense
d’automatisme sans troubles mentaux assume une double charge de preuve.
Dans un premier temps, il est responsable
d’une charge de présentation. À cette étape, l’accusé doit convaincre le juge
du droit que la défense d’automatisme peut être soumise au juge des faits, en
l’occurrence le jury...
L’accusé s’acquitte de cette charge de
présentation s’il existe une preuve permettant à un jury ayant reçu des
directives appropriées de trancher raisonnablement la question de
l’automatisme. L’accusé doit présenter une allégation de caractère
involontaire, confirmée par le témoignage d’expert, d’un psychiatre ou d’un
psychologue.
Une fois cette étape franchie, la défense
d’automatisme est soumise au juge des faits. L’accusé assume alors une charge
depersuasion. Il lui incombe de prouver au juge des faits le caractère
involontaire de l’acte selon la règle de la prépondérance des probabilités. »
[Page 764]
513. Si le juge du procès arrive à la
conclusion que l’accusé souffrait d’un trouble mental au moment du crime, « seule
la défense d’automatisme avec troubles mentaux sera soumise à l’appréciation du
juge des faits ». Dans ce cas, « l’affaire
sera dès lors instruite comme toute autre cause comportant l’application de
l’art. 16, et il appartiendra au juge des faits de trancher la question de
savoir si la défense a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que
l’accusé était atteint de troubles mentaux qui le rendaient incapable de juger
de la nature et de la qualité de l’acte reproché. » La charge de
persuasion applicable en matière d’automatisme avec troubles mentaux est donc
la preuve selon la prépondérance des probabilités.
514. En ce qui concerne finalement la
défense d’intoxication extrême au seuil de l’automatisme ou de l’aliénation
mentale, celle-ci doit être établie selon la prépondérance des probabilités.
Cette violation flagrante de l’alinéa 11d) peut cependant être justifiée
en vertu de l’article premier. En effet, d’après le juge Cory :
« L’ivresse au degré extrême nécessaire
pour constituer un facteur pertinent ne se produira qu’en de rares occasions.
Seul l’accusé est en mesure de témoigner quant à la quantité d’alcool qu’il a
consommée et aux effets que cela lui a causés. Il faudra recourir
[Page 765]
au témoignage d’experts pour confirmer que
l’accusé se trouvait probablement dans un état voisin de l’automatisme ou de
l’aliénation mentale par suite de son ivresse. »
[Page 766]
515. L’obligation d’établir selon la
prépondérance des probabilités l’absence de volonté ou d’intention découlant de
l’intoxication extrême du prévenu ne s’applique qu’à l’égard d’une infraction
d’intention générale. Une personne accusée d’une infraction d’intention
spécifique (p. ex. : le meurtre) qui se trouve dans un état d’intoxication
extrême n’est pas soumise à une charge de preuve plus onéreuse que si elle
était dans un état d’intoxication avancée. Dans ce cas, l’atteinte à sa
capacité de prévoir les conséquences de ses actes peut s’avérer suffisante pour
susciter un doute raisonnable quant à la mens rea requise (p. ex. :
prévisibilité subjective de la mort découlant des lésions corporelles). Troisième sous-section : Les
entorses au principe de la présomption d’innocence
516. Si la poursuite doit, conformément à la
présomption d’innocence, prouver tous les éléments de l’infraction hors de tout
doute raisonnable, il existe dans le Code criminel certaines exceptions,
certaines présomptions, qui en permettant l’établissement d’un fait essentiel à
l’infraction visent à faciliter le travail de la poursuite. Ces présomptions
peuvent être classées selon qu’elles obligent l’accusé à « établir »
ou « prouver » un fait selon la prépondérance des probabilités, ou
simplement à soulever un doute raisonnable sur l’existence du fait présumé.
517. L’obligation pour la défense d’« établir »
ou de « prouver » un fait selon la prépondérance des probabilités fut
examinée par la Cour suprême, dans R. c. Whyte.
À la suite d’une patrouille de routine, des policiers ont aperçu la voiture
de l’accusé immobilisée le long de la route, le moteur arrêté, le capot encore
chaud, les clés dans le contact et le voyant du tableau de bord allumé.
L’appelant, qui occupait le siège du conducteur, avait le corps affaissé sur le
volant de sa voiture. Ce dernier ayant été accusé d’avoir eu la garde ou le
contrôle d’un véhicule à moteur
[Page 767]
alors que ses
facultés étaient affaiblies par l’effet de l’alcool, la poursuite s’est
prévalue de la présomption de garde ou contrôle énoncée à l’ancien al. 237(1)a)
du Code criminel. Aux termes de cette disposition, « lorsqu’il est
prouvé que le prévenu occupait la place ordinairement occupée par le conducteur
d’un véhicule à moteur, il est réputé avoir eu la garde ou le contrôle du
véhicule, à moins qu’il n’établisse qu’il n’avait pas pris place dans ou sur le
véhicule afin de le mettre en marche ». Discutant de la constitutionnalité
de la présomption prévue à l’al. 237(1)a) C.cr., la Cour rappela
l’importance de la présomption d’innocence et plus particulièrement de l’obligation
de la poursuite de prouver tous les éléments de l’infraction hors de tout doute
raisonnable. En effet, « une disposition qui permet ou qui exige une
déclaration de culpabilité malgré un doute raisonnable quant à l’existence d’au
moins un des éléments de l’infraction porte atteinte à la présomption
d’innocence ». Comme l’al.
237(1)a) présume que l’accusé avait la garde ou le contrôle du véhicule
à moteur sur la simple preuve que ce dernier occupait le siège du conducteur,
l’accusé doit « établir » qu’il n’avait pas l’intention de mettre le
véhicule en marche. L’expression « à moins qu’il n’établisse » ayant
été interprétée comme exigeant une preuve selon la prépondérance des
probabilités, une personne pourrait être déclarée coupable malgré la présence d’un
doute raisonnable sur l’existence d’un élément essentiel de l’infraction :
la garde ou contrôle du véhicule à moteur. Cette violation de la présomption
d’innocence est toutefois justifiée au sens de l’article premier en raison de
la nécessité de protéger le public contre les conducteurs en état d’ébriété, de
l’existence d’un lien rationnel entre la disposition contestée et l’objectif
recherché et de la poursuite d’un équilibre entre la suppression des risques de
dangers pour la population et l’acquittement des personnes qui n’ont rien à se
reprocher.
518. Si la présomption qui oblige l’accusé à
« établir » ou à « prouver » un fait exige une preuve selon
la prépondérance des probabilités, les expressions « en l’absence de toute
preuve
[Page 768]
contraire », « sauf
preuve contraire » demandent, quant à elles, uniquement à l’accusé de
soulever un doute raisonnable sur l’existence du fait présumé. C’est du moins
ce qu’indique la Cour suprême dans R. c. Proudlock.
Discutant de la culpabilité d’un individu accusé de s’être introduit par
effraction dans un restaurant avec l’intention d’y commettre un acte criminel,
la Cour examine la présomption d’intention prévue à l’al. 306(2)a) du
Code. Aux termes de cette disposition, « la preuve qu’un accusé s’est
introduit dans un endroit par effraction constitue, en l’absence de toute
preuve contraire, une preuve qu’il s’y est introduit par effraction, avec
l’intention d’y commettre un acte criminel ». Ici, l’accusé n’a pas à
démontrer son innocence. L’existence d’un doute raisonnable sur la formation de
l’intention spécifique suffit amplement. Ce doute
peut émaner de la preuve de la poursuite, des faits de l’affaire ou de tout
autre élément de preuve versé au dossier, mais en l’absence d’une telle preuve,
l’accusé devra offrir une explication qui peut raisonnablement être vraie ou
présenter toute autre preuve à l’effet contraire.
En somme, « [l]’accusé peut garder le silence mais lorsqu’il y a une
preuve prima facie contre lui et qu’il est, comme en l’espèce, la seule
personne susceptible de présenter une
[Page 769]
“preuve contraire”,
il doit en fait choisir entre faire face à une condamnation certaine ou
témoigner pour offrir une explication ou une excuse ».
519. La constitutionnalité des présomptions
permettant de conclure à la présence d’un fait « sauf preuve contraire »
ou en « l’absence de preuve contraire » fut étudiée par la Cour
suprême, dans R. c. Downey. M.
Downey et sa compagne Mme Reynolds étaient en charge de l’administration et du
fonctionnement d’une agence d’escortes. Des frais de présentation ou d’agence
étaient perçus et déposés dans un compte appartenant à Mme Reynolds. Cette
dernière offrait également des services sexuels contre rémunérations. Quant à
M. Downey, il s’occupait des affaires courantes de l’agence : la réception
des appels, la préparation des reçus et la gestion des affaires bancaires
constituaient la majeure partie de ses activités professionnelles. Sans emploi,
M. Downey a dirigé l’agence d’escortes pendant un mois en l’absence de Mme
Reynolds. M. Downey et Mme Reynolds ayant été conjointement accusés d’avoir
vécu des produits de la prostitution, contrairement à l’al. 195(1)j)
(maintenant abrogé) du Code criminel, le ministère public s’est prévalu
de la présomption du par. 195(2) du Code, selon laquelle « [l]a preuve
qu’une personne vit ou se trouve habituellement en compagnie de prostitués,
[...] constitue, en l’absence de preuve contraire, une preuve qu’elle vit des
produits de la prostitution ». Partant du principe que la preuve d’un fait
essentiel peut être établie par la preuve d’un élément différent si la preuve
de cet élément permet de conclure à l’existence du fait essentiel hors de tout
doute raisonnable, le juge Cory conclut que la présomption du par. 195(2)
contrevient à l’al. 11d) de la Charte, puisqu’elle peut « donner
lieu à une déclaration de culpabilité malgré l’existence d’un doute raisonnable ».
Citant l’exemple du conjoint d’une prostituée qui occupe un emploi stable sans
tirer profit du revenu que sa partenaire obtient de la prostitution, le juge
Cory conclut que le conjoint pourrait, en raison de la présomption prévue au
[Page 770]
par. 195(2), être
déclaré coupable malgré l’existence d’un doute raisonnable sur le fait qu’il
vit des produits de la prostitution. Bien que
l’ancienne présomption du par. 195(2) contrevenait à la présomption
d’innocence, il s’agissait d’une restriction raisonnable dont la justification
pouvait se démontrer au sens de l’article premier.
520. La légalité des « présomptions par
lesquelles la preuve d’un fait est présumée être la preuve de l’un des éléments
essentiels d’une infraction » fut examinée récemment par la Cour suprême
dans l’arrêt R. c. Morrison. Après
avoir pris connaissance d’une petite annonce publiée par l’accusé sur un site
de rencontre et portant le titre suivant : « Papa recherche sa petite
fille », une policière se faisant passer pour une jeune fille de 14 ans a
contacté l’accusé, puis commencé une correspondance avec ce dernier. Dès le
premier message, l’agente de police a indiqué à l’accusé qu’elle avait 14 ans.
La conversation ayant rapidement glissé sur des sujets plus intimes, M.
Morrison l’a questionnée sur ses expériences antérieures et l’a invitée à se
toucher de manière sexuelle. À différentes reprises, au cours des conversations
suivantes, l’accusé a suggéré à la victime de regarder de la pornographie et de
se toucher les seins et les parties génitales. L’accusé aurait également invité
la victime à le rencontrer afin de s’adonner à des activités sexuelles. M. Morrison
ayant été accusé de leurre contrairement à l’al. 172.1(1)b) du Code
criminel, ce dernier prétend qu’il croyait s’adonner à un jeu de rôle entre
adultes. L’al. 172.1(1)b) interdit la communication par un moyen de
télécommunication avec une personne âgée de moins de seize ans ou qu’il croit
telle, en vue de faciliter la perpétration à son égard d’une infraction visée
notamment à l’article 152 (incitation à des contacts sexuels). Pour établir la
croyance de l’accusé que l’autre personne n’avait pas encore seize ans, la
poursuite bénéficie d’une présomption prévue au par. 172.1(3) C.cr. Cette
présomption prévoit que la preuve que la personne faisant l’objet des
infractions visées par la disposition « a été présentée à l’accusé comme
ayant moins de seize ans, constitue, sauf preuve contraire, la preuve que
l’accusé la croyait telle ». La
[Page 771]
constitutionnalité
de la présomption établie au par. 172.1(3) ayant été soulevée au procès, la
Cour suprême devait déterminer si elle contrevenait à l’al. 11d) de la
Charte. D’après le juge Moldaver, la preuve que l’autre personne a été
présentée à l’accusé comme ayant moins de 16 ans ne permet pas de conclure hors
de tout doute raisonnable que l’accusé croyait que l’autre personne n’avait pas
encore 16 ans. On ne peut pas dire que l’un (le fait prouvé) établit
inexorablement l’existence de l’autre (l’élément essentiel).
En effet, ce n’est pas parce qu’une personne se présente sur Internet comme
ayant moins de 16 ans, que son interlocuteur va croire nécessairement qu’elle
n’a pas encore 16 ans. À preuve, même l’accusé, en l’espèce, avait menti sur
son âge en prétendant qu’il avait 45 ans alors qu’il était dans la soixantaine.
Comme « la preuve que l’autre personne a été présentée comme ayant un
certain âge ne mène pas inexorablement à l’existence de l’élément essentiel que
l’accusé croyait qu’elle n’avait pas atteint l’âge fixé – même en l’absence
d’une preuve contraire –, la présomption établie au par. 172.1(3) viole la
présomption d’innocence garantie par l’al. 11d) de la Charte ».
Cette violation, poursuit le juge Moldaver, n’est pas justifiée au sens de
l’article premier en raison de la présence d’un moyen moins « envahissant »
d’établir la connaissance de l’accusé et de la prédominance de ses effets
préjudiciables.
521. Au-delà de la formulation de la
présomption établissant un fait essentiel, c’est donc son impact final sur la
présomption d’innocence qui compte. En effet, « la présomption d’innocence
exige que la Couronne “[établisse] hors de tout doute raisonnable
[Page 772]
la culpabilité de la
personne accusée avant que celle-ci n’ait à répondre” ».
Seule une présomption fondée sur un fait établi qui mène inexorablement à
l’existence du fait présumé peut être conforme à la présomption d’innocence
consacrée à l’al. 11d) de la Charte.
Deuxième
section : Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable (al. 11b)
de la Charte)
522. Le droit d’être jugé dans un délai
raisonnable est consacré à l’al. 11b) de la Charte. Ce droit, qui
s’exprime dans le célèbre adage « un retard à rendre justice équivaut à un
déni de justice », vise à
préserver les intérêts de l’accusé, de la victime, de leurs familles
et du public. Envisagé
du point de vue de
[Page 773]
l’accusé, de
la personne présumée innocente, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable
protège ses droits à la liberté, à la sécurité de sa personne et à un procès
équitable. À la liberté, tout
d’abord, puisqu’un inculpé qui tarde à subir son procès peut être privé plus
longtemps de sa liberté en raison de sa détention préventive ou de ses
conditions de remise en liberté sous caution.
À la sécurité de sa personne, ensuite, car le retard à procéder avec célérité peut
être source de stress, d’angoisse et d’anxiété.
La
[Page 774]
stigmatisation
subséquente au dépôt d’accusation criminelle et le bouleversement de la « vie
familiale, sociale et professionnelle » consécutif à une poursuite
pendante constituent également des conséquences négatives qui s’aggravent avec
le temps. Quant au droit à un
procès équitable, l’accusé doit avoir la chance de « se défendre de
l’accusation portée contre lui » et de « rétablir sa réputation »
le plus rapidement possible. L’écoulement du
temps, en effet, peut affecter la mémoire des témoins, la qualité de la preuve
disponible ou carrément empêcher certaines personnes de déposer en raison de
leur absence, de leur disparition ou de leur état de santé.
Mis sur pied afin de protéger les droits de l’accusé,
[Page 775]
« le droit que
confère l’al. 11b) [...] peut souvent se transformer en arme offensive
entre les mains de l’accusé ». Les tribunaux
doivent donc veiller à sauvegarder les droits en question, tout en limitant les
risques d’abus de la part de certains inculpés.
523. Au-delà des répercussions sur les
droits des accusés, le retard dans les procédures affecte également les victimes
d’actes criminels. Qu’il s’agisse d’alléger la souffrance subie ou de
satisfaire leur besoin de justice, les victimes ont tout intérêt à ce que les
procès soient instruits en temps utile. Un procès tenu rapidement permet alors
de « tourner la page » et de continuer
à vivre sans subir la frustration d’un procès qui n’en finit plus.
524. La peur de se lancer dans des
procédures qui s’éternisent peut également freiner les dénonciations et miner
la confiance du public envers l’administration de la justice.
En effet, « le défaut de tenir les procès criminels avec équité, rapidité
et efficacité amène inévitablement la société à douter [...] et, en fin de
compte, à mépriser les procédures judiciaires ».
Quant à l’arrêt des procédures découlant de délais déraisonnables, il « place
l’innocent dans une situation incertaine et permet au coupable de rester impuni ».
L’équité, rappelons-le, ne signifie pas automatiquement l’absence de célérité.
Un procès peut être juste, rapide et équitable si tous les acteurs au sein du
système judiciaire contribuent à son bon fonctionnement.
C’est le défi lancé au
[Page 776]
gouvernement, aux
avocats et aux juges à la suite des arrêts Jordan et Cody. À
l’étude du cadre d’analyse applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b)
de la Charte, succédera un examen de la mesure transitoire exceptionnelle mise
en place afin de tenir compte du droit applicable au moment du procès. Première sous-section : Le
cadre d’analyse applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b) de la
Charte
525. L’arrêt de principe en matière de
délais déraisonnables est R. c. Jordan.
Cette décision, au retentissement national, fut rendue nécessaire compte
tenu des difficultés résultant de l’application des anciennes règles
développées dans l’arrêt R. c. Morin.
[Page 777]
Son but était de
simplifier le droit applicable en semblable matière, de contrer la « culture
des délais » qui s’était
installée dans les palais de justice et d’inviter les différents acteurs du
système judiciaire à participer activement à la réduction de ces délais. Dans
la poursuite de ces objectifs, la Cour a proposé un nouveau cadre d’analyse
applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b) de la Charte.
Ce cadre, qui est de nature préventive et proactive, repose sur l’imposition
d’un « plafond présumé au-delà duquel le délai est présumé déraisonnable ».
Des consignes supplémentaires sont également prévues pour traiter des instances
déjà en cours. Voyons brièvement en quoi consistent les différentes étapes de
ce nouveau cadre d’analyse.
[Page 778] a) Le calcul du délai total entre
le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès
526. L’imposition d’un plafond au-delà
duquel le délai est présumé déraisonnable constitue, sans aucun doute, la
contribution la plus importante de l’arrêt Jordan. « Ce “plafond
présumé” est fixé à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour
provinciale et à 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure (ou
celles instruites devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête
préliminaire). » Le plafond
applicable au prévenu qui devait être jugé devant la Cour supérieure mais qui
change d’idée et opte pour un procès devant un juge de la cour provinciale
avant que ne commence son enquête préliminaire, est celui de 18 mois.
L’instauration d’un plafond présumé a pour effet de simplifier les
[Page 779]
règles applicables
en matière de délais déraisonnables et de contribuer à l’augmentation à long
terme de la confiance du public envers l’administration de la justice.
Malgré le besoin accru de procéder rapidement lorsque des accusations sont
portées contre des adolescents, les plafonds adoptés par l’arrêt Jordan s’appliquent
également au procès mettant en cause de jeunes délinquants.
527. La première étape de l’analyse proposée
par la Cour suprême dans l’arrêt Jordan, débute donc avec le calcul du
délai total entre « la dénonciation ou l’acte d’accusation s’il n’y a pas
de dénonciation et la conclusion réelle ou anticipée du procès ».
[Page 780]
Bien que la
protection offerte par l’al. 11b) de la Charte « s’étend jusqu’à la
date du prononcé de la peine inclusivement », les
plafonds fixés par l’arrêt Jordan « s’appliquent jusqu’à la fin de
la présentation de la preuve et des plaidoiries dans le cadre du procès, et pas
plus ». Ce qui exclut
la période requise pour délibérer sur la cause et rendre un verdict.
Quant aux accusations qui découlent de la même affaire, mais qui sont déposées
à des dates différentes, le tribunal doit calculer la période de temps qui
s’est écoulée séparément, à partir du dépôt de chaque accusation.
[Page 781]
D’après la Cour
d’appel de l’Alberta, dans R. c. J.E.V., les plafonds fixés dans
l’arrêt Jordan ne tiennent pas compte du temps requis pour tenir un
nouveau procès. Dans ce cas, le
décompte doit repartir à zéro à compter de l’ordonnance de nouveau procès.
Naturellement, on s’attend à ce que les nouveaux procès se déroulent d’une
manière raisonnablement expéditive et puissent se conclure en moins de temps
que le plafond présumé pour le procès initial.
Même si le délai redémarre à zéro à compter de l’ordonnance de nouveau procès,
la Cour d’appel du Québec, sous la plume du juge Lévesque, précise que cette
ordonnance n’empêche pas « un accusé d’invoquer une violation à l’alinéa
11b) pour le délai occasionné durant son premier procès ».
Résultat : L’accusé qui a subi son premier procès à la suite de l’arrêt Jordan
peut invoquer pour la première fois une violation de son droit d’être jugé
dans un délai raisonnable lors de son second procès sans
[Page 782]
craindre de se faire
reprocher la présentation tardive de sa requête et l’absence de préjudice qui
en découle si la durée du premier procès dépasse les plafonds établis.
Dans ce cas, les délais sont présumés déraisonnables sans égard à la présence
ou non d’un préjudice. La présentation tardive d’une requête en arrêt des
procédures pour délais déraisonnables ne constitue donc pas une renonciation
claire et non équivoque à la protection constitutionnelle. b) La soustraction des délais
imputables à la défense
528. Après avoir calculé le délai total entre
le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès, le
tribunal doit en soustraire le délai imputable à la défense de manière à
obtenir le délai net aux fins de la comparaison avec le plafond présumé
applicable. Le délai est imputable
à la défense lorsque (1) l’accusé renonce à invoquer certaines périodes
dans le calcul ou (2) le délai résulte de la conduite de la défense.
[Page 783] 1) La renonciation
529. La renonciation à invoquer certaines
périodes dans le calcul peut être « explicite ou implicite, mais elle doit
être éclairée, claire et sans équivoque ». La
renonciation explicite ne pose aucune difficulté aux tribunaux et doit,
conformément aux arrêts Askov, Morin,
Jordan et Cody,
entraîner la soustraction de la période faisant l’objet de la renonciation. Si,
par exemple, l’accusé a renoncé expressément à invoquer un délai de treize mois
sur une période totale d’environ 60,5 mois, le délai net sera d’environ 47,5
mois. Comme la « ré-option »
du mode de procès de
[Page 784]
l’accusé est soumise
au consentement du poursuivant, le ministère public pourrait subordonner son
accord à la renonciation du délai encouru à la suite de ce nouveau choix.
L’ajournement nécessaire en raison du changement d’avocat de la défense peu de
temps avant le procès ne peut être comptabilisé dans le délai total reproché.
Quant à la renonciation implicite de l’accusé, celle-ci doit se faire
librement et en toute connaissance de cause.
L’avocate de la défense qui s’entend avec le procureur de la poursuite sur la
date d’un procès permet donc de conclure à la renonciation du délai en
question, lorsqu’il ne s’agit pas en l’espèce « d’une simple
reconnaissance de l’inévitable ». Le fardeau de
démontrer la
[Page 785]
renonciation
implicite repose sur les épaules du poursuivant.
L’avocat qui s’entend avec le procureur sur une date qui ne peut être respectée
en raison de l’indisponibilité de la Cour n’a pas renoncé implicitement au
délai en question, surtout lorsqu’il s’agit, encore une fois, « d’une
simple reconnaissance de l’inévitable ». Il
y aura renonciation implicite, à titre d’exemple, lorsque le
[Page 786]
tribunal propose
différentes dates à la défense qui choisit celle la plus éloignée malgré sa disponibilité.
Quant à la remise de consentement qui engendre des délais importants, elle
constitue généralement une « renonciation implicite, sinon explicite, de
la défense à cette portion de délai ». 2) Le délai causé par la conduite
de la défense
530. Le délai qui résulte « uniquement
ou directement » de la conduite de la défense n’est pas comptabilisé dans
le délai reproché. Ce second volet a
pour but d’éviter que la défense ne profite de « sa propre action ou de
son inaction lorsque celle-ci a pour effet de causer un délai ».
Comme les plafonds présumés de 18 et 30 mois tiennent déjà compte des
procédures légitimes entreprises par la défense pour répondre aux accusations,
« le seul délai imputable à la défense qui peut être déduit en vertu de ce
volet est donc un délai qui : 1) est causé uniquement ou directement par
l’accusé; et 2) découle d’une mesure prise illégitimement par la défense dans
la mesure où elle ne vise pas à répondre aux accusations ».
En droit, « nul ne peut bénéficier de sa propre
[Page 787]
turpitude. » La
défense, poursuit la Cour, ne peut adopter une conduite dilatoire ou se lancer
dans des demandes frivoles, futiles ou sans fondement. D’où la décision de la
Cour d’appel de l’Ontario, dans R. c. D.C., de déduire du délai
applicable en l’espèce, l’ajournement de plusieurs mois requis en raison de
l’omission du procureur de la défense de présenter une requête écrite afin de
contre-interroger la plaignante sur une activité sexuelle antérieure.
Quant à l’avocat de la défense qui n’est pas prêt à procéder lorsque le
tribunal et le procureur sont disposés à le faire, il ne peut profiter du délai
supplémentaire qui découle de son propre retard.
[Page 788]
La situation serait
différente, par contre, si la poursuite n’était pas prête à procéder avant la
date fixée par les parties. Dans ce cas, le
consentement aux différentes remises ne pourrait lui être reproché.
La liste des mesures ayant engendré des délais supplémentaires n’étant pas
exhaustive, d’autres conduites peuvent retarder
[Page 789]
le procès. Parmi les
circonstances permettant de déterminer si une action ou une omission est
légitime et vise à répondre à une accusation, mentionnons « le nombre
total des demandes présentées par la défense, leur solidité, leur importance,
la proximité des plafonds établis dans Jordan, le respect de toutes les
exigences en matière de préavis ou de dépôt et la présentation de ces demandes
dans les délais impartis ». Qu’elle soit
fondée ou non, une action peut-être illégitime si elle vise simplement à gagner
du temps, à retarder le déroulement de l’instance, ou si elle démontre une « inefficacité
ou une indifférence marquées à l’égard des délais ».
Quant à l’inaction, celle-ci peut être imputée à l’accusé comme provenant de sa
volonté de ne pas procéder. Il ne faut pas confondre ici la diligence
raisonnable avec la passivité ou l’absence de mauvaise foi.
« Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’al. 11b)
a pour corollaire la responsabilité d’éviter de causer un
[Page 790]
délai déraisonnable. »
L’avocat doit donc « faire valoir activement les droits de son client à un
procès tenu dans un délai raisonnable »,
participer à la réduction des délais inutiles en collaborant si possible avec
l’avocat de la poursuite et s’assurer qu’il utilise à bon escient le temps du
tribunal. Le délai résultant
d’un changement d’avocat doit être déduit en vertu de ce volet puisqu’il relève
directement de la conduite de la défense. Une
demande de récusation injustifiée doit également être imputée à l’accusé
lorsqu’elle résulte d’une « conduite frivole et illégitime de la part de
la défense qui entraîne directement un délai ».
L’accusé qui arrive en retard à la cour pour la tenue d’un voir-dire sur
l’admissibilité d’une déclaration qu’il a faite à un policier est en partie
imputable du délai qui en résulte si son défaut de se présenter à l’heure fixée
« est à l’origine du besoin de trouver une date à laquelle on pouvait
tenir une audience de cinq heures plutôt que de deux heures et demie »
Quant à la demande du procureur de l’accusé d’interroger l’enquêteur principal
lors de l’enquête
[Page 791]
préliminaire, ne
s’agissant pas d’une demande frivole, le délai de 13 mois résultant du report
de l’enquête préliminaire, causé par l’absence de l’enquêteur principal, ne
peut donc lui être imputé. Il en va de même
lorsque la communication tardive de la preuve amène la défense à repousser la
tenue de l’enquête préliminaire. c) Le délai net est supérieur au
plafond présumé
531. Si le délai net obtenu à la suite de la
soustraction des délais imputables à l’accusé demeure supérieur au plafond
applicable, le délai est présumé déraisonnable. Cette présomption peut être
réfutée par la preuve du ministère public que certains délais sont attribuables
à la présence d’événements distincts devant être déduits du délai net. Si,
malgré cette déduction, le délai excède encore le plafond admissible, la
poursuite peut démontrer que le délai était raisonnable compte tenu de la
complexité particulièrement élevée de l’affaire.
La présomption selon laquelle le délai
[Page 792]
est déraisonnable
peut donc être repoussée par la preuve de circonstances exceptionnelles
attribuables soit à la présence d’événements distincts ou d’une affaire
particulièrement complexe. « Des circonstances
exceptionnelles sont des circonstances indépendantes de la volonté du ministère
public, c’est-à-dire (1) qu’elles sont raisonnablement imprévues ou
raisonnablement inévitables, et (2) que l’avocat du ministère public ne peut
raisonnablement remédier aux délais lorsqu’ils surviennent. »
Les deux critères sont cumulatifs. « Le premier volet de la définition des
circonstances exceptionnelles requiert donc uniquement que l’événement en cause
ait été raisonnablement imprévisible ou raisonnablement inévitable »,
alors que le second « consiste à se demander si le ministère public a pris
des mesures raisonnables pour remédier à l’erreur et réduire les délais au
minimum ».
[Page 793]
532. Les événements exceptionnels distincts
qui affectent la longueur des procédures peuvent se produire, par exemple,
lorsqu’une partie à l’instance ou l’un de ses proches tombe malade ou fait face
à une situation d’urgence. Dans J.B. c. R.,
la Cour d’appel mentionne que « la maladie du procureur de la poursuite,
l’accouchement de la policière et la manifestation d’une troisième
[Page 794]
victime sont des
événements distincts ». Des délais
supplémentaires imputables à une grève des représentants du ministère public
constituent également une circonstance exceptionnelle au sens de l’arrêt Jordan.
Il en va de même des procédures intentées contre des personnes faisant
l’objet d’une demande d’extradition et du délai
imputable à un avortement de procès auquel la poursuite n’a pas contribué.
Les délibérés en cours d’instance qui retardent le procès peuvent être
considérés comme des événements distincts. On n’a
qu’à penser au juge de l’enquête préliminaire qui a pris plus de deux mois pour
délibérer sur la question interlocutoire et la décision de citer l’accusé à son
procès. Quant au juge
[Page 795]
qui « prend la
question “sous réserve” » sans freiner la procédure, aucun délai ne doit
être déduit. À l’image des délais
imputables à la défense, les périodes de retard découlant d’événements
exceptionnels distincts doivent être soustraites du délai reproché. L’analyse
est donc purement mathématique. Si la cause est retardée de 4,5 mois en raison
de la nomination de l’ancien procureur de l’accusé à la magistrature, il faudra
donc retrancher 4,5 mois du délai total applicable.
S’agissant d’événements exceptionnels distincts, le délai doit satisfaire à
l’analyse à deux volets retenue par la Cour suprême dans R. c. Jordan,
puis confirmée dans les arrêts Cody et K.J.M..
C’est ainsi qu’il faut envisager le délai de 28 jours qui résulte de la
transmission incomplète de la
[Page 796]
transcription du
voir-dire tenu afin de déterminer l’admissibilité de la déclaration faite par
l’accusé à un policier. Les erreurs étant toujours possibles, le retard
découlant de l’erreur de transmission correspond à celles qui peuvent arriver
dans le cours normal des choses. En plus d’être raisonnablement imprévisible
ou inévitable, cette erreur ne pouvait d’aucune façon être imputée à
la poursuite qui ne pouvait rien faire pour remédier à la situation. Quant au
système judiciaire, même si on peut dire que la juge aurait pu se rendre compte
que la transcription n’était pas complète si elle n’avait pas pris de vacances
et avait écouté l’enregistrement audio au moment de sa réception, « il ne
s’agit pas d’une attente raisonnable. En conséquence, le système judiciaire
n’aurait pas raisonnablement pu atténuer cette portion du délai ».
Dans R. c. Reinbrecht, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique
confirme la décision du juge du procès de ne pas imputer à la poursuite le
délai de deux mois entre le moment où l’un des témoins clés de la poursuite a
informé la police de son intention de modifier sa déclaration initiale et son
interrogatoire subséquent. Comme le témoin était enceinte de 8 mois et faisait
des cauchemars en raison de l’incident en question, la décision de la police de
repousser le nouvel interrogatoire après son accouchement était raisonnable
dans les circonstances.
[Page 797]
533. Pour réfuter la présomption applicable,
le ministère public ne peut simplement se rabattre sur des problèmes antérieurs.
Il doit démontrer qu’il a pris des mesures raisonnables afin d’éviter le
prolongement des délais au-delà du plafond présumé admissible.
Il ne s’agit pas ici d’une obligation de résultat, mais de moyens. Parmi les
mesures suggérées par la Cour, mentionnons le recours rapide « aux
processus de gestion d’instance pour obtenir l’aide du tribunal »,
les demandes d’assistance formulées à la défense « pour simplifier la
preuve ou les questions en litige ou pour coordonner les demandes préalables au
procès », ou encore
l’utilisation de « tout autre moyen procédural approprié » permettant
de réduire les délais encourus.
534. Le délai causé par des événements
exceptionnels distincts survenant au cours du procès ne peut être imputé à la
poursuite. C’est l’exemple du plaignant qui se rétracte à la dernière minute et
qui oblige le ministère public à repenser sa stratégie,
ou celui du juge qui ne peut continuer de siéger en raison d’une
[Page 798]
plainte formulée
contre lui au sujet d’une affaire différente.
Dans les deux cas, l’événement était raisonnablement imprévisible ou
raisonnablement inévitable. Le retard qui s’ensuit doit donc être déduit
du délai total applicable. Un procès qui s’éternise malgré les estimés
réalistes des deux parties peut également constituer une circonstance
exceptionnelle au sens de l’arrêt Jordan.
Est-ce que le ministère public a pris les moyens raisonnables pour remédier
à la situation en temps opportun ? Si la réponse est oui, le délai sera
déduit. Dans le cas contraire, le retard sera imputé à la poursuite.
Bien que le refus de la défense de signer un engagement relatif à la
communication de la preuve puisse s’avérer imprévisible compte tenu de la
pratique courante reconnue en l’espèce, le défaut
[Page 799]
du ministère public
d’agir sur-le-champ pour régler le problème peut lui être reproché.
535. « Pour satisfaire à l’obligation
de diligence raisonnable, le ministère public n’a pas à épuiser toutes les
solutions imaginables en vue de remédier à l’événement en question. »
Le procureur qui communique rapidement la preuve concernant des allégations
d’inconduite d’un policer impliqué dans l’arrestation de l’accusé n’est donc
pas responsable du retard qui s’ensuit. Même si la poursuite aurait pu renoncer
à utiliser la preuve provenant de cet agent, le délai ne peut lui être
reproché, comme provenant de sa volonté. Le
ministère public, rappelons-le, doit faire preuve de diligence raisonnable.
Plus la question est soulevée tardivement, plus il sera difficile pour la
poursuite de réagir à temps. Si le problème surgit peu avant l’expiration du
délai applicable, il sera parfois impossible pour le ministère public de
respecter le plafond présumé. En somme, comme la
défense, le ministère public ne doit pas rester les bras croisés. Il doit
prendre les mesures raisonnables qui s’imposent en l’espèce pour atténuer les
conséquences inévitables de circonstances exceptionnelles en donnant priorité,
par exemple, aux causes qui se prolongent en raison d’imprévus.
Le défaut de procéder avec diligence pourrait être reproché au ministère public
et empêcher la déduction de certaines
[Page 800]
portions du délai
qui auraient pu être corrigées par la poursuite et le système judiciaire.
536. Si après avoir procédé à toutes les
déductions permises, le délai net continue d’excéder le seuil maximal
admissible, le juge « doit se demander si le délai net est raisonnable
compte tenu de la complexité globale de cette affaire ».
L’analyse est qualitative et non quantitative.
Sont particulièrement complexes, les affaires qui, « eu égard à la nature
de la preuve ou des questions soulevées, exigent un procès ou une
période de préparation d’une durée exceptionnelle, si bien que le délai est
justifié ». Bien que la
communication d’une preuve volumineuse puisse être un indice de la complexité
de la cause, cela ne signifie
[Page 801]
pas automatiquement
qu’il s’agisse d’une affaire particulièrement complexe.
Il en va également de « la complexité de l’enquête
[Page 802]
qui ne reflète pas
nécessairement le degré de difficulté du procès ».
C’est donc la complexité de l’affaire « dans son ensemble »
[Page 803]
qui compte et non
simplement la façon dont se déroule le procès. Quant à la complexité découlant
de la nature des questions soulevées, il est évident que le « nombre
d’accusations et de demandes préalables au procès », la présence de
questions de droit compliquées ou qui n’ont pas encore été tranchées et la
pluralité des sujets qui devront être abordés peuvent parfois justifier le
délai reproché. « La poursuite
peut poursuivre des accusés conjointement même si cela augmente la complexité
et les délais dans un dossier lorsque c’est dans l’intérêt de la justice et
qu’elle a un plan réaliste de poursuite. »
Bien que la gravité de l’infraction ne puisse justifier la présence de délais
supplémentaires, les causes les
[Page 804]
plus complexes sont
souvent celles qui sont associées à des infractions graves telles que le
terrorisme, le gangstérisme et autres activités se rapportant au crime organisé.
La préparation par le ministère public d’un plan de travail ou d’un échéancier
pour contrôler les délais et contenir les dangers de dépassement résultant de
la complexité de la cause, fait partie des mesures raisonnables auxquelles un
tribunal peut s’attendre dans les circonstances.
À défaut, le ministère public ne pourra démontrer que les retards engendrés
étaient irrésistibles, donc indépendants de sa volonté.
[Page 805]
Une réflexion sur
l’à-propos d’accusations multiples pour une seule et même conduite ou sur
l’opportunité d’instituer des poursuites contre plusieurs coaccusés en même
temps peut s’avérer également pertinente afin de concilier l’intérêt public et
le droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable.
537. Si le tribunal, après avoir
soigneusement examiné la nature de la preuve ou des questions soulevées, « conclut
que l’affaire était particulièrement complexe, de sorte que sa durée était
justifiée, le délai est jugé raisonnable et aucun arrêt des procédures n’est
ordonné ». Même si un
procès pour meurtre « typique » ne constitue généralement pas une
circonstance exceptionnelle, il en va autrement
lorsque la complexité de l’affaire découlant en partie du fait que l’on a pas
retrouvé le corps des victimes, a contribué de manière appréciable à justifier
le délai.
[Page 806] d) Le délai net est inférieur au
plafond présumé
538. Lorsque le délai net est inférieur au
plafond présumé, la défense doit démontrer que le délai a été déraisonnable. Il
s’agira alors pour elle d’établir « (1) qu’elle a pris des mesures utiles
qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance, et (2)
que le procès a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être ».
Comme les plafonds présumés applicables tiennent déjà compte du délai institutionnel
raisonnable reconnu par la Cour suprême dans R. c. Morin et de la
complexité grandissante des affaires criminelles, l’arrêt des procédures sera
accordé que dans les cas les plus évidents. 1. Les mesures utiles et soutenues
entreprises par la défense
539. Pour démontrer que le délai inférieur
au plafond présumé applicable a été déraisonnable, la défense doit, tout
d’abord, établir qu’elle « a pris des mesures précises et soutenues pour
accélérer » le déroulement de l’instance.
Encore une fois, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens.
La défense doit avoir fait preuve de diligence raisonnable pour que l’accusé
soit jugé rapidement. Pour ce faire, « la défense doit démontrer qu’elle a
essayé d’obtenir les dates les plus rapprochées possible pour la tenue de
l’audience, qu’elle a collaboré avec le ministère public et le tribunal et a
répondu à leurs efforts, qu’elle a avisé le ministère public en temps opportun
que le délai commençait à poser problème, et qu’elle a mené toutes les demandes
(y compris celle fondée sur l’al. 11b)) de manière raisonnable et
expéditive ». Bien qu’il ne
s’agisse pas d’une obligation de résultat, des mesures concrètes doivent avoir
été entreprises afin de rencontrer le degré de diligence requis en semblable
matière. La passivité n’est donc
[Page 807]
pas synonyme de
diligence. De même, le simple fait de consigner au dossier sa volonté d’obtenir
une date plus rapprochée ne suffit pas à ce stade.
L’obligation imposée à l’accusé lorsque le délai est inférieur au plafond
présumé constitue donc le pendant du fardeau qui incombe au ministère public
lorsqu’il entend démontrer que le délai excédant le plafond maximal applicable
n’était pas déraisonnable. 2. Le procès a été nettement plus
long qu’il aurait dû raisonnablement l’être
540. En plus des mesures précises et
soutenues qu’elle a prises pour accélérer le déroulement de l’instance, la
défense doit démontrer que « le procès a été nettement plus long qu’il
aurait dû raisonnablement l’être ». Comme l’indique
le juge Moldaver dans R. c. K.J.M., « la question ici n’est
pas de savoir si l’affaire aurait raisonnablement dû être réglée plus
rapidement. Il s’agit plutôt de savoir si le procès a été nettement plus
long qu’il aurait dû raisonnablement l’être ».
Le temps raisonnablement nécessaire pour juger d’une affaire est tributaire de
plusieurs facteurs dont la complexité de la cause, la nécessité accrue de
procéder rapidement dans les cas d’instances impliquant des adolescents, les
particularités propres à chaque juridiction et les mesures entreprises par le
ministère public pour que l’accusé soit jugé plus rapidement.
En effet, plus la cause est compliquée, plus le procès risque d’être long. Une
affaire relativement simple exige, à l’inverse, beaucoup moins de temps de
préparation et nécessite des délais moins importants. Le juge appelé à
déterminer le délai raisonnable nécessaire pour juger de l’affaire doit tenir
compte également « des circonstances locales et systémiques »
qui peuvent influer sur le temps généralement requis pour juger d’une affaire
[Page 808]
similaire. Quant aux
mesures raisonnables prises par le ministère public pour accélérer l’instance,
il est peu probable que le délai encouru dépasse largement le délai
raisonnablement nécessaire pour juger d’une affaire lorsque de telles mesures
ont été entreprises à la satisfaction du tribunal. Afin de déterminer si le
procès a été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être,
le tribunal doit également tenir compte du contexte et du fait que les parties « se
sont fiées à l’état du droit » existant au moment du procès.
Cela est particulièrement évident lorsque la cause s’est déroulée en grande
partie avant l’arrêt Jordan. La « tolérance » à l’égard des
délais institutionnels étant plus grande auparavant, « un arrêt des
procédures sera encore plus difficile à obtenir pour les causes en cours
d’instance lorsque le délai est inférieur au plafond ».
Cette conclusion s’impose d’autant plus lorsque la gravité de l’infraction et
le préjudice subi par l’accusé amènent la poursuite à croire que le délai
n’était pas déraisonnable à la lumière des principes antérieurs à l’arrêt
Jordan. Enfin, mentionnons
que le juge qui se demande si le temps qu’a pris la cause excède de manière
manifeste le temps raisonnablement nécessaire pour juger l’affaire, ne doit pas
se lancer dans des calculs scientifiques, ni dans une analyse trop minutieuse
des délais ou des démarches entreprises, mais plutôt analyser le procès dans
son ensemble.
[Page 809] Deuxième sous-section : La
mesure transitoire exceptionnelle
541. Comme l’arrêt Jordan s’applique
aux affaires déjà en cours, le Tribunal prévoit la mise sur pied d’un mécanisme
de transition permettant à la poursuite de justifier la présence d’un délai
présumé déraisonnable. Cette mesure
transitoire exceptionnelle, prévient la Cour, ne doit s’appliquer que lorsque
la déduction relative aux événements distincts ne permet pas d’abaisser le
délai sous le seuil critique admissible et que la complexité de l’affaire ne suffit
pas à justifier le délai excédentaire.
[Page 810]
542. À l’instar de la complexité de la
cause, la mesure transitoire exceptionnelle suppose une appréciation
qualitative et non quantitative de l’affaire. La poursuite ayant été entreprise
sous la gouverne des principes établis dans l’arrêt Morin, le ministère
public pourra invoquer la mesure transitoire exceptionnelle s’il est en mesure
de démontrer que « le temps qui s’est écoulé est justifié du fait que les
parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait au
préalable ». L’application
de la mesure transitoire exceptionnelle est souple et contextuelle. « Pour
déterminer si les parties se sont raisonnablement conformées au droit
antérieur, il faut notamment tenir compte des facteurs suivants : “la
complexité de l’affaire, la durée de la période qui excède les lignes
directrices de l’arrêt Morin, les efforts de la poursuite et ceux de la
défense pour faire progresser le dossier, la gravité de l’infraction [...] et
le préjudice subi par l’accusé”. » À ce chapitre,
il est
[Page 811]
évident que la
détention avant procès et l’imposition de conditions restrictives de remise en
liberté accentuent le préjudice relativement au droit à la liberté de l’accusé.
Le stress, l’angoisse et l’anxiété qui découlent d’une accusation criminelle
pendante et la disparition ou l’absence de certains témoins due au retard à
procéder affectent respectivement le droit de l’accusé à la sécurité de sa
personne et celui de présenter une défense pleine et entière.
Si l’absence de préjudice concret jumelée à la gravité de l’affaire peuvent
justifier un délai légèrement supérieur au seuil admissible lorsque le procès
s’est tenu près de trois ans avant l’arrêt Jordan,
le tribunal sera plus sévère lorsque la cause introduite à la suite de
graves accusations est simple, que la défense a fait preuve de diligence
raisonnable pour accélérer les procédures et que le ministère public n’a rien
fait pour « atténuer le long délai institutionnel qui
[Page 812]
empoisonnait la
poursuite ». Quant à la
gravité du préjudice subi par l’accusé, l’inaction ou la passivité de la
défense à procéder rapidement peut être soulevée afin de démonter l’absence de
préjudice réellement subi. Le délai d’une cause
qui s’est déroulée entièrement avant l’arrêt Jordan et qui demeure
raisonnable selon l’arrêt Morin peut justifier un délai supérieur au
plafond. Ce qui n’est pas le
cas d’une cause simple qui s’étire largement au-delà du plafond admissible « en
raison d’erreurs et d’impairs répétés du ministère public ».
[Page 813]
543. L’arrêt Morin accorde également
une attention particulière aux districts judiciaires qui sont aux prises avec
des délais institutionnels considérables. « La mesure transitoire
exceptionnelle dont il est question ici reconnaît qu’il faut du temps pour
implanter des changements et que les délais institutionnels – même s’ils sont
importants – ne donneront pas automatiquement lieu à des arrêts de procédures. »
Un délai présumé déraisonnable peut donc être justifié grâce à la mesure
transitoire exceptionnelle lorsque la cause est « moyennement complexe
dans une région confrontée à des problèmes de délais institutionnels importants ».
Les deux conditions sont impératives. « Une cause dont le seuil de
complexité se situe en deçà du dossier moyennement complexe ne pourra pas faire
l’objet de la mesure transitoire malgré la présence de problèmes
institutionnels importants. » Quant à
l’absence de diligence de la poursuite qui contribue ou aggrave les délais
institutionnels problématiques d’un district, elle s’oppose à l’application de
la mesure transitoire et ne peut justifier un délai qui dépasse largement ce
qui était raisonnable selon l’ancien cadre d’analyse.
De toute évidence, l’application de la mesure transitoire exceptionnelle n’est
pas simple. Le déroulement des procédures entreprises avant l’arrêt Jordan doit
être évalué à l’aune des critères établis dans l’affaire Morin alors que
la portion complétée après le prononcé de la décision de la Cour suprême doit
être appréciée en fonction du temps disponible pour s’adapter aux critères et
recommandations formulés dans l’arrêt Jordan.
[Page 814] Troisième sous-section : Le « délai
attribuable au temps de délibération en vue du prononcé du verdict » et le
droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable
544. Sans être soumis aux plafonds fixés par
l’arrêt Jordan, le « délai attribuable au temps de délibération en
vue du prononcé du verdict » peut porter
atteinte au droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable lorsqu’il « a
été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être compte tenu de
l’ensemble des circonstances ». Encore une
fois, il ne suffit pas de démontrer que le temps de délibération en vue du
prononcer du verdict a été long, mais bien qu’il a été nettement plus
long qu’il aurait dû raisonnablement l’être dans les circonstances. Aussi,
compte tenu de la présomption d’intégrité dont jouissent les juges, le tribunal
chargé de l’affaire présumera que le « temps qu’il a fallu au juge du
procès pour arriver à son verdict n’a pas été plus long qu’il était
raisonnablement nécessaire qu’il le soit ».
Pour repousser cette présomption, la défense devra démontrer « que le
temps consacré aux délibérations a été nettement plus long qu’il aurait dû
raisonnablement l’être compte tenu de l’ensemble des circonstances ».
Le défi est de taille, précise le juge Moldaver, dans R. c. K.G.K. Considérant
l’importance de la présomption d’intégrité et des considérations qui en
découlent, les arrêts de procédures seront plutôt rares et ne se présenteront
que dans les cas les plus manifestes. Sans se
produire fréquemment, il peut arriver que le temps de délibération soit si
long, « si manifestement excessif », qu’il est suffisant à lui seul
pour conclure à une violation du droit en question.
La présence d’un procès qui s’étire et qui s’approche du plafond admissible est
un autre facteur dont le juge doit tenir
[Page 815]
compte afin de
prioriser les dossiers les plus problématiques au regard du droit d’être jugé
dans un délai raisonnable. La complexité de
l’affaire qui résulte notamment du volume et du type de preuve présenté, du « nombre
de coaccusés », des questions débattues et de la position respective de
chaque partie impliquée dans le procès constituent également des facteurs
pertinents au moment de déterminer si le temps de délibération « a été
nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être compte tenu de
l’ensemble des circonstances ». Il en va de
même des renseignements communiqués par la cour ou le juge aux parties
concernant, par exemple, l’état de santé du magistrat, sa charge de travail ou
le besoin de traiter certains dossiers prioritaires.
Enfin, une comparaison du temps qui s’est écoulé avec celui qui est normalement
requis afin de régler une affaire semblable peut parfois s’avérer utile dans
les circonstances.
545. Bien que la protection
constitutionnelle prévue à l’al.11b) « s’étend jusqu’à la date du
prononcé de la peine inclusivement », les
plafonds fixés par l’arrêt Jordan ne s’appliquent pas aux procédures
relatives à la détermination de la peine. Le
[Page 816]
temps pour rendre
une décision sur la peine peut donc porter atteinte au droit d’être jugé dans
un délai raisonnable si les procédures « s’éternisent indûment »,
ou pour être plus précis, si le temps requis pour déterminer la peine « a
été nettement plus long qu’il aurait dû raisonnablement l’être compte
tenu de l’ensemble des circonstances ». Quatrième sous-section : La
norme d’intervention
546. La norme d’intervention en appel fut
examinée par la Cour d’appel du Québec dans Gariépy c. Autorité des
marchés financiers. D’après
le juge Mainville, « la qualification des délais aux fins de l’alinéa 11b)
de la Charte est une question de droit à l’égard de laquelle la norme
d’intervention en appel est celle de la décision correcte; toutefois, les
constations de faits qui sous-tendent cette qualification sont assujetties à la
norme de l’erreur manifeste et dominante ». Le
choix du mauvais cadre d’analyse
[Page 817]
constitue une erreur
de droit. Quant aux conclusions
de fait, le Tribunal doit s’abstenir d’intervenir en l’absence d’une « analyse
déraisonnable de la preuve » ou de conclusions dépourvues de toute « base
factuelle ». Comme les
juges de première instance sont les mieux placés pour évaluer la légitimité des
actions de la défense, leur décision mérite une grande déférence.
Il en va également
[Page 818]
des conclusions
relatives à la présence de circonstances exceptionnelles et à la complexité de
l’affaire. Quant à l’application
de la mesure transitoire, celle-ci fait appel au bon sens du juge de première
instance. En effet, « si le cadre d’analyse doit nécessairement être suivi
et correct, la pondération des différents facteurs menant à une évaluation et à
un résultat raisonnable demeure à l’abri d’une intervention du tribunal d’appel ».
Troisième
section : L’application dans le temps des lois criminelles (al. 11g),
h) et i) de la Charte)
547. L’application dans le temps des lois
criminelles est régie par des règles d’interprétation jurisprudentielles et
législatives ainsi que par certaines dispositions de la Charte canadienne
des droits et libertés. De
façon générale, les lois qui portent atteinte
[Page 819]
à des droits acquis
ou substantiels ne s’appliquent pas aux actes commis avant leur entrée
en vigueur. Ces lois sont « présumées n’avoir d’effet que pour l’avenir, à
moins qu’il soit possible de discerner une intention claire du législateur
qu’elle[s] s’applique[nt] rétrospectivement ».
En ce qui concerne les lois qui n’affectent
[Page 820]
pas les droits
substantiels de l’individu, mais qui se rapportent, par exemple, au déroulement
du litige ou à la collecte de la preuve, elles sont, sauf exceptions,
d’application immédiate.
548. Malgré leur facture procédurale,
certaines dispositions peuvent porter atteinte à des droits substantiels et ne
pas s’appliquer immédiatement. La question n’est
donc pas de savoir s’il s’agit d’une loi criminelle de nature substantielle ou
procédurale,
[Page 821]
mais bien si la
disposition porte atteinte à des droits substantiels, auquel cas la
présomption de non-rétrospectivité s’applique en l’absence d’indications
contraires du législateur. En ce qui concerne
les lois de pure procédure (« procedure only »; « mere procedure »),
celles-ci n’ayant aucune « conséquence sur le fond ou la substance du
droit », elles
s’appliquent à l’instance en cours.
549. Peu importe sa qualification juridique,
une loi ne sera pas rétrospective lorsqu’elle commande la présentation
d’éléments de preuve que l’accusé « n’avait aucune raison de réunir »
ou que la poursuite ne pouvait exiger du temps de l’ancienne disposition.
L’exemple de l’individu qui fut arrêté en état d’ébriété au volant de sa
voiture le 22 avril 1976 et qui a subi son procès le 3 août 1976 et le 5 mai
1977, illustre bien cette situation. Comme les dispositions applicables au
moment de son arrestation permettaient uniquement aux policiers d’exiger un
échantillon d’haleine, le tribunal devait déterminer si les nouvelles
dispositions prévoyant la prise de deux échantillons d’haleine s’appliquaient à
une infraction commise quelques jours avant leur entrée en vigueur. D’après le
juge Pratte, qui s’exprimait au nom de la majorité, il est évident que « le
nouvel art. 237 ne peut en fait s’appliquer rétroactivement. Lorsque l’on n’a
prélevé qu’un seul échantillon parce qu’on n’en a exigé qu’un seul et qu’on ne
pouvait en exiger qu’un seul à ce moment-là, la loi ne peut rendre possible
qu’on en ait prélevé
[Page 822]
deux ».
Ce principe s’applique également aux nouvelles dispositions limitant la preuve
nécessaire afin de réfuter la présomption de validité des résultats d’analyse
des échantillons d’haleine. Comme « l’accusé pourrait avoir besoin de
renseignements sur l’alcootest utilisé dans son cas ou de comptes rendus
d’utilisation qui lui permettraient d’établir si l’appareil a bien fonctionné
ou a été utilisé correctement » et que ses
renseignements risquent fort probablement de ne plus être disponibles, « l’accusé
ne peut présenter des éléments de preuve qu’il n’avait aucune raison de réunir
avant l’entrée en vigueur des modifications ».
D’où son absence d’application rétrospective. Première sous-section : Les
dispositions substantielles
550. Les dispositions qui portent atteinte
aux droits substantiels d’un accusé sont présumées ne pas s’appliquer
rétrospectivement. S’agissant d’une
présomption, celle-ci peut être repoussée par « une intention claire du
législateur qu’elles
[Page 823]
s’appliquent
rétrospectivement ». Cette
intention peut se manifester expressément ou se déduire, par implication
nécessaire, des dispositions de la loi. Se
manifester expressément, tout d’abord, puisqu’une loi qui comporte une « disposition
transitoire indiquant expressément que les modifications s’appliquent
rétrospectivement » peut s’étendre aux actes commis avant son entrée en
vigueur. Ici, l’intention du
législateur est claire et la loi s’applique aux faits survenus dans le passé (retro
agere). Par
implication nécessaire
[Page 824]
des dispositions de
la loi, enfin, puisqu’une lecture attentive des nouvelles dispositions nous
révèle l’intention du législateur que celles-ci s’appliquent rétrospectivement.
Une disposition conférant au juge, par exemple, le pouvoir d’interdire certaines
activités à un contrevenant déclaré coupable d’une infraction sexuelle commise
à l’égard d’une personne âgée de moins de seize ans, trahit l’intention du
législateur « de soumettre aux nouvelles interdictions tout contrevenant,
y compris celui qui a commis l’acte criminel avant l’entrée en vigueur
des modifications. Autrement dit, l’intention du législateur était que les
modifications de 2012 s’appliquent de manière rétrospective. »
Au-delà de sa formulation expresse ou tacite, c’est l’intention
claire du législateur qui compte. Est-ce que le législateur a suffisamment
exprimé son intention afin de repousser l’application de la présomption ?
Voilà la question. S’agissant d’une règle d’interprétation, « il suffit
que le libellé de la disposition soit tel qu’elle ne puisse raisonnablement
être autrement interprétée ». De façon
générale, une loi criminelle de nature substantielle vise la création, la
modification ou l’abrogation d’une infraction (1), d’un moyen de défense (2) ou
d’une peine (3). Quant aux dispositions
procédurales qui portent atteinte à des
[Page 825]
droits substantiels,
celles-ci s’opposent également à l’application rétrospective de la loi en
l’absence d’indications claires du législateur à l’effet contraire (4).
551. (1) Les infractions : Adoptées
afin d’interdire une action ou une omission, les infractions affectent
directement la responsabilité de l’agent à travers la description de l’élément
matériel et psychologique de l’infraction.
552. a) La création d’une infraction :
En sanctionnant une conduite qui n’était pas interdite ou qui l’était sous une
autre forme au moment de sa perpétration, le législateur porte atteinte aux
droits de l’accusé et l’empêche d’orienter convenablement sa conduite. En
effet, « un tribunal devrait se prononcer sur la conduite d’une personne
et sur les conséquences juridiques qui en découlent en fonction du droit qui
s’appliquait au moment de la conduite reprochée ».
Ce principe, qui est enchâssé à l’al. 11g) de la Charte, confère « à
tout inculpé, le droit de ne pas être déclaré coupable en raison d’une action
ou d’une omission qui, au moment où elle est survenue, ne constituait pas une
infraction d’après le droit interne du Canada ou le droit international et
n’avait pas de caractère criminel d’après les principes généraux de droit
reconnus par l’ensemble des nations ». Ainsi, sous réserve d’une « restriction
prescrite par une règle de droit et justifiée au sens de l’article premier »,
une personne peut être accusée uniquement des infractions qui existaient au
moment de l’accomplissement des faits reprochés.
553. b) La modification d’une infraction :
En supprimant, en ajoutant ou en modifiant un élément constitutif de
l’infraction, la nouvelle disposition affecte la culpabilité de l’agent
et porte atteinte à ses droits substantiels. D’où son absence d’application
[Page 826]
rétrospective.
L’exemple du jeune homme de 18 ans qui a fréquenté une adolescente de 15 ans
pendant trois mois en 2007 et qui fut par la suite poursuivi pour contacts
sexuels en 2009, illustre bien cette situation. Comme l’article 151 interdisait
à quiconque de toucher, à des fins d’ordre sexuel, une partie du corps d’un
enfant âgé de moins de quatorze ans, l’accusé devra être acquitté de
l’infraction reprochée malgré le rehaussement subséquent de l’âge de
consentement de quatorze à seize ans, en mars 2008. Sur ce point, citons
également le cas de l’individu poursuivi pour avoir exploité des ouvrages ou
entreprises entraînant la perturbation, la détérioration ou la destruction de
l’habitat du poisson, contrairement aux anciens articles 35 et 40(1)(a) de la Loi
sur les pêches. L’individu
ayant été aperçu au volant de son tracteur en train de répandre du sable le
long de la berge, il prétendit que la nouvelle disposition entrée en vigueur le
26 novembre 2013 et exigeant la preuve de « dommages sérieux » causés
à des poissons s’appliquait à son cas. Le tribunal écarta sa prétention. En
effet, la nouvelle infraction, telle que rédigée à l’article 35(1), porte
atteinte à des droits substantiels et ne s’applique pas rétrospectivement en
l’absence d’intention contraire du législateur. Comme les modifications
apportées à l’infraction reprochée n’avaient pas pour conséquence d’empêcher la
poursuite des infractions au texte modifié, le défendeur fut déclaré coupable.
La culpabilité, rappelons-le, est déterminée en fonction de l’infraction qui
existait au moment des faits reprochés.
554. c) L’abrogation d’une infraction :
L’abrogation d’une infraction empêche la poursuite des comportements
postérieurs à l’entrée en vigueur de la nouvelle mesure législative. En ce qui
concerne les infractions commises avant l’abrogation de la disposition,
celles-ci demeurent sanctionnables aux termes de l’ancienne loi. Ce principe,
qui fut repris et développé à l’article 43d) de la Loi
d’interprétation, prévoit que « l’abrogation, en tout ou en partie,
n’a pas pour conséquence d’empêcher la poursuite des infractions au texte
abrogé ou l’application des sanctions – peines, pénalités ou confiscations –
encourues aux termes de celui-ci ». C’est l’exemple du gérant d’artiste
qui s’est livré à plusieurs reprises,
[Page 827]
entre le 7 juillet
1980 et le 7 juillet 1987, à des gestes sexuels sur deux jeunes victimes.
Certaines infractions s’étant produites entre le 7 juillet 1980 et le 3 janvier
1983, des accusations d’attentat à la pudeur, de grossière indécence et de viol
ont été portées contre Guy Cloutier. Quant aux gestes posés après l’abrogation
des anciennes dispositions, une accusation d’agression sexuelle fut déposée
conformément aux dispositions en vigueur au 4 janvier 1983.
555. Si l’abrogation, en tout ou en partie,
d’une infraction qui suppose l’adhésion à des valeurs criminelles n’a pas pour
conséquence d’empêcher la poursuite des infractions au texte abrogé, celle
touchant des comportements qui sont désormais pleinement acceptés ne devrait
plus faire l’objet de poursuite criminelle. On n’a qu’à penser à l’infraction
de sodomie prévue à l’ancien article 147 du Code criminel. Aux termes de
cette disposition : « Est coupable d’un acte criminel et passible
d’un emprisonnement de quatorze ans, quiconque commet la sodomie [...] ».
Évidemment, aucune poursuite pour sodomie ne devrait être autorisée aujourd’hui
en présence de consentement mutuel. Conclure autrement aurait pour effet
d’ignorer complètement le fait que la légalisation du comportement interdit
visait justement à combattre la discrimination que sa criminalisation
engendrait. Il en va ainsi de la possession de marijuana à des fins récréatives
qui est passée en quelques années d’une activité illégale à un service
essentiel... Quant aux infractions qui révèlent l’adhésion de son auteur à des
valeurs criminelles, nous croyons que ce dernier s’expose à une condamnation en
dépit de l’abrogation du comportement criminel. Ici, l’article 43d)
prend tout son sens : « éviter qu’une loi, dont on entrevoit
l’abrogation prochaine, ne perde pour cette raison toute vertu dissuasive ».
Si l’abrogation d’un texte de loi n’a pas pour conséquence d’empêcher la
poursuite des infractions au texte abrogé ou l’application des sanctions qui
s’y rapportent, le tribunal qui impose la peine ne peut ignorer la légalisation
du comportement interdit et son absence de remplacement par une infraction
équivalente. Comme les objectifs de dénonciation et de dissuasion
[Page 828]
générale s’avèrent
moins importants en raison de la décriminalisation du comportement interdit, on
doit s’attendre à l’imposition de peines plus clémentes.
556. (2) Les moyens de défense : Comme
l’indique la juge Deschamps dans R. c. Dineley, « le droit
d’un accusé d’invoquer un moyen de défense est de nature substantielle ».
Les dispositions qui influent sur l’existence ou le contenu d’un moyen de
défense sont donc assujetties à la présomption de non-rétrospectivité des lois
qui portent atteinte à des droits substantiels.
557. a) La création ou la modification
d’un moyen de défense : En détruisant la raison ou la liberté de choix
de l’individu au moment du crime, les moyens de défense suppriment sa
responsabilité pénale ou empêchent la formation de l’élément de faute requis
aux termes de l’infraction. S’agissant de dispositions substantielles, la
présomption de non-rétrospectivité s’applique à moins d’indication contraire du
législateur. Il en va de même des restrictions ou interdictions apportées à un
moyen de défense. Une personne accusée d’agression sexuelle commise le 30 mai
1992 ne peut donc être reconnue coupable en raison de l’absence de mesures
raisonnables prises pour s’assurer du consentement. Comme « l’article
273.2 n’est pas entré en vigueur avant le 15 août 1992, soit environ deux mois
et demi après le 30 mai 1992, date établie par la preuve quant à la
perpétration de l’infraction, cet article n’aurait pas dû être pris en
considération ». Cette règle
s’applique indépendamment du fait qu’il s’agisse d’une excuse, d’une
justification ou d’un autre moyen permettant « d’éviter une déclaration de
culpabilité ».
[Page 829]
558. L’application rétrospective ou non des
modifications touchant la présentation d’un moyen de défense fut examinée
récemment par la Cour suprême, dans R. c. Dineley.
Après avoir embouti un véhicule stationné, l’accusé fut arrêté puis soumis
à des alcootests qui révélèrent un taux d’alcool légèrement supérieur à la
limite permise. À l’ouverture du procès, le 15 juin 2008, la défense avisa le
tribunal de son intention de contester l’exactitude des résultats de
l’alcootest. Comme le toxicologue de la défense n’était pas présent et que la
poursuite avait l’intention de contre-interroger l’auteur du rapport, les
parties ont convenu de poursuivre la présentation de la défense un mois plus
tard, soit le 15 juillet 2008. Entretemps, des modifications importantes furent
apportées à l’al. 258(1)c) du Code. Ces modifications avaient pour effet
de créer une présomption d’exactitude des résultats de l’alcootest et une
présomption de conformité de ces résultats avec le taux d’alcoolémie de
l’accusé au moment de l’infraction. Selon l’al. 258(1)c), ces deux
présomptions ne peuvent être réfutées en l’absence d’éléments de preuve tendant
à démontrer le mauvais fonctionnement de l’appareil ou l’utilisation incorrecte
de l’alcootest. Or, d’après l’al. 258(1)d.01), « ne constituent pas
une preuve tendant à démontrer le mauvais fonctionnement ou l’utilisation
incorrecte de l’alcootest approuvé ou le fait que les analyses ont été
effectuées incorrectement les éléments de preuve portant : (i) soit sur la
quantité d’alcool consommé par l’accusé, (ii) soit sur le taux d’absorption ou
d’élimination de l’alcool par son organisme, (iii) soit sur le calcul, fondé
sur ces éléments de preuve, de ce qu’aurait été son alcoolémie au moment où
l’infraction aurait été commise ». Comme l’accusé ne peut plus « se
fonder simplement sur l’avis d’un expert selon lequel la quantité d’alcool
qu’il a consommé est incompatible avec les résultats de l’analyse, ce que l’on
appelait la “défense de type Carter” », la Cour
devait déterminer si les modifications apportées à l’al. 258(1)c)
portaient atteinte à des droits substantiels ou procéduraux. D’après la juge
Deschamps, qui s’exprimait alors au nom de la majorité, les modifications
apportées à l’al. 258(1)c) interdisent désormais le recours à la défense
de type Carter. Cette interdiction « indique que les
[Page 830]
dispositions ne sont
pas simplement de nature procédurale; elles ont une incidence sur un moyen de
défense dont dispose l’accusé et sont, par le fait même, assujetties à la
présomption de non-rétrospectivité des nouvelles mesures législatives ».
Cette conclusion s’applique indépendamment du fait que les modifications
apportées au moyen de défense soient favorables ou non à l’accusé. En effet, « sous
réserve d’un contrôle de conformité avec la Constitution, le législateur
conserve le pouvoir de limiter ou d’éliminer complètement l’accès à un moyen de
défense en matière criminelle ».
559. Si la modification législative d’un
moyen de défense ne s’applique pas rétrospectivement à défaut d’une intention
claire du législateur à l’effet contraire, qu’en est-il de la suppression de
conditions qui contreviennent à l’article 7 de la Charte ? Sur ce point,
nous croyons que l’individu peut bénéficier des nouvelles dispositions
lorsqu’elles sont modifiées entre le moment de la perpétration du crime et
celui de la sentence. Nous nous expliquons. En 2001, la Cour suprême du Canada
a supprimé, dans R. c. Ruzic, les
exigences d’« immédiateté » et de « présence » que l’on
retrouvait à l’article 17 du Code criminel, consacré à la défense de
contrainte morale. Selon la Cour, la
liberté de choix qu’incarne la notion d’acte volontaire au point de vue moral
ou normatif est un principe de justice fondamentale reconnu à l’article 7 de la
Charte. Or, « en exigeant qu’il y ait des menaces de mort immédiate ou de
lésions corporelles de la part d’une personne présente lorsque l’infraction est
commise », l’article 17 violait l’article 7 de la Charte puisqu’il
permettait la condamnation de personnes qui avaient agi involontairement au
point de vue moral ou normatif. Conformément au principe de la rétroactivité de
la jurisprudence en common law, la décision de
supprimer les exigences
[Page 831]
d’« immédiateté »
et de « présence » permettait alors à un individu qui avait commis
une infraction avant la décision de la Cour suprême dans R. c. Ruzic,
mais qui subissait son procès après celle-ci, de se prévaloir des
modifications apportées par le plus haut tribunal. Ce qui aurait été
impossible, à moins d’indications contraires du législateur, si les
modifications avaient été introduites par le Parlement en raison du principe de
la non-rétroactivité des lois criminelles de nature substantielle. Or, celui
qui est jugé en fonction des nouvelles dispositions législatives n’est pas
privé de moins de liberté que celui qui subit son procès à la suite des
modifications judiciaires. La possibilité de bénéficier des modifications
découlant de l’application des principes de justice fondamentale contenus à
l’article 7, lorsque la disposition qui régit le moyen de défense est modifiée
entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence,
assure l’équité des procédures criminelles et garantit la primauté du droit.
Permettre la condamnation d’une personne qui n’a pas agi volontairement irait à
l’encontre
[Page 832]
de l’article 7 et
devrait être justifié en vertu de l’article premier. En ce qui touche les
modifications législatives introduites après la sentence, celles-ci ne sont pas
applicables à l’accusé (au même titre que les changements apportés à la peine).
560. b) L’abrogation d’un moyen de
défense : L’abrogation d’un moyen de défense empêche les personnes
accusées d’une infraction commise après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi
de plaider ce moyen de défense, mais permet à ceux dont les gestes reprochés
sont antérieurs à la date d’abrogation de soulever le moyen de défense. Le
remplacement des anciennes dispositions par de nouveaux articles n’échappe pas
à la présomption de non-rétrospectivité des lois criminelles de nature
substantielle, à moins d’indications claires du législateur. C’est d’ailleurs
ce qu’indique la Cour d’appel de l’Ontario, dans R. c. Bengy,
au moment de décider du droit applicable à un individu accusé d’avoir causé
la mort de la personne qui avait agressé son ami avec un bâton de baseball.
L’accusé ayant été déclaré coupable de meurtre au deuxième degré, la défense
porta sa condamnation en appel avec l’intention de se prévaloir des nouvelles
dispositions applicables en matière de légitime défense. La Loi sur
l’arrestation par des citoyens et la légitime défense qui est entrée en
vigueur le 11 mars 2013, soit quelque mois
après le procès de Bengy, « vise à simplifier le texte législatif lui-même
afin de faciliter l’application des principes fondamentaux de la légitime
défense, sans les modifier substantiellement ».
Après avoir rappelé la confusion entourant l’application rétrospective ou non
des nouvelles dispositions, le juge Hourigan opta pour l’absence de
rétrospectivité. D’après ce dernier, les nouvelles dispositions portent
atteinte aux droits
[Page 833]
substantiels de
l’accusé. Les changements proposés étant bénéfiques pour certains et
désavantageux pour d’autres, le nouvel article 34 « influe sur l’existence
ou le contenu du moyen de défense » et non
seulement sur la manière utilisée pour le présenter. La présomption de
non-rétrospectivité étant engagée, seule une intention claire du législateur
pouvait conférer à la nouvelle loi un effet dans le passé. Or, comme il « n’y
a aucune disposition transitoire indiquant expressément » que le nouvel
article 34 s’appliquait rétrospectivement, celui-ci
ne pouvait être invoqué à l’encontre des actes commis avant son entrée en
vigueur.
561. (3) La peine : La peine est la
sanction infligée au condamné en conséquence de l’infraction qu’il a commise.
Cette peine, qui se rattache à l’infraction reprochée, doit être « conforme
à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine » ou
[Page 834]
avoir « une
grande incidence sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité ».
562. a) L’adoption d’une nouvelle peine
ou la modification d’une peine déjà existante : Comme la peine porte
atteinte directement aux droits substantiels d’un individu, l’adoption d’une
nouvelle peine ne peut s’appliquer rétrospectivement à moins d’être plus
clémente. Ce principe, maintes fois reconnu par les tribunaux, est garanti par
l’al. 11i) de la Charte qui confère « à tout inculpé le droit de
bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne
l’infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la
perpétration de l’infraction et celui de la sentence ».
On n’a qu’à penser à l’individu qui commet une infraction quelques mois avant
l’entrée en vigueur des dispositions créant l’emprisonnement avec sursis, le 3
septembre 1996, et qui demande à la suite de sa déclaration de culpabilité de
purger sa peine dans la collectivité. Bien qu’il ne s’agisse pas de la peine
qui sanctionne l’infraction précise dont l’accusé est déclaré coupable, il
s’agit d’une mesure punitive qui s’applique à la suite de sa déclaration de
culpabilité. L’al. 11i) permet donc à une personne qui a commis une
infraction avant l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi de bénéficier de
celle-ci lorsqu’elle peut se traduire par l’imposition d’une peine plus
clémente. Quant à l’alourdissement
de
[Page 835]
la peine qui
sanctionne l’infraction dont l’accusé est déclaré coupable, celle-ci ne peut
s’appliquer rétrospectivement. Résultat : une
personne qui est déclarée coupable d’avoir agressé sexuellement ses deux
petites filles n’est pas soumise à l’application de la peine minimale
d’emprisonnement obligatoire, si les faits se sont produits avant l’adoption
des nouvelles dispositions concernant la protection des victimes âgées de moins
de 16 ans. Il en va ainsi
[Page 836]
du jeune conducteur
d’un VTT qui a causé la mort de sa passagère après avoir dérapé dans une courbe
et s’être retrouvé dans la voie d’un véhicule qui s’en venait en sens inverse.
L’accident s’étant produit le 4 août 2007, soit environ trois mois avant
l’entrée en vigueur des modifications interdisant le recours à l’emprisonnement
avec sursis dans les cas de sévices graves à la personne (30 novembre 2007), le
prévenu fut condamné à 18 mois d’emprisonnement à purger dans la collectivité.
Comme l’indiquent, avec justesse d’ailleurs, les auteurs François Chevrette et
Hugo Cyr : « L’alinéa 11i) de la Charte eut donc pour
conséquence de hausser au rang de règles constitutionnelles deux principes qui
étaient traditionnellement de simples principes d’interprétation, à savoir le
principe du bénéfice de la loi nouvelle en matière de peine et le principe de
la non-rétroactivité de la peine aggravée. »
Ainsi, sous réserve de restrictions qui seraient justifiées au sens de
l’article premier, l’attention particulière que doit accorder le tribunal aux
objectifs de dénonciation et de dissuasion dans les cas d’infraction
constituant un mauvais traitement à l’égard d’une personne âgée de moins de
dix-huit ans ne peut s’appliquer rétrospectivement.
Il en va également de l’ajout des objectifs de dénonciation et de dissuasion
spécifique contenus à l’al. 38(2)f) de la Loi
[Page 837]
sur le système de
justice pénale pour les adolescents, de l’infliction de peines consécutives prévues à l’article 718.3(4)
C.cr., ainsi que des
modifications apportées dernièrement aux objectifs de la peine.
[Page 838]
563. La portée du droit prévu à l’alinéa 11i)
de la Charte fut examiné récemment par la Cour suprême dans l’arrêt R. c.
Poulin. L’accusé,
une personne âgée de 82 ans au moment de son procès, fut reconnu coupable en
2016 de deux chefs de grossière indécence relativement à des gestes posés entre
1979 et 1983 et d’un chef d’agression sexuelle commise entre 1983 et 1987.
L’accusé fut condamné notamment à une peine d’emprisonnement de deux ans moins
un jour à purger dans la collectivité pour les deux chefs de grossière
indécence. Cette peine, qui n’existait pas au moment de la commission du crime
et qui n’était plus disponible au moment de la sentence, fut adoptée en 1996 et
s’est appliquée pendant quelques années entre la perpétration des crimes
reprochés et la sentence. Le jugement condamnant l’accusé à une peine
d’emprisonnement avec sursis ayant été confirmé en appel, le ministère public
se pourvoit contre la décision devant la Cour suprême. La question est simple :
Est-ce que l’al. 11i) confère à l’accusé un droit « binaire »
lui permettant de bénéficier de la peine la plus clémente en vigueur au moment
précis de la perpétration de l’infraction ou de la sentence ? Ou s’agit-il
plutôt d’un droit « global » lui permettant de revendiquer la peine
la plus clémente existant également pendant un certain temps entre ces deux
moments ? Après une analyse exhaustive de la nature et des objectifs du
droit en question, la Cour opte pour la première solution. « L’alinéa. 11i)
confère au contrevenant le droit de bénéficier de la peine la moins sévère
entre 1) la peine prévue par les lois en vigueur au moment de la perpétration
de l’infraction, et 2) la peine prévue par les lois en vigueur au moment de la
sentence. » Au moment de
la perpétration de l’infraction, tout d’abord, puisque s’agissant du droit en
vigueur lors de la commission des actes reprochés, l’individu savait à quoi
s’attendre en adoptant une telle conduite. Au moment de la sentence, ensuite,
car la peine applicable reflète les valeurs et l’opinion de la société à
l’égard de la nature et de la gravité du crime reproché et de la responsabilité
du délinquant. Comme l’emprisonnement avec sursis n’existait pas au moment de
la perpétration du crime et que cette option n’était plus disponible lors de la
sentence, le tribunal ne pouvait opter pour une telle peine. Bien que l’al. 11i)
[Page 839]
ne garantisse pas à « chaque
contrevenant le bénéfice de chaque modification apportée à la peine dans
l’intervalle entre la perpétration de l’infraction et la sentence »,
le Tribunal ne se prononce pas sur l’existence d’une « règle autorisant
les contrevenants à bénéficier des peines les moins sévères sur lesquelles ils
se sont appuyés pour assurer leur défense ou pour s’incriminer ».
S’agissant d’un facteur pertinent dans la prise de décisions touchant à leur « liberté »,
des considérations en matière d’équité militent en faveur de l’adoption d’une
telle règle.
564. Applicable lorsque la peine qui
sanctionne l’infraction dont l’accusé est déclaré coupable est modifiée entre
le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence, l’al. 11i)
n’est d’aucun secours lorsqu’une peine plus clémente a été adoptée après
l’épuisement de tous les recours d’appel. Dans ce cas, l’accusé doit « comme
toute autre personne qui est régulièrement déclarée coupable et condamnée,
purger intégralement sa peine ».
565. Réservée aux peines, la garantie
offerte à l’al. 11i) de la Charte ne s’applique pas aux mesures qui,
tout en s’approchant de la peine, n’en constituent pas une au sens de la loi.
On n’a
[Page 840]
qu’à penser au
prélèvement d’échantillons d’ADN pour analyse génétique
et à l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (LERDS).
En effet, la garantie conférée à l’al. 11i) ne s’applique pas aux
mesures dont le but « est principalement de faciliter l’enquête relative à
de futurs crimes, plutôt que de dissuader, de dénoncer, d’isoler ou de
réinsérer socialement en lien avec une infraction antérieure ».
En conséquence, ces mesures « ne font pas davantage partie des sanctions
dont est passible la personne accusée d’une infraction donnée que la prise de
photographies ou des empreintes digitales ».
Contrairement aux ordonnances d’interdiction de conduire prévues au Code
criminel, la
suspension du permis de conduire provincial ne constitue
[Page 841]
pas une peine au
sens de l’al. 11i) de la Charte. En ce qui
concerne finalement la réduction du crédit accordé pour la détention
présentencielle découlant de la modification du par. 719(3) C.cr., l’art. 5 de
la Loi sur l’adéquation de la peine et du crime (LAPC) prévoit qu’elle
peut s’appliquer aux personnes qui ont commis des infractions avant l’entrée en
vigueur de la LAPC, mais inculpées
après celle-ci. C’est l’exemple des
deux individus
[Page 842]
condamnés pour des
infractions relatives aux stupéfiants qui ont passé 50 mois en détention
présentencielle à la suite d’accusations portées après l’entrée en vigueur de
la LAPC. Le crédit maximum accordé pour la détention provisoire étant désormais
de 75 mois en vertu des nouvelles dispositions prévoyant l’octroi d’un jour et
demi pour chaque jour passé sous garde, les accusés auraient pu bénéficier d’un
crédit de 100 mois, conformément à la pratique établie à l’époque d’accorder
deux jours pour chaque jour passé en prison, n’eût été de « l’application
rétrospective des changements apportés à l’article 719 C.cr. par l’art. 5 de la
LAPC ». La nouvelle
disposition ayant « ajouté minimalement 25 mois à leurs attentes en
matière d’emprisonnement », celle-ci a une
incidence concrète sur la « probabilité d’une incarcération prolongée »
et contrevient à l’al. 11i) de la Charte en privant l’accusé d’une peine
plus clémente.
566. Si la présomption de non-rétrospectivité
qui surplombe les dispositions substantielles peut être repoussée expressément
par le législateur, qu’en est-il de la peine qui est aggravée entre le moment
de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence ? Est-ce que l’intention
du législateur voulant que la nouvelle disposition s’applique rétrospectivement
suffit à écarter la garantie conférée par l’al. 11i) de la Charte ?
La réponse est non. Dans R. c. K.R.J., la Cour suprême confirme
la supériorité de l’al. 11i) sur l’intention du législateur. Dans cette
affaire, l’accusé avait plaidé coupable à des accusations d’inceste et de
production de pornographie juvénile commises entre 2008 et 2011. En 2012, soit
plusieurs mois avant la détermination de la peine de l’accusé, de nouvelles
dispositions furent introduites dans le Code criminel permettant au juge
d’interdire à un contrevenant qui avait été déclaré coupable d’actes sexuels à
l’égard d’un mineur, d’avoir des contacts avec une personne âgée de moins de
seize ans (al. 161(1)c)) ou d’utiliser Internet ou tout autre réseau
numérique (al. 161(1)d)).
[Page 843]
Comme « les
nouvelles dispositions s’appliquent à toute personne qui se voit infliger une
peine pour avoir commis, peu importe le moment, une infraction énumérée »,
le Tribunal devait déterminer si l’application rétrospective des nouvelles
interdictions contrevenait à l’al. 11i) de la Charte. D’après la Cour
suprême, les interdictions d’avoir des contacts avec une personne âgée de moins
de seize ans (al. 161(1)c)) ou d’utiliser Internet ou tout autre réseau
numérique (al. 161(1)d)) constituent des peines au sens de l’al. 11i)
de la Charte. Comme cette disposition permet au délinquant de bénéficier de la
peine la plus clémente, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction dont il
est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de
l’infraction et celui de la sentence, l’application rétrospective de ces
interdictions, malgré l’intention claire du législateur, contrevenait donc au
droit garanti par l’al. 11i) de la Charte. En ce qui concerne la
légalité des dispositions contestées, disons simplement que contrairement à
l’interdiction de tout contact avec une personne âgée de moins de 16 ans,
l’application rétrospective de celle concernant l’utilisation d’Internet
constitue une restriction raisonnable dont la justification peut se démontrer
au sens de l’article premier de la Charte.
567. b) L’abrogation d’une peine :
Aux termes de l’article 43d) de la Loi d’interprétation, « l’abrogation,
en tout ou en partie d’un texte de loi, n’a pas pour conséquence d’empêcher la
poursuite des infractions au texte abrogé ou l’application des sanctions –
peines, pénalités ou confiscations – encourues aux termes
[Page 844]
de celui-ci ».
La personne qui est reconnue coupable d’avoir enfreint une disposition qui fut
par la suite abrogée, puis remplacée ou non par une autre disposition, est
passible, lorsque cela est possible, de la peine que prévoyait l’ancienne
infraction. L’al. 11i) ne s’applique pas à l’abrogation d’une infraction,
mais à l’adoucissement de la peine qui s’y rattache.
Un individu qui est arrêté en possession de cannabis et qui est poursuivi après
l’abrogation de cette infraction demeure passible des peines applicables au
moment de son arrestation. La situation serait différente si l’infraction
abrogée était remplacée par une disposition qui sanctionne le même
comportement. Dans ce cas, l’individu pourrait bénéficier de l’adoucissement de
la peine prévue au nouveau texte. Comme l’indique le
juge Lambert, de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, dans R. c. E.R. :
« s. 11(i) relates only to sentencing matters and in my opinion, only
where there is a “true correspondence” between the offence as originally
described, where the earlier punishment was set out, and the offence as later
described where the lower punishment is set out. » En l’absence d’une « véritable
correspondance » entre les deux infractions, la peine demeure celle qui
était encourue aux termes de la disposition abrogée.
Discutant de la peine à imposer à un individu qui avait été reconnu coupable
d’avoir violé une femme de 19 ans, la juge Barrette-Joncas déclare que « la
peine qui sanctionne le viol, l’infraction dont il a été déclaré coupable, n’a
pas été modifiée entre le 4 novembre 1982 et la présente date, c’est le crime
lui-même qui a été transformé et qui est disparu comme tel. L’incident du 4
novembre 1982 étant soumis aux arts. 143a) et 144 du Code criminel en
vigueur à cette date, il constitue un viol. Les dispositions de l’art. 11i)
de la Charte
[Page 845]
ne s’appliquent pas
et la cour, aux fins de déterminer la sentence appropriée, considère que
l’emprisonnement à vie est toujours la peine maximum applicable aux personnes
qui en sont trouvées coupables ». Les nouvelles
infractions d’agression sexuelle ne remplacent pas celle de viol. La
correspondance entre les deux infractions n’est pas suffisante, selon la juge
Barrette-Joncas, pour satisfaire au critère de la continuité.
C’est ce que confirme d’ailleurs la Cour d’appel du Québec dans R. c. Vernacchia.
Statuant sur le pourvoi logé à l’encontre d’un jugement condamnant un
gynécologue à 15 mois d’emprisonnement relativement à une accusation de viol
commis sur une patiente le 23 novembre 1982, soit près de deux mois avant
l’abrogation de l’infraction de viol et son remplacement par les infractions
d’agression sexuelle, la Cour d’appel conclut que les amendements au Code
criminel entrés en vigueur le 4 janvier 1983 « ne visent pas la peine
mais l’infraction ». D’où l’absence
d’application de l’al. 11i) de la
[Page 846]
Charte.
Quant à l’al. 44e) de la Loi d’interprétation, celui-ci prévoit
qu’en cas « d’abrogation et de remplacement, les sanctions dont
l’allégement est prévu par le nouveau texte sont, après l’abrogation, réduites
en conséquence ». Cette disposition, qui est parfois invoquée afin de
justifier l’application rétrospective d’une peine plus clémente à une
infraction différente mais correspondante, ne s’applique que dans les cas de « véritable
correspondance ». Cette position
est fidèle à l’interprétation de l’al. 11i) de la Charte et au principe
contenu à l’al. 43d) de la Loi d’interprétation.
568. c) L’imposition d’une double peine :
L’application rétrospective d’une nouvelle loi peut parfois contrevenir au
droit garanti par l’al. 11h) de la Charte de ne pas être puni deux fois
pour la même infraction. Cette situation fut examinée par la Cour
[Page 847]
suprême dans Canada
(Procureur général) c. Whaling. Les
intimés, M. Whaling, Mme Slobbe et M. Maidana, ont tous été condamnés, en 2010,
pour des crimes graves commis sans violence. En vertu de la procédure d’examen
expéditif (PEE) applicable à l’époque de leur condamnation, les délinquants
primaires non violents qui avaient purgé le sixième de leur peine ou six mois
(selon la plus longue de ces périodes) pouvaient bénéficier d’une semi-liberté.
Suite aux critiques exprimées à l’endroit de la PEE, le Parlement fédéral
adopta, en 2011, la Loi sur l’abolition de la libération anticipée des
criminels (LALAC). En plus d’abolir la procédure d’examen expéditif, la
nouvelle loi avait pour effet de repousser la période d’admissibilité à la
semi-liberté à six mois avant la date d’admissibilité à la libération
conditionnelle totale, soit le tiers de la sentence. Comme l’article 10(1) de LALAC
prévoyait que l’abolition de la PEE s’appliquait rétrospectivement aux
délinquants purgeant déjà leur peine, la Cour devait déterminer si « l’augmentation
rétrospective du temps d’épreuve pour l’admissibilité à la semi-liberté à
l’égard des détenus condamnés et punis avant l’abrogation des dispositions
créant la PEE portait atteinte au droit des intimés, garanti par l’al. 11h)
de la Charte, de ne pas être punis de nouveau pour les infractions
commises ? ». La réponse est
oui. D’après le juge Wagner, l’al. 11h) n’exige pas la tenue de
nouvelles procédures judiciaires, mais s’applique également aux personnes déjà
jugées et punies pour leur crime. Cette protection s’étend aux « changements
apportés rétrospectivement aux conditions de la sanction originale ayant pour
effet d’aggraver la peine du délinquant (être “puni de nouveau”) ».
Comme les intimés pouvaient s’attendre légitimement à bénéficier des mesures
existantes au moment de leur condamnation, l’application rétrospective des
nouvelles dispositions avait pour effet de retarder leur admissibilité à la
semi-liberté et de prolonger leur incarcération de plusieurs mois.
Résultat : « Un changement qui trompe
[Page 848]
si catégoriquement
l’attente en matière de liberté d’un délinquant qui a déjà été condamné et puni
représente l’un des cas les plus manifestes d’un changement rétrospectif qui
emporte une double peine dans le contexte de l’al. 11h) ».
Cette violation n’étant pas justifiée en vertu de l’article premier,
l’admissibilité à la semi-liberté anticipée prévue à l’article 119.1 de la LSCMLSC
devait donc continuer de s’appliquer « aux délinquants condamnés avant
l’entrée en vigueur de la LALAC, le 28 mars 2011 ».
569. Si « l’augmentation rétrospective
du temps d’épreuve pour l’admissibilité à la semi-liberté à l’égard des détenus
condamnés et punis avant l’abrogation des dispositions créant la PEE »
contrevient à l’al. 11h) de la Charte,
qu’en est-il de la personne qui commet une infraction alors que le programme
est en place, mais condamnée après son abolition. La question fut abordée par
la Cour d’appel du Québec dans Parent c. Guimond.
D’après la Cour, « l’abolition de la PEE constitue une peine au sens de
l’alinéa 11i) de la Charte ». Cette
conclusion est conforme à l’opinion de la Cour suprême dans R. c. Whaling
et, plus précisément, au principe voulant « qu’un changement
rétrospectif aux conditions de la peine est punitif s’il augmente
considérablement le risque d’une incarcération prolongée ».
Comme « l’abolition
[Page 849]
de la PEE a pour
effet d’augmenter de façon appréciable le temps de détention des personnes
condamnées qui y auraient eu droit en vertu de la loi alors en vigueur, [l]e
délinquant est alors puni plus sévèrement qu’il ne l’aurait été s’il avait été
condamné de façon contemporaine à son crime ».
L’accusé ayant le droit de bénéficier de la peine la moins sévère lorsque la
peine est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui
de la sentence, la Cour renvoie le dossier de l’appelant au Service
correctionnel du Canada et à la Commission des libérations conditionnelles du
Canada afin de procéder à son analyse conformément à la procédure d’examen
expéditif. Le par. 10(1) de la Loi sur l’abolition de la libération
anticipée des criminels porte donc atteinte à l’al. 11i) de la
Charte et cette violation n’est pas justifiée au sens de l’article premier.
570. (4) Les dispositions procédurales qui
portent atteinte aux droits substantiels de l’accusé : L’application
rétrospective d’une disposition qui n’est pas de nature substantielle, mais qui
porte atteinte aux droits substantiels de l’accusé fut examinée par la Cour
d’appel de l’Ontario dans R. c. R.S..
En l’espèce, les quatre appelants, qui n’avaient aucun lien entre eux, ont tous
été accusés en 2018 d’agressions sexuelles à l’égard d’événements distincts.
Tous les accusés avaient choisi d’être jugés en Cour supérieure et demandé la
tenue d’une enquête préliminaire. Le 19 septembre 2019, les amendements au Code
criminel limitant la tenue des enquêtes préliminaires aux actes criminels
passibles d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus entrent en vigueur. Comme
l’agression sexuelle ne prévoit pas une telle peine, la Cour devait déterminer
si les amendements en question s’appliquaient aux causes qui avaient déjà été
engagées au moment de l’entrée en vigueur des amendements. D’après le juge
Doherty, les accusés avaient rempli toutes les conditions nécessaires leur
permettant d’acquérir le droit à une enquête préliminaire et le tribunal avait
[Page 850]
l’obligation
correspondante de tenir une telle enquête. Ce qui n’est pas le cas des
personnes qui ont été accusées avant l’entrée en vigueur des amendements, mais
qui n’avaient pas encore choisi leur mode de procès et demandé une enquête
préliminaire. Ayant conclu que les
accusés avaient acquis le droit statutaire à une enquête préliminaire, le
tribunal se demanda par la suite si ce droit était de nature substantielle ou
s’il portait atteinte aux droits substantiels des appelants. Sans conclure à
l’existence en soi d’un droit substantiel, le juge Doherty affirme que
l’abolition de l’enquête préliminaire porte atteinte aux droits substantiels
des appelants et, plus précisément, au droit d’être libéré au stade de
l’enquête préliminaire lorsque la poursuite ne rencontre pas son fardeau de
preuve. Comme le droit
d’avoir une évaluation préliminaire de la preuve offerte par la poursuite dans
le but d’éviter un procès inutile a un impact tangible sur la liberté et la
sécurité des accusés, la disposition porte atteinte à des droits substantiels
et n’a pas d’effet rétrospectif en l’espèce.
571. Au-delà de sa qualification de « procédurale »
ou de « substantielle », c’est donc l’effet de la nouvelle
disposition sur les droits substantiels de l’accusé qui compte. La nature du
droit touché par la nouvelle législation étant déterminante, les dispositions
qui affectent négativement des droits constitutionnels portent
[Page 851]
généralement atteinte
à des droits substantiels. Bien entendu, tous
les droits substantiels ne sont pas des droits constitutionnels et le tribunal
doit fonder son analyse sur la législation qui existait avant les amendements,
et plus particulièrement sur la nature du droit touché par les nouvelles
dispositions. Deuxième sous-section : Les
dispositions procédurales
572. D’après la juge Deschamps, dans R. c.
Dineley, « les nouvelles dispositions procédurales destinées à ne
régir que la manière utilisée pour établir ou faire respecter un droit n’ont
pas d’incidence sur le fond de ces droits. De telles mesures sont présumées
s’appliquer immédiatement, à la fois aux instances en cours et aux instances à
venir ». S’agissant
d’une simple présomption, l’application immédiate des lois de nature
procédurale « doit céder le pas à l’intention contraire exprimée par le
législateur ». Sans
[Page 852]
aspirer à une
définition exhaustive, on s’accorde généralement pour dire que les dispositions
procédurales touchent la conduite des tribunaux, le déroulement du litige,
ainsi que l’administration, l’admissibilité et la collecte de la preuve.
573. L’application immédiate des lois de
nature purement procédurale fut proclamée à plusieurs reprises par les
tribunaux. Dans une décision récente, la Cour suprême conclut que les
modifications visant à éliminer les récusations péremptoires et à confier aux
juges de première instance le pouvoir de trancher les récusations motivées en
matière de sélection des jurés sont « purement procédurales, et qu’elles
s’appliquent donc rétroactivement ». La même
conclusion s’impose à l’égard de la possibilité de recourir à une ordonnance de
non-publication dans les cas d’anciennes infractions à caractère sexuel non
prévues dans la nouvelle disposition, et de bénéficier
d’un procès devant un juge et un jury lorsque le crime reproché fut commis par
un adolescent avant l’adoption de la nouvelle disposition permettant un tel
choix. Comme il n’y avait
aucune indication contraire du législateur et que la poursuite de l’accusé
pouvait se dérouler conformément à la modification apportée, l’article 19 de la
Loi sur les jeunes contrevenants s’appliquait aux crimes commis avant
son entrée en vigueur.
[Page 853]
574. L’application immédiate des
dispositions touchant l’administration ou la collecte de la preuve fut
confirmée par le juge Labrèche, dans R. c. Tremblay.
En l’espèce, l’accusé, qui était inculpé d’une agression sexuelle, aurait
commis les gestes reprochés le 7 avril 1993. Les dispositions permettant le
prélèvement d’échantillons de substances corporelles pour fins d’analyses
génétiques ont été adoptées le 22 juin 1995 et sont entrées en vigueur le 13
juillet 1995. Un mandat autorisant le prélèvement d’échantillons de substances
corporelles, pour analyse génétique, fut décerné le 20 octobre 1995 et effectué
trois jours plus tard, soit le 23 octobre 1995. L’accusé a comparu devant le
tribunal et a plaidé non coupable le 26 octobre 1995. Il soutient notamment que
les résultats de l’analyse génétique ne devraient pas être admis en preuve en
raison de la non-rétroactivité des dispositions de nature substantielle.
D’après le juge Labrèche, les nouvelles dispositions permettant le prélèvement
d’échantillons de substances corporelles aux fins d’analyses génétiques ne
portent pas atteinte à des droits substantiels, mais se rapportent uniquement à
la collecte de la preuve. D’où leur application immédiate dans le procès en
cours.
575. S’agissant d’une présomption, l’application
immédiate des dispositions de nature procédurale n’est pas absolue, « mais
aura lieu seulement dans la mesure où les nouvelles règles de procédure peuvent
s’adapter aux poursuites entamées relativement à des choses survenues avant
l’entrée en vigueur des nouvelles règles; cela veut clairement dire que la
nouvelle procédure ne s’appliquera pas rétroactivement si elle ne peut être
adaptée ou dans la mesure où elle ne peut l’être ».
La mise en œuvre des nouvelles dispositions aux causes pendantes doit être
possible en pratique. Lorsqu’elles ne
peuvent être adaptées à la situation
[Page 854]
juridique qui
existait avant l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions, la présomption
de rétrospectivité est réfutée et la loi ne peut s’appliquer dans le passé.
Conclusion
576. De la présomption d’innocence au droit
d’être jugé dans un délai raisonnable, en passant par le droit de ne pas être
déclaré coupable en raison d’une action ou d’une omission qui ne constituait
pas une infraction au moment de sa commission, l’article 11 de la Charte
protège l’accusé contre des atteintes à ses droits fondamentaux et rétablit
sensiblement l’équilibre entre les droits de l’accusé et l’intérêt du public.
Comme tous les droits protégés par la Charte, ceux conférés par l’article 11 ne
sont pas à l’abri d’une violation éventuelle de la part des agents de l’État.
D’où l’importance d’étudier les mécanismes de réparation mis sur pied par le
législateur afin de corriger de telles violations.
[Page 855]
La diffusion de l'ouvrage Traité de droit criminel. Tome IV, Les garanties juridiques de Hugues Parent, et publié par Wilson et Lafleur, est rendue possible grâce à une licence accordée au CAIJ par Wilson et Lafleur.
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